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Texte à méditer :   De l'amibe à Einstein, il n'y a qu'un pas.   Karl Popper
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Hors des sentiers battus
La compréhension de l'autre

    "[…] L'expérience donatrice originaire est la perception, prise au sens habituel du mot. C'est une seule et même chose qu'une réalité naturelle nous soit originairement donnée et que nous nous « en apercevions » (gewahren) ou que nous « la percevions » dans une intuition simple (schlicht). Nous avons une expérience originaire des choses physiques dans la « perception externe » ; nous ne l'avons plus dans le souvenir ou dans l'anticipation de l'attente ; nous avons une expérience originaire de nous-même et de nos états de conscience dans la perception dite interne ou perception de soi ; nous n'en avons pas d'autrui et de son vécu dans « l'intropathie » (Einfühlung). Nous « apercevons (ansehen) les vécus d'autrui » en nous fondant sur la perception de ses manifestations corporelles. Cette aperception par intropathie est bien un acte intuitif et donateur, mais non plus donateur originaire. Nous avons bien conscience d'autrui et de sa vie psychique comme étant « là en personne » (selbst da), inséparable de son corps donné là ; mais à la différence du corps, la conscience d'autrui n'est pas une donnée originaire".


Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913, Première section, Chapitre premier, § 1, trad. Paul Ricoeur, p. 8 de l'édition allemande, tel Gallimard, p. 15.


 

  "À la suite d'un certain nombre d'actions accomplies par quelqu'un qui venait de me parler et dont j'avais cru percevoir les sentiments et les intentions, je puis être forcé d'arriver à la conclusion que je l’ai mal compris ou qu'il m’a trompé, ou qu'il fait preuve à mon égard de simulation, etc. Ce faisant, je formule réellement des jugements se rapportant à ses expériences psychiques. […] Mais n'oublions pas, à cette occasion, que les prémisses matérielles de ces jugements et conclusions reposent sur les données fournies par la perception pure et simple, soit de l'homme auquel nous avons affaire, soit d'autres hommes ; elles supposent donc ces perceptions directes et immédiates. C'est ainsi, par exemple, que je ne vois pas seulement les « yeux » d'un autre : je vois aussi qu' « il me regarde » ; je vois même qu' « il me regarde, de façon à ce que je ne voie pas qu'il me regarde ». Je perçois ainsi qu'il « prétend » ressentir ce qu'en réalité il ne ressent pas, qu'il déchire le lien (qui m'est connu) entre sa vie psychique et son « expression naturelle » et que là où son expérience psychique exige un phénomène d’expression déterminé, il met à la place un mouvement d'expression tout à fait différent. C'est ainsi, par exemple, que si je me rends compte de son mensonge, ce n'est pas en me disant qu'il doit bien savoir que les choses ne sont pas telles qu'il les représente ou expose ou décrit : dans certaines circonstances, je suis capable de percevoir directement son mensonge, de surprendre pour ainsi dire l'acte par lequel il ment. Je puis aussi dire raisonnablement à quelqu'un : « vous voulez dire autre chose que ce que vous dites ; vous vous exprimez mal » : c'est-à-dire que je saisis le sens de ce qu'il voulait dire, sens qui ne découle certainement pas de ses paroles, car s'il en était ainsi, je ne pourrais pas les corriger conformément à l'intention que j'attribue d'avance à leur auteur."
 

Max Scheler, Nature et Forme de la sympathie, 1913, trad. M. Lefebvre, Petite Bibliothèque Payot, p. 353-355.


 

    "Je perçois autrui comme comportement ; par exemple je perçois le deuil ou la colère d'autrui dans sa conduite, sur son visage et sur ses mains, sans aucun emprunt à une expérience "interne" de la souffrance ou de la colère et parce que deuil et colère sont des variations de l'être au monde, indivises entre le corps et la conscience, et qui se posent aussi bien sur la conduite d'autrui, visible dans son corps phénoménal, que sur ma propre conduite telle qu'elle s'offre à moi. Mais enfin le comportement d'autrui et même les paroles d'autrui ne sont pas autrui. Le deuil d'autrui et sa colère n'ont jamais exactement le même sens pour lui et pour moi. Pour lui, ce sont des situations vécues, pour moi ce sont des situations appréhendées. Ou si je peux, par un mouvement d'amitié, participer à ce deuil et à cette colère, ils restent le deuil et la colère de mon ami Paul : Paul souffre parce qu'il a perdu sa femme ou il est en colère parce qu'on lui a volé sa montre, je souffre parce que Paul a de la peine, je suis en colère parce qu'il est en colère, les situations ne sont pas superposables. Et si enfin nous faisons quelque projet en commun, ce projet commun n'est pas un seul projet, et il ne s'offre pas sous les mêmes aspects pour moi et pour Paul, nous n'y tenons pas autant l'un que l'autre, ni en tout cas de la même façon, du seul fait que Paul est Paul, et que je suis moi".


Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, Éd. Gallimard, p. 409.



  "Pour que je puisse comprendre un document, et plus général un autre homme, il faut que cet Autre relève aussi très largement de la catégorie du Même : il faut que je connaisse  déjà le sens des mots (ou plus généralement des signes qu'utilise son langage ; ce qui exige que je connaisse déjà aussi les réalités mêmes dont ces mots ou ces signes sont le symbole : nous avons besoin d'un dictionnaire illustré pour comprendre le sens des mots désignant certains objets ou instruments d'usage spécialisé; de façon générale, rien de plus  difficile à faire comprendre que les termes techniques d'une « langue spéciale » (un argot de métier) à qui ignore métier ou la technique intéressés. Nous ne comprenons l'autre que par sa ressemblance à notre moi, à notre expérience acquise, à notre propre climat ou univers me mental. Nous ne pouvons comprendre que ce qui, dans une assez large mesure, est déjà nôtre, fraternel ; si l'autre était complètement dissemblable, étranger à cent pour cent, on ne voit pas comment sa compréhension serait possible.
  Cela reconnu, il ne peut exister de connaissance d'autrui que si je fais effort pour aller à sa rencontre en oubliant un instant, ce que je suis, en sortant de moi pour m'ouvrir sur l'autre. […]
  Comment ce circuit, ce déplacement hors du moi est-il réalisable ? Comprendre le sens des mots (ou des signes), puis par là communier avec la pensée ou les sentiments qui les ont inspirés, représente deux périodes successives du mouvement en cercle, disons mieux, deux spires de notre hélice. Dans ce que me dit cet autre, il y a des mots et des phrases que je connais bien, que j'aurais pu employer moi-même ; ces expressions évoquent dans ma conscience des sensations, des impressions ou des idées qui auraient pu avoir été les miennes ; alors, je comprends sans effort : cet autre est tellement semblable à moi que nous ne faisons qu'un. D'autres fois, l'expression employée me surprend (« voilà quelque chose que je n'aurais jamais pensé, que je n'ai jamais éprouvé »), mais il y a en elle assez d'éléments communs avec le contenu de mon expérience acquise pour que je puisse construire par analogie une hypothèse sur ce qu'elle peut avoir signifié, avoir cherché à dire (prenant ici analogie au sens rigoureux qu'a dans le thomisme la notion d'analogie d’attribution). En possession de cette hypothèse, je reviens à autrui et, replaçant mon interprétation dans le contexte, j'essaie de vérifier sa convenance ; si, à l'épreuve, elle ne se révèle pas entièrement satisfaisante, je la reprends, la corrige et tente à nouveau de la vérifier ; le processus peut être simple ou complexe, automatique et par suite inconscient ou, au contraire, ralenti par la difficulté, se poursuivre en pleine conscience.
  D'un tel processus, l'expérience quotidienne nous donne mille exemples dans la vie courante : que de fois nous arrive-t-il d'interrompre notre interlocuteur pour lui dire : « Je ne vous suis plus : que voulez-vous dire au juste… » ou bien : « Si je comprends bien, vous estimez que… », et alors nous proposons notre hypothèse à sa vérification."

 

Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, 1954, Points HIstoire, 1975, p. 84 et 86.



  "Nous pouvons constater tous les jours que nous sommes incapables de saisir le tragique. Si une personne souffre, ou quelques individus – comme dans un accident d'avion, un coup de grisou, ou d'une façon plus caractéristique, quand l'enfant du voisin est victime d'un accident – nous sympathisons tout de suite et très intensément. Nous souffrons pour les victimes et pour leurs proches. Nous attendons anxieusement d'autres informations. Nous gardons un espoir, et certains prient. Nous voudrions pouvoir faire quelque chose pour ceux qui sont dans le malheur.
 Mais que trente mille personnes soient tuées par une éruption volcanique, loin de nous, et nous voilà alors beaucoup moins émus. Nous participerons peut-être à une collecte pour les victimes, nous lirons les nouvelles et les commenterons, mais nous ne sommes pas profondément bouleversés. C'est que nos émotions se situent encore à l'échelle du clan ou du village. Nous réagissons intimement à ce que nous voyons, ce que nous sentons en nous, à ce que nous pouvons comprendre parce que nous en avons fait l'expérience personnelle. Nous n'avons pas encore appris à affronter l'expérience de l'État de masse totalitaire. Nous ne pouvons penser que dans les termes de l'individu, et non de millions de personnes, du moins pour la plupart d'entre nous. Quelques cris nous angoissent, nous poussent à agir pour secourir un être en détresse. Des cris qui se prolongent pendant des heures nous donnent simplement envie de faire taire celui qui les pousse."
 
Bruno Bettelheim, "Eichmann : le système – les victimes", 1963, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 311.

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Date de création : 01/11/2006 @ 18:00
Dernière modification : 10/12/2014 @ 15:25
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