"Tout moi vit [erlebt] ses propres vécus ; toutes sortes d'élements réels (reell) et intentionnels sont inclus dans ces vécus. Il les vit, cela ne veut pas dire : il les tient « sous son regard », eux et ce qui y est inclus, et les saisit sous le mode de l'expérience immanente ou d'une autre, intuition ou représentation immanentes. Tout vécu qui ne tombe pas sous le regard peut, en vertu d'une possibilité idéale, être à son tour « regardé » ; une réflexion du moi se dirige sur lui il devient un objet pour le moi. Il en est de même des regards possibles que le moi peut diriger sur les composantes du vécu et sur ses intentionnalités (sur ce dont ils sont éventuellement la conscience). Les opérations réflexives sont à leur tour des vécus et peuvent comme telles servir de substrats pour de nouvelles réflexions, et ainsi à l'infini, selon une généralité fondée dans le principe.
Le vécu, réellement vécu à un certain moment, se donne, à l'instant où il tombe nouvellement sous le regard de la réflexion, comme véritablement vécu, comme existant « maintenant « ; ce n'est pas tout ; il se donne aussi comme quelque chose qui vient justement d'exister [als soeben gewesen seiend] et, dans la mesure où il était non regardé, il se donne précisément comme tel, comme ayant existé sans être réfléchi. Dans le cadre de l'attitude naturelle il nous paraît aller de soi, sans d'ailleurs que nous ayons arrêté notre pensée sur ce point, que les vécus n'existent pas seulement quand nous sommes tournés vers eux et que nous saisissons dans une expérience immanente ; nous croyons qu'ils existaient réellement, qu'ils étaient réellement vécus par nous, si au moment de la réflexionimmanente nous en avons « encore conscience » à l'intérieur de la rétention (du souvenir « primaire » comme « venant justement » d'exister".
Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913, Troisième section, Chapitre II, § 77, trad. Paul Ricoeur, p. 145 de l'édition allemande, tel Gallimard, p. 247-248.
"Chaque « cogito », chaque acte en un sens spécial, se caractérise comme un acte du moi, il « procède [geht hervor] du moi », en lui le moi « vit » « actuellement ». [...]
En observant je perçois quelque chose ; de la même manière je « suis occupé » par une chose qui revient fréquemment à ma mémoire ; procédant à une quasi-observation, je poursuis sur le plan de l'imagination créatrice une sorte de voyage dans le monde imaginaire. Ou bien je réfléchis, je tire des conclusions ; je rétracte un jugement, au besoin en me « retenant » de juger. Je passe par un état agréable ou désagréable, je me réjouis ou m'afflige, j'espère ou bien je veux et agis ; ou encore je me « retiens » d'être joyeux, de souhaiter, de vouloir et d'agir. À tous ces actes je participe [bin ich dabei], je participe actuellement. Par la réflexion je me saisi moi-même comme participant en tant que je suis tel homme.
Or si j'opère l'épochè phénoménologique, le « moi un tel » est justiciable comme l'ensemble du monde selon la positon naturelle, de la mise hors circuit ; il ne subsiste que le pur vécu en tant qu'acte avec sa propre essence. Mais je vois également qu'en saisissant ce vécu en tant que vécu humain, abstraction faite de la thèse d'existence, on introduit toutes sortes d'éléments dont la présence n'est nullement nécessaire, et que d'autre part nulle mise hors circuit ne peut abolir la forme du cogito et supprimer d'un trait le « pur » sujet de l'acte : le fait « d'être dirigé sur », « d'être occupé à », « de prendre position par rapport à », « de faire l'expérience de », « de souffrir de », enveloppe nécessairement dans son essence d'être précisément un rayon qui « émane du moi » ou, en sens inverse, qui se dirige « vers le moi » ; ce moi est le pur moi ; aucune réduction n'a prise sur lui."
Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913, Troisième section, Chapitre II, § 80, trad. Paul Ricoeur, p. 160 de l'édition allemande, tel Gallimard, p. 269-270.
"Notre regard, supposons, se porte avec un sentiment de plaisir, sur un pommier en fleurs, dans un jardin, sur le vert tendre du gazon, etc. Il est manifeste que la perception et le plaisir qui l'accompagne ne sont pas ce qui en même temps est perçu et agréable. Dans l'attitude naturelle le pommier est pour nous un existant situé dans la réalité spatiale transcendante et le perception, ainsi que le plaisir, est un état psychique qui nous appartient, à nous hommes réels dans la nature [realen]. Entre l'une et l'autre réalité naturelles, entre l'homme comme réalité naturelle ou la perception comme réalité naturelle, et le pommier comme réalité naturelle, il existe des rapports qui sont également une réalité naturelle. Dans certains cas, on dira que dans telle situation vécue la perception est « pure hallucination », que le perçu, à savoir ce pommier devant nous, n'existe pas dans la réalité « véritable » [in der « wirklichen » Realität]. Dans ce cas le rapport naturel, qui auparavant était visé comme subsistant réellement [wirklich] est détruit. La perception reste seule, il n'y a plus rien là de réel [wirkliches] à quoi elle se rapporte.
Passons maintenant à l'attitude phénoménologique. Le monde transcendant prend ses « parenthèses », son être réel est soumis à l'épochè. Nous demandons alors ce qui peut être découvert du point de vue éiditique dans le complexe du vécu noétique inclus dans la perception et dans l'évaluation agréable. En même temps que l'ensemble du monde physique et psychique, la subsistance réelle [wirkliche] du rapport naturel [realen] entre perception et perçu est mise hors circuit ; et pourtant il subsiste manifestement une relation entre perception et perçu (comme aussi entre le plaire et le plaisant) ; cette relation accède au rang de donnée éiditique dans la « pure immanence », à savoir sur le seul fondement du vécu de perception et de plaisir phénoménologiquement réduit, et tel qu'il s'insère dans le flux transcendantal du vécu. C'est précisément cette situation qui doit nous occuper, la situation purement phénoménologique. Il est possible que la phénoménologie ait aussi quelque chose à dire et peut-être beaucoup à dire au sujet des hallucinations, des illusions et en général des perceptions mensongères, envisagées avec le rôle qu'elles jouaient dans le cadre de l'attitude naturelle, tombent sous la réduction phénoménologique. Désormais si l'on considère la perception et même un enchaînement de perceptions qui se poursuit de façon quelconque (comme quand nous contemplons l'arbre en fleurs en nous promenant), nous n'avons pas à nous demander par exemple, s'il lui correspond quelque chose dans « la » réalité. Cette réalité thétique, considérée par rapport au jugement, pour nous n'est pas là. Néanmoins tout pour ainsi dire demeure comme par devant. Le vécu de perception, même après la réduction phénoménologique, est la perception de « ce pommier en fleurs, dans ce jardin, etc. » ; de même le plaisir après réduction est le plaisir que nous prenons à ce même arbre. L'arbre n'a pas perdu la moindre nuance de tous les moments, qualités, caractères avec lesquels il apparaissait dans cette perception, et avec lesquels il se montrait « beau », « plein d'attrait », etc., « dans » ce plaisir.
Dans le cadre de notre attitude phénoménologique nous pouvons et nous devons nous poser la question éiditique suivante : Qu'est-ce que le « perçu comme tel ? » Quels moments éiditiques recèle-t-il en lui-même en tant qu'il est tel noème de perception ? Nous obtenons la réponse, en nous soumettant purement à ce qui est donné du point de vue éiditique ; nous pouvons décrire fidèlement et avec une parfaite évidence « ce qui apparaît comme tel ». Pour exprimer la même chose autrement, nous pouvons « décrire la perception du point de vue noématique ».
Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913, Troisième section, Chapitre III, § 88, trad. Paul Ricoeur, pp. 182-183 de l'édition allemande, tel Gallimard, p. 306-308.
"Faisons ici, sur les traces de Descartes, le grand retour sur soi-même qui, correctement accompli, mène à la subjectivité transcendantales : le retour à l'ego cogito, domaine ultime et apodictiquement certaine sur lequel doit être fondée toute philosophie radicale. […]
Le monde perçu dans cette vie réflexive est, en un certain sens, toujours là pour moi; il est perçu comme auparavant, avec le contenu qui, en chaque cas, lui est propre. Il continue de m'apparaître comme il m'apparaissait jusque-là ; mais, dans l'attitude réflexive qui m'est propre en tant que philosophe, je n'effectue plus l'acte de croyance existentielle de l'expérience naturelle ; je n'admets plus cette croyance comme valable, bien que, en même temps, elle soit toujours là et soit même saisie par le regard de l'attention. […]
Par conséquent, cette universelle mise hors valeur, cette « inhibition », cette « mise hors jeu » de toutes les attitudes que nous pouvons prendre vis-à-vis du monde objectif - et d'abord des attitudes concernant: existence, apparence, existence possible, hypothétique, probable et autres, - ou encore, comme on a coutume de dire : cette « épochè phénoménologique », cette « mise entre parenthèses » du monde objectif, ne nous placent pas devant un pur néant. […]
On peut dire aussi que l'épochè est la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi pur, avec la vie de conscience pure qui m'est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu'il existe pour mois. Tout ce qui est « monde », tout être spatial et temporel existe pour moi, c'est-à-dire vaut pour moi, du fait même que j'en fais l'expérience, le perçois, le remémore, y pense de quelque manière, porte sur lui des jugements d'existence ou de valeur, le désire, et ainsi de suite. Tout cela, Descartes le désigne, on le sait, par le terme de cogito. À vrai dire, le monde n'est pas pour moi autre chose que ce qui existe et vaut pour ma conscience dans son pareil cogito."
Husserl, Méditations cartésiennes, 1929, trad. Pfeiffer et Lévinas, Vrin, 1969, p. 16-18.
"Si l'évidence cartésienne celle de la proposition : Ego cogito, ergo sum est demeurée stérile, c'est parce que Descartes a négligé deux choses : d'abord d'élucider une fois pour toutes le sens purement méthodique de l'épokhè transcendantale ; et, ensuite, de tenir compte du fait que l'ego peut, grâce à l'expérience transcendantale , s'expliciter lui-même indéfiniment et systématiquement ; que, de ce fait, ce moi constitue un champ d'investigation possible particulière et propre. Nous allons donc diriger la lumière de l'évidence transcendantale non plus sur l'ego cogito - ce terme est pris au sens cartésien le plus large, - mais sur les cogitationes multiples, c'est-à-dire sur le courant de la conscience qui forme la vie de ce moi (mon moi, le moi du sujet méditant). Le moi identique peut à tout moment porter son regard réflexif sur cette vie, qu'elle soit perception ou représentation, jugement d'existence, de valeur, ou volition.. Il peut à tout moment l'observer, en expliciter et en décrire le contenu.
La perception de cette table est, avant comme après, perception de cette table. Ainsi, tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu'il en soit de l'existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l'attitude transcendantale qui est mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l'attitude naturelle . Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l'ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément nouveau et dire que tout cogito ou encore tout état de conscience "vise" quelque chose, et qu'il porte en lui-même, en tant que "visé" (en tant qu'objet d'une intention) son cogitatum respectif. Chaque cogito, du reste le fait à sa manière. La perception de la "maison" "vise" (se rapporte à) une maison - ou plus exactement, telle maison individuelle - de la manière perceptive ; le souvenir de la maison "vise" la maison comme souvenir ; l'imagination, comme image ; un jugement prédicatif ayant pour objet la maison "placée là devant moi" la vise de la façon propre au jugement prédicatif ; un jugement de valeur surajouté la viserait encore à sa manière, et ainsi de suite. Ces états de conscience sont aussi appelés intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d'autre que cette particularité foncière et générale qu'a la conscience d'être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même."
Husserl, Méditations cartésiennes, 1929, II, 14, trad. Pfeiffer et Lévinas, Vrin, p. 28.
"À chaque pulsation, la vie psychique de l’homme et de l’animal, qu’est-elle, sinon conscience de ceci ou de cela ? Prise dans sa totalité, il faut la caractériser comme un flux unitaire de conscience continu, aux formes toujours se renouvelant d’une conscience qui représente, qui juge, qui sent, qui aspire et qui agit, d’une conscience qui a des formes extrêmement variées, dans laquelle surgissent, sans cesse changeant selon les objets et les modes d’apparaître subjectifs, d'une part des vécus subjectifs eux-mêmes tels que data sensoriels, sentiments, volitions, mais d’autre part aussi et tout ensemble des choses dans l’espace, des plantes et des animaux, des puissances mythiques, dieux ou démons, des formes culturelles diverses, des types de société, des valeurs, des biens, des fins, etc. Comment une psychologie pourrait-elle parvenir sur la bonne voie sans pénétrer jusqu’à une analyse systématique des éléments de la conscience en tant que conscience de quelque chose, qui serait comme l’alphabet de la vie psychique ?".
Husserl, Philosophie première, 1923-1924, P.U.F., tome I, p. 75.
"Tout homme parvenu à maturité et éveillé à la conscience se trouve donné à lui-même comme homme avec son moi humain et sa vie psychique humaine, il fait l'expérience naturelle de soi-même dans la réflexion naturelle qu'il pratique chaque fois qu'il dit : je perçois, je me souviens, je prends plaisir à telle ou telle chose, je désire, je veux, etc. D'autre part, il fallait d'abord découvrir la subjectivité transcendantale ; chacun doit la découvrir pour soi-même, et tout d'abord il doit découvrir la sienne au moins une fois en sa vie. Il ne la découvrira que grâce à une méthode qui le libère de la contrainte que lui imposent les motivation de la vie naturelle. La réflexion pure et simple, aussi rigoureuse, attentive et analytique qu'elle soit [...] restera ce qu'elle fut d'ores et déjà -sous une forme aussi imparfaite qu'on voudra - une expérience mondaine [...] Et tant que c'est le monde qui est présent pour moi, je suis dans le monde, cet homme, cette vie psychique humaine. Quel motif pourrais-je avoir dans ma vie naturelle naïve de m'élever au-dessus de cette attitude naturelle ? Apparemment, pour que cela se produise, il faut que la validité que j'attribue à l'expérience mondaine en l'accomplissement naïvement, en l'accomplissant dans la croyance à l'expérience naïvement manifestée soit mise hors jeu. Mais cela doit se faire sous une forme tellement efficace que toute tentation de rechute dans l'accomplissement naïf de l'expérience soit écartée. C'est seulement lorsque pour moi rien au sens strict n'est plus "là" ni réalité existante que je puis me saisir moi-même comme sujet transcendantal, comme cette irréalité que présuppose toute réalité naturelle."
Husserl, Philosophie première, 1923-1924, tome II, PUF, p. 110-111.
"Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité
« Il la mangeait des yeux. » Cette phrase et beaucoup d'autres signes marquent assez l'illusion commune au réalisme et à l'idéalisme, selon laquelle connaître, c'est manger. La philosophie française, après cent ans d'académisme, en est encore là. Nous avons tous lu Brunschvicg, Lalande et Meyerson, nous avons tous cru que l'Esprit-Araignée attirait les choses dans sa toile, les couvrait d'une bave blanche et lentement les déglutissait, les réduisait à sa propre substance. Qu'est-ce qu'une table, un rocher, une maison ? Un certain assemblage de « contenus de conscience », un ordre de ces contenus. O philosophie alimentaire ! Rien ne semblait pourtant plus évident : la table n'est-elle pas le contenu actuel de ma perception, ma perception n'est-elle pas l'état présent de ma conscience ? Nutrition, assimilation. Assimilation, disait M. Lalande, des choses aux idées, des idées entre elles et des esprits entre eux. Les puissantes arêtes du monde étaient rongées par ces diligentes diastases : assimilation, unification, identification. En vain, les plus simples et les plus rudes parmi nous cherchaient-ils quelque chose de solide, quelque chose, enfin, qui ne fût pas l'esprit ; ils ne rencontraient partout qu'un brouillard mou et si distingué : eux-mêmes.
Contre la philosophie digestive de l'empiriocriticisme, du néo-kantisme, contre tout « psychologisme », Husserl ne se lasse pas d'affirmer qu'on ne peut pas dissoudre les choses dans la conscience. Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l'endroit même où il est : au bord de la route au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n'est pas de même nature qu'elle. Vous croyez ici reconnaître Bergson et le premier chapitre de Matière et Mémoire. Mais Husserl n'est point réaliste : cet arbre sur son bout de terre craquelé, il n'en fait pas un absolu qui entrerait, par après, en communication avec nous. La conscience et le monde sont donnés d'un même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle. C'est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu'aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l'image rapide et obscure de l'éclatement Connaître, c'est « s'éclater vers », s'arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par delà soi, vers ce qui n'est pas soi, là-bas, près de l'arbre et cependant hors de lui car il m'échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne se peut diluer en moi : hors de lui, hors de moi. Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans cette description vos exigences et vos pressentiments ? Vous saviez bien que l'arbre n'était pas vous, que vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs sombres et que la connaissance ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se comparer à la possession. Du même coup, la conscience s'est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n'y a plus rien en elle sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l'arbre, en pleine poussière, car la conscience n'a pas de « dedans », elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être substance qui la constituent comme une conscience. Imaginez à présent une suite lice d'éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas à un « nous-mêmes » le loisir de se former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d'eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent, hostile et, rétif, vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : « Toute conscience est conscience de quelque chose. » Il n'en faut pas plus pour mettre un terme à la philosophie douillette de l'immanence, où tout se fait par compromis, échanges protoplasmiques, par une tiède c himie cellulaire. La philosophie de la transcendance nous jette sur la grand-route, au milieu des menaces, sous une aveuglante lumière. Être, dit Heidegger, c'est être-dans-le-monde. Comprenez cet « être-dans » au sens de mouvement. Être, c'est éclater dans le monde, c est partir d'un néant de monde et de conscience pour soudain s'éclater-conscience-dans-le-monde. Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s'anéantit. Cette nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre chose que soi, Husserl la nomme « intentionnalité ».
J'ai parlé d'abord de la connaissance pour me faire mieux entendre : la philosophie française, qui nous a formés, ne connaît plus guère que l'épistémologie. Mais, pour Husserl et les phénoménologues, la conscience que nous prenons des choses ne se limite point à leur connaissance. La connaissance ou pure « représentation » n'est qu'une des formes possibles de ma conscience « de » cet arbre ; Je puis aussi l'aimer, le craindre, le haïr, et ce dépassement de la conscience par elle-même, qu'on nomme « intentionnalité », se retrouve dans la crainte, la haine et l'amour ; haïr autrui, c'est une manière encore de s'éclater vers lui, c est se trouver soudain en face d'un étranger dont on vit, dont on souffre d'abord la qualité objective de « haïssable ». Voilà que, tout d'un coup, ces fameuses réactions a subjectives », haine, amour, crainte, sympathie, qui flottaient dans la saumure malodorante de l'Esprit, s'en arrachent ; elles ne sont que des manières de découvrir le monde. Ce sont les choses qui se dévoilent soudain à nous comme haïssables, sympathiques, horribles, aimables. C'est une propriété de ce masque japonais que d'être terrible, une inépuisable, irréductible propriété qui constitue sa nature même, et non la somme de nos réactions subjectives à un morceau de bois sculpté.
Husserl a réinstallé l'horreur et le charme dans les choses. Il nous a restitué le monde des artistes et des prophètes : effrayant, hostile, dangereux, avec des havres de grâce et d'amour. Il a fait la place nette pour un nouveau traité des passions qui s'inspirerait de cette vérité si simple et si profondément méconnue par nos raffinés : si nous aimons une femme, c'est parce qu'elle est aimable. Nous voilà délivrés de Proust. Délivrés en même temps de la a vie intérieure » ; en vain chercherions-nous, comme Amiel, comme une enfant qui s'embrasse l'épaule, les caresses, les dorlotements de notre intimité, puisque finalement tout est dehors, tout, jusqu'à nous-mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres. Ce n'est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c'est sur la route, dans la ville au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes.
Sartre, La Nouvelle Revue Française, janvier 1939, in : Situations I, Tel Gallimard p. 9-12.
"La conscience et le monde sont donnés d'un même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle. C'est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu'aucune image physique ne peut rendre. Sauf peut-être l'image rapide et obscure de l'éclatement. Connaître c'est « s'éclater vers », s'arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n'est pas soi, là-bas, près de l'arbre et cependant hors de lui, car il m'échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne se peut diluer en moi : hors de lui, hors de moi. Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans cette description vos exigences et vos pressentiments ? Vous saviez bien que l'arbre n'était pas vous, que vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs sombres et que la connaissance ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se comparer à la possession. Du même coup la conscience s'est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n'y a rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez rejeté par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l'arbre, en pleine poussière, car la conscience n'a pas de « dedans » ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être substance qui la constituent comme une conscience. Imaginez à présent une suite d'éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas à un « nous-mêmes » le loisir de se former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d'eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent, hostile et rétif ; vous aurez saisi le sens précis de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : « Toute conscience est conscience de quelque chose... Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s'anéantit. Cette nécessité pour la conscience d'exister pour autre chose que soi, Husserl la nomme « intentionnalité »."
Jean-Paul Sartre, Situation I (1947), Éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, p. 10-11.
"Le principe de l'intentionnalité est que la conscience est toujours « conscience de quelque chose », qu'elle n'est conscience qu'en étant dirigée vers un objet. À son tour, l'objet ne peut être défini que dans sa relation à la conscience, il est toujours objet-pour-un-sujet. On pourra donc [...] parler d'une existence intentionnelle de l'objet de la conscience. Cela ne veut pas dire que l'objet est contenu dans la conscience comme dans une boîte, mais qu'il n'a son sens d'objet que pour une conscience, que son essence est toujours le terme d'une visée de signification, et que sans cette visée il ne saurait être question d'objet, ni donc d'une essence d'objet. Autrement dit, la question : « Qu'est-ce c'est ? », qui vise le sens objectif ou essence, renvoie à son tour à la question : « Que veut-on dire ? », adressée à la conscience. Cela signifie que les essences n'ont aucune existence en dehors de l'acte de conscience qui les vise et du mode sous lequel elle les saisit dans l'intuition. C'est pourquoi la phénoménologie, au lieu d'être contemplation d'un univers statique d'essences éternelles, va devenir l'analyse du dynamisme de l'esprit donnant leur sens aux objets du monde. De ce sens, on peut dire qu'à la fois il dépend de la liberté de l'esprit qui pourrait ne pas le produire, et néanmoins dépasse la contingence des actes de conscience par son universalité et sa nécessité."
André Dartigues, Qu'est-ce que la phénoménologie ?, 1972, Privat / Éditeur, p. 23-24.