"Quelles sont les fins qui sont en même temps des devoirs ? Ces fins sont : ma perfection propre et le bonheur d'autrui.
On ne peut inverser la relation de ces termes et faire du bonheur personnel d'une part, lié à la perfection d'autrui d'autre part, des fins qui seraient en elles-mêmes des devoirs pour la même personne.
Le bonheur personnel, en effet, est une fin propre à tous les hommes (en raison de l'inclination de leur nature), mais cette fin ne peut jamais être regardée comme un devoir, sans que l'on se contredise. Ce que chacun inévitablement veut déjà de soi-même ne peut appartenir au concept du devoir ; en effet le devoir est une contrainte en vue d'une fin qui n'est pas voulue de bon gré. C'est donc se contredire que de dire qu'on est obligé de réaliser de toutes ses forces son propre bonheur. C'est également une contradiction que de me prescrire comme fin la perfection d'autrui et que de me tenir comme obligé de la réaliser. En effet la perfection d'un autre homme, en tant que personne, consiste en ce qu'il est capable de se proposer lui-même sa fin d'après son concept du devoir, et c'est donc une contradiction que d'exiger (que de me poser comme devoir) que je doive faire à l'égard d'autrui une chose que lui seul peut faire."
Kant, Métaphysique des mœurs, 1797, "Doctrine de la vertu", Introduction .
"Il n'est pas difficile d'être malheureux ou mécontent ; il suffit de s'asseoir, comme fait un prince qui attend qu'on l'amuse ; ce regard qui guette et pèse le bonheur comme une denrée jette sur toutes choses la couleur de l'ennui ; non sans majesté, car il y a une sorte de puissance à mépriser toutes les offrandes ; mais j'y vois aussi une impatience et une colère à l'égard des ouvriers ingénieux qui font du bonheur avec peu de choses, comme les enfants font des jardins. Je fuis. L'expérience m'a fait voir assez que l'on ne peut distraire ceux qui s'ennuient d'eux-mêmes.
Au contraire, le bonheur est beau à voir ; c'est le plus beau spectacle. Quoi de plus beau qu'un enfant ? Mais aussi il se met tout à ses jeux ; il n'attend pas que l'on joue pour lui. Il est vrai que l'enfant boudeur nous offre aussi l'autre visage, celui qui refuse toute joie ; et heureusement l'enfance oublie vite ; mais chacun a pu connaître de grands enfants qui n'ont point cessé de bouder. Que leurs raisons soient fortes, je le sais ; il est toujours difficile d'être heureux ; c'est un combat contre beaucoup d'événements et contre beaucoup d'hommes ; il se peut que l'on y soit vaincu ; il y a sans doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l'apprenti stoïcien ; mais c'est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant d'avoir lutté de toutes ses forces. Et surtout, ce qui me paraît évident, c'est qu'il est impossible que l'on soit heureux si l'on ne veut pas l'être ; il faut donc vouloir son bonheur et le faire."
Alain, Propos sur le bonheur, "Propos du 16 mars 1923", Chapitre XCII : Devoir d'être heureux, éditions Gallimard, nrf, 1928, p. 269-270.
"Il est toujours difficile d'être heureux ; c'est un combat contre beaucoup d'événements et contre beaucoup d'hommes ; il se peut que l'on y soit vaincu ; il y a sans doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l'apprenti stoïcien ; mais c'est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant d'avoir lutté de toutes ses forces. Et surtout, ce qui me paraît évident, c'est qu'il est impossible que l'on soit heureux si l'on ne veut pas l'être ; il faut donc vouloir son bonheur et le faire.
Ce que l'on n'a point assez dit, c'est que c'est un devoir aussi envers les autres que d'être heureux. On dit bien qu'il n'y a d'aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette récompense est juste et méritée ; car le malheur, l'ennui et le désespoir sont dans l'air que nous respirons tous ; aussi nous devons reconnaissance et couronne d'athlète à ceux qui digèrent les miasmes, et purifient en quelque sorte la commune vie par leur énergique exemple. Aussi n'y a-t-il rien de plus profond dans l'amour que le serment d'être heureux. Quoi de plus difficile à surmonter que l'ennui, la tristesse ou le malheur de ceux que l'on aime ? Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à ceci que le bonheur, j'entends celui que l'on conquiert pour soi, est l'offrande la plus belle et la plus généreuse.
J'irais même jusqu'à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui auraient pris le parti d'être heureux. Car, selon mon opinion, tous ces cadavres, et toutes ces ruines, et ces folles dépenses, et ces offensives de précaution, sont l'œuvre d'hommes qui n'ont jamais su être heureux et qui ne peuvent supporter ceux qui essaient de l'être."
Alain, Propos sur le bonheur, 1923, Chapitre XCII : Devoir d'être heureux, éditions Gallimard, nrf, 1928, p. 269-271.
"Le devoir envers soi-même se détermine comme le devoir d'être heureux en tant qu'être raisonnable. La formule ne manquera pas de choquer. En effet, quoi de plus contraire, de plus mutuellement exclusif, que les concepts de devoir et de bonheur ? Le devoir n'est-il pas la négation du bonheur, le refus d'en envisager seulement la possibilité ? Et le bonheur n'est-il pas, avant toute chose, l'absence de cette contrainte intérieure par laquelle s'exprime le sentiment du devoir ? De telles observations [...] ne voient pas [...] que l'usage courant, très différent en effet de l'usage philosophique, conduit à des paradoxes insolubles. Le problème moral naît du sentiment du malheur moral, c'est-à-dire, du sentiment que la vie est devenue insensée : en un mot, le début de la réflexion est la recherche du bonheur. On oublie également que ce qui d'ordinaire est considéré comme bonheur, la satisfaction des besoins et des désirs naturels ou historiques, est un but qui, s'il est atteint, l'est à la faveur de circonstances entièrement fortuites : toute l'expérience de l'humanité, antérieure à toute réflexion morale, se résume en ces plaintes répétées de génération en génération, de civilisation en civilisation, qui exposent le malheur de l'homme qui cherche son bonheur dans ce qui ne dépend pas de lui."
Éric Weil, Philosophie morale, 1961, § 16, Vrin, 1998, p. 101.
"L'âge du bonheur de masse célèbre l'individualité libre, il privilégie la communication et démultiplie les choix et options. Ce n'est pas dire pour autant que tout modèle directif ait été évacué. De fait, la culture du bonheur ne se conçoit pas sans tout un arsenal de normes, d'informations techniques et scientifiques stimulant un travail permanent d'autocontrôle et de surveillance de soi : après l'impératif catégorique, l'impératif narcissique glorifié sans relâche par la culture hygiénique et sportive, esthétique et diététique. Conserver la forme, lutter contre les rides, veiller à une alimentation saine, bronzer, rester mince, se relaxer, le bonheur individualiste est inséparable d'un extraordinaire forcing dans l'effort de dynamisation, d'entretien, de gestion optimale de soi-même. L'éthique contemporaine du bonheur n'est pas seulement consommatrice, elle est d'essence activiste, contructiviste : non plus comme autrefois gouverner idéalement ses passions, mais optimiser nos potentiels ; non plus l'acceptation résignée du temps, mais l'éternelle jeunesse du corps ; non plus la sagesse, mais le travail performatif de soi sur soi ; non plus l'unité du moi, mais la diversité high tech des exigences de protection, d'entretien, de valorisation du capital-corps. D'un côté, l'époque hors devoir liquide la culture autoritaire et puritaine traditionnelle ; de l'autre, elle engendre de nouveaux impératifs (jeunesse, santé, sveltesse, forme, loisirs, sexe) d'autoconstruction de soi-même, sans doute personnalisés mais créant un état d'hypermobilisation, de stress et de recyclage permanent. La culture du bonheur déculpabilise l'autoabsorprion subjective, mais dans le même temps elle enclenche une dynamique anxiogène du fait même des normes du mieux-être et du mieux-paraître qui la constituent."
Gilles Lipovetsky, Le Crépuscule du devoir, 1992, Éd. Gallimard, p. 57-58.