"CALLICLÈS - Ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois, j'en suis sûr. C'est donc en fonction d'eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois, qu'ils attribuent des louanges, qu'ils répartissent des blâmes. Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu'eux et qui peuvent leur être supérieurs. C'est pour empêcher que ces hommes ne leur soient supérieurs qu'ils disent qu'il est vilain, qu'il est injuste, d'avoir plus que les autres et que l'injustice consiste justement à vouloir avoir plus. Car, ce qui plaît aux faibles, c'est d'avoir l'air d'être égaux à de tels hommes, alors qu'ils leur sont inférieurs.
Et quand on dit qu'il est injuste, qu'il est vilain, de vouloir avoir plus que la plupart des gens, on s'exprime en se référant à la loi. Or, au contraire, il est évident, selon moi, que la justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort. Partout il en est ainsi, c'est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités ! Si le plus fort domine le moins fort et s'il est supérieur à lui, c'est là le signe que c'est juste. [...]
Chez nous, les êtres les meilleurs et les plus forts, nous commençons à les façonner, dès leur plus jeune âge, comme on fait pour dompter les lions ; avec nos formules magiques et nos tours de passe-passe, nous en faisons des esclaves, en leur répétant qu'il faut être égal aux autres et que l'égalité est ce qui est beau et juste. Mais, j'en suis sûr, s'il arrivait qu'un homme eût la nature qu'il faut pour secouer tout ce fatras [1], le réduire en miettes et s'en délivrer, si cet homme pouvait fouler aux pieds nos grimoires [2], nos tours de magie, nos enchantements, et aussi toutes nos lois qui sont contraires à la nature - si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait comme un maître, alors, à ce moment-là, le droit de la nature brillerait de tout son éclat. "
Platon, Gorgias, 483b-484a, trad. Canto, Garnier-Flammarion, 1987, pp. 212-213.
[1] Fatras : ensemble confus de paroles.
[2] Grimoires : écrits obscurs.
"Sans justice, il n'y a point de république ; sans Dieu, il n'y a point de justice.
C'est donc ici le lieu de s'acquitter, avec toute la brièveté et toute la clarté possible de mon ancienne promesse, en démontrant qu'aux termes des définitions que Scipion emploie dans le traité De la République de Cicéron, il n'y eut jamais une république romaine. Il définit la république en un mot : la chose du peuple. Si cette définition est vraie, il n'y eutjamais une république romaine ; car l'ordre politique de Rome ne fut jamais la chose du peuple, définition exacte de la république, suivant Scipion. Car il a défini le peuple, une association nombreuse qui repose sur la sanction d'un droit consenti et sur la communauté d'intérêts. Ce qu'il entend par droit consenti, il l'explique dans la discussion, quand il montre que la république ne peut être gouvernée sans la justice ; donc où il n'y a pas une véritable justice, le droit ne peut être. Car ce qui se fait avec droit, se fait avec justice ; et ce qui se fait sans justice ne peut se faire avec droit. Il ne faut pas en effet appeler droits, ni considérer comme droits les iniques institutions des hommes. Ne disent-ils pas eux-mêmes que le droit, c'est ce qui dérive de la source de la justice ? Et ne rejettent-ils pas comme une erreur cette opinion qui place le droit dans l'intérêt du plus fort ? Ainsi donc, où il n'ya pas véritable justice, il ne peut y avoir association d'hommes sous un droit consenti ; et partant il n'ya point peuple, suivant la définition de Scipion ou de Cicéron; et s'il n'y a point peuple, il n'ya pas non plus « chose » du peuple, mais d'une multitude quelconque qui ne mérite pas le nom du peuple. Par conséquent, si la république est la chose du peuple, et s'il n'y a point peuple quand il n'y a pas association sous un droit consenti (or il n'y a pas droit où il n'y a pas justice), il suit indubitablement qu'où il n'y a pas justice, il n'y a pas république. Or la justice est cette vertu qui rend à chacun ce qui lui appartient. Quelle est donc cette justice de l'homme, qui dérobe l'homme même au vrai Dieu pour l'asservir aux esprits impurs? Est-ce là rendre à chacun ce qui lui appartient ? L'homme qui ravit un fonds à celui qui l'a acheté pour le livrer à un autre qui n'ya aucun droit, est injuste ; et l'homme qui se soustrait lui-même à la puissance de Dieu, son créateur, pour se faire l'esclave des esprits de Malice, est-il juste ?"
Saint Augustin, La Cité de Dieu (413-427), XIX, 21, trad. L. Moreau, Éd. du Seuil, 1994, p. 132-133.
"Sur quoi [le souverain] la fondera-t-il, l'économie du monde qu'il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion! Sera-ce sur la justice ? Il l'ignore.
Certainement, s'il la connaissait, il n'aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toute celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays ; l'éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu'on ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. […] Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, qu'elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle ; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s'est si bien diversifié, qu'il n'y en a point. Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant, qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui ? Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. […]
De cette confusion arrive que l'un dit que l'essence de la justice est l'autorité du législateur, l'autre la commodité du souverain, l'autre la coutume présente ; et c'est le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue ; c'est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe, l'anéantit."
"J'ai déjà observé que la justice naît de conventions humaines ; et que celles-ci ont pour but de remédier à des inconvénients issus du contour de certaines qualités de l'esprit humain et de la situation des objets extérieurs, Les qualités de l'esprit sont l'égoïsme et la générosité restreinte : la situation des objets extérieurs est la facilité de les échanger jointe à leur rareté en comparaison des besoins et des désirs des hommes. […] On remarque aisément qu'une affection cordiale met tout en communauté entre amis ; et que des époux, en particulier, perdent l'un et l'autre leur propriété et ne connaissent plus le tien et le mien qui sont si nécessaires et qui pourtant causent tant de trouble dans la société humaine. Le même effet résulte d'un changement des circonstances où vivent les hommes, quand par exemple il y a une assez grande abondance d'un bien pour contenter tous les désirs des hommes ; dans ce cas disparaît complètement toute distinction de propriété et tout demeure en commun. Nous pouvons observer cette situation pour l'air et l'eau qui sont pourtant les plus estimables des objets extérieurs ; et nous pouvons aisément conclure que si les hommes étaient fournis, en même abondance, de tous les biens ou si chacun avait pour autrui la même affection et la même attention tendre que pour soi-même, la justice et l'injustice seraient également inconnues des hommes. Voici donc une proposition qu'on peut, à mon avis, regarder comme certaine : c'est uniquement de l'égoïsme de l'homme et de sa générosité limitée, en liaison avec la parcimonie avec laquelle la nature a pourvu à la satisfaction de ses besoins, que la justice tire son origine."
David Hume, Traité de la nature humaine (1739-1740), trad. A. Leroy, Ed, Aubier-Montaigne, 1973, pp. 612-613.
"Certains penseurs ont affirmé que la justice naît de conventions humaines et qu'elle procède du choix volontaire, du consentement ou des combinaisons des hommes. Si, par convention, on entend ici promesse (et c'est le sens le plus habituel du mot), il ne peut rien y avoir de plus absurde que cette thèse. L'observation des promesses est elle-même l'une des parties les plus importantes de la justice et nous ne sommes certainement pas tenus de tenir parole parce que nous avons donne notre parole de la tenir. Mais, si par convention on entend un sentiment de l'intérêt commun; et ce sentiment, chaque homme l'éprouve dans son cœur ; et il en remarque l'existence chez ses compagnons ; et il s'en trouve engage, par coopération avec les autres hommes, dans un plan et un système général d'actions, qui tend a servir l'utilité publique; il faut alors avouer qu'en ce sens la justice naît de conventions."
Hume, Essais moraux et politiques, 1741.
"Les règles de l'équité et de la justice dépendent entièrement de l'état particulier et de la condition où les hommes sont placés [...]. Renversez la condition humaine sur un point d'importance ; produisez l'extrême abondance ou l'extrême nécessité ; implantez dans le coeur humain une parfaite modération et une parfaite humanité, ou une cupidité et une malignité [1] achevées ; si vous rendez la justice complètement inutile vous détruisez par là complètement son essence et vous suspendez l'obligation qu'elle impose aux hommes.
La situation courante de la société est un milieu entre tous ces extrêmes. Nous sommes naturellement partiaux en notre faveur et pour nos amis ; mais nous sommes capables d'apprendre qu'un avantage résulte d'une conduite plus équitable. La nature nous donne peu de jouissances d'une main libéralement ouverte [2] ; mais c'est par l'art [3], le labeur et l'industrie [4] que nous pouvons les obtenir en grande abondance. C'est de là que provient la nécessité des idées de propriété dans toute société civile ; c'est de là que la justice tire son utilité pour le public ; et c'est de cette seule source qu'elle tire son mérite et son obligation morale".
David Hume, Enquête sur les principes de la morale (1751), Section III, 1ère partie, trad. A. Leroy, Éd. Aubier-Montaigne, 1991.
[1] Malignité : méchanceté.
[2] D'une main libéralement ouverte : avec abondance et sans effort.
[3] Art : il faut entendre ici toute technique.
[4] Industrie : savoir-faire.
"Après tout, la raison pratique pour laquelle, une fois le pouvoir échu aux mains du peuple, une majorité reçoit la permission de régner, et continue de la détenir pour une longue période, ce n'est pas parce qu'elle court plus de risques d'avoir raison, ni parce que cela semble plus juste à la minorité, mais parce qu'elle est physiquement la plus forte. Or le gouvernement où la majorité décide dans tous les cas ne peut se fonder sur la justice, y compris au sens restreint où l'entend l'humanité. Ne peut-il exister un gouvernement dans lequel les majorités ne décident pas virtuellement du juste et de l'injuste, mais bien plutôt la conscience ? - dans lequel les majorités ne décident que de ces questions où la règle de l'utilité est opérante ? Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur ? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une conscience ? Je pense que nous devons d'abord être des hommes, des sujets ensuite. Le respect de la loi vient après celui du droit. La seule obligation que j'aie le droit d'adopter, c'est d'agir à tout moment selon ce qui me paraît juste. On dit justement qu'une corporation n'a pas de conscience ; mais une corporation faite d'êtres consciencieux est une corporation douée d'une conscience. La loi n'a jamais rendu les hommes plus justes d'un iota ; et, à cause du respect qu'ils lui marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent les agents de l'injustice".
Henry David Thoreau, La Désobéissance civile, 1849, trad. Guillaume Villeneuve, Mille et une nuits, pp. 11-12.
"Il est vrai que l'humanité considère l'idée de justice et les obligations qui s'yrattachent comme devant s'appliquer à bien des choses qui ne sont pas réglées et qu'on ne désire pas voir réglées par la loi. [...] Mais, même dans ce cas, l'idée d'une infraction à ce qui devrait être la loi subsiste encore sous une forme atténuée. Il nous serait toujours agréable et notre sentiment des convenances trouverait bon que les actes que nous estimons injustes fussent punis. [...] Nous serions heureux de voir la conduite juste imposée par contrainte, et l'injustice réprimée, jusque dans leurs plus petits détails, si nous n'étions pas effrayés, et à juste titre, par la pensée de conférer au magistrat un pouvoir aussi illimité sur les individus. Quand nous pensons qu'une personne est tenue, en bonne justice, de faire une chose, nous disons – c'est une façon courante de parler – qu'on devrait la forcer àla faire. Il nous serait agréable de voir l'acte obligatoire (the obligation) imposé par quelqu'un qui en aurait le pouvoir. [...] Nous considérons comme un mal l'impunité accordée à l'injustice et nous nous efforçons de réparer ce mal en donnant une forme énergique à notre blâme [...]. Ainsi c'est toujours l'idée de contrainte légale qui est à l'origine de la notion de justice."
John Stuart Mill, L'Utititarisme (1861), trad. G. Tannes, Garnier-Flammarion, 1968, p. 128-129, PUF, 1998, p. 112-113.
"L'équilibre est donc une notion importante dans la théorie ancienne du droit et de la morale ; l'équilibre est la base de la justice. Si celle-ci énonce en des temps plus brutaux : « Œil pour œil, dent pour dent », c'est qu'elle suppose l'équilibre atteint et veut le maintenir par ces représailles : en sorte que, si maintenant l'un porte quelque tort à l'autre, celui-ci ne se venge plus avec un aveugle acharnement. L'équilibre des rapports de puissance perturbés est au contraire rétabli en vertu du jus talionis, car un œil, un bras de plus sont, dans des conditions aussi primitives, une parcelle de puissance, un poids de plus. – Au sein d'une communauté dans laquelle tous s'estiment de poids égal, il existe, contre les délits, c'est-à-dire contre les violations du principe d'équilibre, l'opprobre et le châtiment ; l'opprobre est un contrepoids mis dans le plateau contre l'individu coupable d'empiètement, qui s'est, par cet empiètement, procuré certains avantages, mais qui, en retour, subit maintenant du fait de l'opprobre un détriment qui contrebalance les avantages précédents et même l'emporte sur eux. Il en est de même pour le châtiment : il met dans la balance, contre la prépondérance que tout malfaiteur se promet, un contrepoids beaucoup plus grand, le cachot contre la violence, la restitution et l'amende contre le vol. On rappelle ainsi aux criminel qu'il s'est, par son acte, exclu de la communauté et des avantages de sa morale : elle le traite comme un être inégal, un faible, qui se tient en dehors d'elle ; c'est pourquoi le châtiment n'est pas seulement un acte de représailles, il contient quelque chose de plus, quelque chose de la dureté de l'état de nature ; c'est à celui-ci, justement, qu'il veut faire penser".
Nietzsche, Humain, trop humain, II, Le voyageur et son ombre, 1878, tr. fr. Robert Rovini, Folio essais, 1999, pp. 189-190.
"[…] la cité est formée d'une multitude d'êtres humains unis non par la nature mais simplement par la convention, qui se sont rapprochés et groupés afin de défendre leur intérêt commun contre d'autres êtres humains qui ne sont pas différents d'eux par nature : les étrangers et les esclaves. C'est pourquoi ce qui est censé être le bien commun n'est en réalité que l'intérêt d'une fraction qui prétend être un tout et dont l'unité n'est due qu'à cette affirmation, ce prétexte et cette convention. Si la cité est conventionnelle, le bien commun l'est aussi, et par suite la preuve est faite du caractère également conventionnel du droit ou de la justice. L'exactitude de cette explication tient, dit-on, au fait qu'elle « sauve les phénomènes » de la justice - elle rend intelligible la simple expérience du bien et du mal qui est à la base des doctrines du droit naturel. Elle comprend la justice comme l'habitude de s'abstenir de causer du tort aux autres, de les aider, ou de subordonner l'intérêt de quelques-uns (individus ou groupe) à l'intérêt général. Ainsi comprise, la justice est bien entendu l'indispensable gardienne de la cité. Mais, à la confusion de ses défenseurs, elle sert aussi à protéger les bandes de gangsters : car le gang ne pourrait pas tenir un seul jour si ses membres ne s'abstenaient de se causer mutuellement du tort, s'ils ne s'entraidaient pas, ou si chacun ne subordonnait pas son intérêt propre à celui du gang. On objectera que la justice pratiquée par des gangsters n'a rien de commun avec la justice véritable, ou bien que c'est elle précisément qui différencie la cité d'une bande de gangsters. En réalité, dit-on, la prétendue justice des gangsters est au service d'une injustice criante. Mais ne peut-on pas dire exactement la même chose de la cité ? Si la cité n'est pas une totalité authentique, ce que l'on appelle l'intérêt général ou la justice, par opposition à l'injustice ou l'égoïsme, n'est en somme que le but poursuivi par l'égoïsme collectif, et il n'y a aucune raison pour que celui-ci soit plus respectable que l'égoïsme individuel. On avance également que les gangsters pratiquent la justice exclusivement entre eux, alors que la cité la pratique également vis-à-vis d'étrangers ou de cités Mais est-ce bien vrai ? Les maximes de politique étrangère sont-elles essentiellement différentes des maximes qui inspirent la conduite des gangsters ? Peuvent-elles être différentes ? Les cités ne sont-elles pas obligées, pour prospérer, d'user de force ou de ruse et de s'emparer de ce qui appartient à autrui ? Ne doivent-elles pas leur existence à l'usurpation d'une partie du sol qui, par nature, est aussi bien la propriété des autres ?"
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, pp. 102-103.
"Le premier stade de l'émergence du sentiment de l'injustice au-dessus de la vengeance coïncide avec le sentiment d'indignation, lequel trouve son expression la moins sophistiquée dans le simple cri : c'est injuste ! Il n'est pas difficile de rappeler les situations typiques préservées par nos souvenirs d'enfance, lorsque nous avons émis ce cri : distribution inégale de parts entre frères et soeurs, imposition de punitions (ou de récompenses) disproportionnées et, peut-être plus que tout, promesses non tenues. Or ces situations typiques anticipent la répartition de base entre justice sociale, justice pénale, justice civile régissant échanges, accords et traités.
Que manque-t-il à ces accès d'indignation pour satisfaire à l'exigence morale d'un véritable sens de la justice ? Essentiellement, l'établissement d'une distance entre les protagonistes du jeu social - distance entre le tort allégué et la représaille, distance entre l'imposition d'une première souffrance par l'offenseur et celle d'une souffrance supplémentaire appliquée par la punition. Plus fondamentalement, ce qui manque à l'indignation c'est une claire rupture du lien initial entre vengeance et justice. De fait, c'est cette même distance qui faisait déjà défaut à la prétention des avocats de représailles immédiates à exercer directement la justice. Personne n'est autorisé à se faire justice soi-même ; ainsi parle la règle de justice. Or c'est au bénéfice d'une telle distance qu'un tiers, une tierce partie, est requise entre l'offenseur et sa victime, entre crime et châtiment. Un tiers comme garant de la juste distance entre deux actions et deux agents."
Paul Ricoeur, Le juste 2(2001), Éd. Esprit, 2001, pp. 257-258.