"Une fois que tu as été mis au monde, que tu as été élevé et que tu as été éduqué, tu aurais le culot de prétendre que vous n'êtes pas toi, aussi bien que tes parents, à la fois nos rejetons et nos esclaves ! Et s'il en va bien ainsi, t'imagines-tu qu'il y ait entre toi et nous égalité de droits, t'imagines-tu que ce que nous pouvons entreprendre de te faire, tu puisses, toi en toute justice entreprendre de nous le faire en retour ? Quoi, tu serais égal en droit à ton père et à ton maître, si par hasard tu en avais un, et cela te permettrait de lui faire subir en retour ce qu'il t'aurait fait subir, de lui rendre injure pour injure, coup pour coup... A l'égard de la cité et à l'égard de la loi, en revanche cela te serait permis, de sorte que, si nous entreprenons de te faire périr parce que nous estimons que cela est juste, tu pourrais, toi, entreprendre, dans la mesure de tes moyens, de nous taire périr, nous, les lois, et ta cité, et, en agissant de la sorte tu pourrais dire que ce que tu fais est juste, toi qui as de la vertu un souci véritable ! Posséderais-tu un savoir qui te ferait oublier que, en regard d'une mère et d'un père et de la totalité des ancêtres, la patrie est chose plus honorable, plus vénérable [semnoteron], plus digne d'une sainte crainte [hagioteron] et placée à un rang plus élevé, tant aux yeux des dieux qu'à ceux des hommes sensés ; qu'il faut donc vénérer [sebesthai] sa patrie, lui obéir et lui donner des marques de soumission plus qu'à un père, en l'amenant à changer d'idée ou en faisant ce qu'elle ordonne et en supportant sans se révolter le traitement qu'elle prescrit de subir, que ce soit d'être frappé, d'être enchaîné, d'aller au combat pour y être blessé ou pour y trouver la mort ; oui, cela, il faut le dire, car c'est en cela que réside la justice ; et on ne doit ni se dérober, ni reculer, ni abandonner son poste, mais il faut, au combat, au tribunal, partout, ou bien faire ce qu'ordonne la cité, c'est-à-dire la patrie, ou bien l'amener à changer d'idée en lui montrant en quoi consiste la justice. N'est-ce pas au contraire une chose impie que de faire violence à une mère, à un père et l'impiété serait-elle moindre lorsqu'il s'agit de la patrie ?"
Platon, Criton, 50e-51c, tr. fr. Luc Brisson, GF, 1997.
"Tout homme doit se soumettre aux autorités qui gouvernent l'État. Car il n'y a pas d'autorité qui ne vienne de Dieu et les autorités qui existent ont été établies par Dieu. Ainsi, celui qui s'oppose à l'autorité s'oppose à l'ordre établi par Dieu. Ceux qui s'y opposent attireront le jugement sur eux-mêmes. En effet, les dirigeants ne sont pas à craindre par ceux qui font le bien, mais par ceux qui font le mal. Désires-tu ne pas avoir à craindre l'autorité ? Alors, fais le bien et elle t'accordera des éloges, car elle est au service de Dieu pour te pousser au bien. Mais si tu fais le mal, crains-la ! Car ce n'est pas pour rien qu'elle a le pouvoir de punir : elle est au service de Dieu pour montrer sa colère contre celui qui fait le mal. C'est pourquoi il est nécessaire de se soumettre aux autorités, non seulement pour éviter la colère de Dieu, mais encore par devoir de conscience.
C'est aussi pourquoi vous payez des impôts, car les fonctionnaires qui s'en occupent sont au service de Dieu pour accomplir soigneusement cette tâche. Payez à tous ce que vous leur devez : payez l'impôt à qui vous devez l'impôt et la taxe à qui vous la devez ; montrez du respect à qui vous le devez et honorez celui à qui l'honneur est dû."
Saint Paul, Épître aux Romains, 13, 1-7, traduction de l'Alliance Biblique Universelle.
"Toute loi, avons-nous dit, vise l'intérêt commun des hommes, et c'est seulement dans cette mesure qu'elle acquiert force et valeur de loi. Dans la mesure, au contraire, où elle ne réalise pas ce but, elle perd sa force d'obligation […]. Or, il arrive fréquemment qu'une disposition légale utile à observer pour le bien public en règle générale devienne, en certains cas, extrêmement nuisible. Car le législateur, ne pouvant envisager tous les cas particuliers, rédige la loi en fonction de ce qui se présente le plus souvent, portant son attention sur l'utilité commune. C'est pourquoi s'il surgit un cas où l'observation de telle loi soit préjudiciable au bien commun, celle-ci ne doit plus être observée.
Ainsi à supposer que dans une ville assiégé on promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c'est évidemment utile au bien public, en règle générale ; mais s'il arrive que les ennemis poursuivent des citoyens dont dépend le salut de la cité, il serait très préjudiciable à cette ville de ne pas leur ouvrir ses portes. Et par conséquent dans une telle occurrence, il faudrait ouvrir les portes, malgré les termes de la loi, afin de sauvegarder l'intérêt général que le législateur a en vue."
Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1266-1274, II, 2, trad. A. Lemonnyer O. P., Paris, Éditions Desclée et Brouwer et Le Cerf, 1955.
"Parce que les actes humains pour lesquels on établit des lois consistent en des cas singuliers et contingents, variables à l'infini, il a toujours été impossible d'instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Mais les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont établi des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre l'égalité de la justice, et contre le bien commun, visés par la loi. Ainsi, la loi statue que les dépôts doivent être rendus, parce que cela est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux, par exemple si un fou a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou encore si quelqu'un réclame une somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces cas et d'autres semblables, le mal serait de suivre la loi établie ; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d'obéir aux exigences de la justice et du bien public. C'est à cela que sert l'équité. Aussi est-il clair que l'équité est une vertu. L'équité ne se détourne pas purement et simplement de ce qui est juste, mais de la justice déterminée par la loi. Et même, quand il le faut, elle ne s'oppose pas à la sévérité qui est fidèle à l'exigence de la loi ; ce qui est condamnable, c'est de suivre la loi à la lettre quand il ne le faut pas. Aussi est-il dit dans le Code : « II n'y a pas de doute qu'on pèche contre la loi si, en s'attachant à sa lettre, on contredit la volonté du législateur ». II juge de la loi celui qui dit qu'elle est mal faite. Mais celui qui dit que dans tel cas il ne faut pas suivre la loi à la lettre, ne juge pas de la loi, mais d'un cas déterminé qui se présente."
Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1273, IIa-IIae, Q.120.
"Est-il permis de voler en cas de nécessité ?
Réponse : Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l'ordre naturel établi par la providence divine, les être inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l'homme. C'est pourquoi leur division et leur appropriation, oeuvre du droit humain, n'empêchent pas de s'en servir pour subvenir aux nécessités de l'homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance sont dus, de droit naturel, à l'alimentation des pauvres ; ce qui fait dire à S. Ambroise et ses paroles sont reproduites dans les Décrets : « C'est le pain des affamés que tu détiens ; c'est le vêtement de ceux qui sont nus que tu renfermes ; ton argent, c'est le rachat et la délivrance des miséreux, et tu l'enfouis dans la terre. »
Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu'une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c'est à l'initiative de chacun qu'est laissé le soin de disposer de ses biens de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec les biens que l'on rencontre - par exemple, lorsqu'un péril menace une personne et qu'on ne peut autrement la sauver -, alors quelqu'un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d'autrui, repris ouvertement ou en secret. Il n'y a là ni vol ni rapine à proprement parler."
Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1266-1274, question 66, article 7. Trad. Marie Roguet, éd. Le Cerf, t. III, p. 442-443
"En effet rien de ce qui est de droit humain ne saurait déroger à ce qui est de droit naturel ou de droit divin. Or selon l'ordre naturel institué par la divine providence, les réalités inférieures[1] sont subordonnées à l'homme, afin qu'il les utilise pour subvenir à ses besoins. Il en résulte que le partage des biens et leur appropriation selon le droit humain ne suppriment pas la nécessité pour les hommes d'user de ces biens en vue des besoins de tous. Dès lors, les biens que certains possèdent en surabondance sont destinés, par le droit naturel, à secourir les pauvres. C'est pourquoi saint Ambroise écrit : « Le pain que tu gardes appartient à ceux qui ont faim, les vêtements que tu caches appartiennent à ceux qui sont nus et l'argent que tu enfouis est le rachat[2] et la délivrance des malheureux. »
Or le nombre de ceux qui sont dans le besoin est si grand qu'on ne peut pas les secourir tous avec les mêmes ressources, mais chacun a la libre disposition de ses biens pour secourir les malheureux. Et même, en cas de nécessité évidente et urgente où il faut manifestement prendre ce qui est sous la main pour subvenir à un besoin vital, par exemple quand on se trouve en danger et qu'on ne peut pas faire autrement, il est légitime d'utiliser le bien d'autrui pour subvenir à ses propres besoins; on peut le prendre, ouvertement ou en cachette, sans pour autant commettre réellement un vol ou un larcin."
Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1266-1274, question 66, article 7.
[1] Les biens matériels.
[2] Le salut, le "sauvetage".
"Or les lois se maintiennent en crédit, non par ce qu'elles sont justes, mais par ce qu'elles sont lois. C'est le fondement mystique de leur autorité : elles n'en ont point d'autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots. Plus souvent par des gens, qui en haine d'équalité ont faute d'équité : Mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus.
Il n'est rien si lourdement, et largement fautier, que les lois : ni si ordinairement. Quiconque leur obéit par ce qu'elles sont justes, ne leur obéit pas justement par où il doit. Les nôtres Françaises, prestent aucunement la main, par leur dérèglement et deformité, au désordre et corruption, qui se voit en leur dispensation, et exécution. Le commandement est si trouble, et inconstant, qu'il excuse aucunement, et la désobéissance, et le vice de l'interprétation, de l'administration, et de l'observation. Quel que soit donc le fruit que nous pouvons avoir de l'expérience, à peine servira beaucoup à notre institution, celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons si mal notre profit, de celle, que nous avons de nous même, qui nous est plus familière : et certes suffisante à nous instruire de ce qu'il nous faut."
Montaigne, Essais, 1580, III, 13.
"Il serait donc bon qu'on obéît aux lois et coutumes parce qu'elles sont lois (par là on ne se révolterait jamais, mais on ne s'y voudrait peut-être pas soumettre, on chercherait toujours la vraie) ; qu'il sût qu'il n'y en a aucune vraie et juste à introduire, que nous n'y connaissons rien et qu'ainsi il faut seulement suivre les reçues. Par ce moyen on ne les quitterait jamais. Mais le peuple n'est pas susceptible de cette doctrine, et ainsi comme il croit que la vérité se peut trouver et qu'elle est dans les lois et coutumes il les croit et prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité (et non de leur seule autorité sans vérité). Ainsi il y obéit mais il est sujet à se révolter dès qu'on lui montre qu'elles ne valent rien, ce qui se peut faire voir de toutes en les regardant d'un certain côté."
Pascal, Pensées, 1670 (posthume), Lafuma 525, Sellier 454.
"Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il lui faut dire en même temps qu'il y faut obéir aux supérieurs, non pas parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là, voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et ce que c'est proprement que la définition de la justice."
Pascal, Pensées, 1670 (posthume), Brunschvicg 326, Hachette, 1978, p. 480.
"Je ne puis vous dissimuler l'extrême surprise que je ressens, quand vous dites : Si Dieu ne punissait pas la faute commise (vous entendez, à la façon d'un juge et par une peine qui n'est pas la simple conséquence de la faute - tout notre problème est là), quelle raison m'empêcherait de commettre avidement n'importe quel crime ? En vérité, celui qui s'abstient d'un crime uniquement par peur du châtiment (tel n'est pas votre cas, je veux le croire) n'agit pas le moins du monde par amour et ne possède aucune valeur morale. Quant à moi, si je m'en abstiens ou m'efforce de m'en abstenir, c'est que le crime répugne à ma nature particulière et qu'il m'éloignerait de l'amour, ainsi que de la connaissance de Dieu."
Spinoza, Lettre à Blyenbergh du 28 janvier 1665, Traduction Charles Appuhn, GF, p. 209.
"Que si le magistrat tente, dans ce genre d'actions et d'opinions, de contraindre les hommes, par la loi et par la force, à aller à l'encontre des convictions sincères de leur conscience, ils doivent faire ce que leur conscience exige d'eux, dans la mesure où ils le peuvent sans recourir à la violence. Mais, en même temps, ils sont tenus de se soumettre de leur plein gré aux peines que la loi inflige pour une telle désobéissance. Par ce moyen, ils se garantissent dans leur grande affaire, qui relève de l'autre monde, sans pour autant troubler la paix de ce monde-ci ; ils n'enfreignent ni le devoir d'allégeance qu'ils ont envers Dieu, ni celui qu'ils ont envers le roi, mais ils rendent à chacun de ce qui lui est dû ; l'intérêt du magistrat demeure sauf, et le leur également. Sans doute, quiconque refuse d'obéir à sa conscience tout en obéissant à la loi, quiconque refuse de s'assurer le ciel pour lui-même en même temps que la paix à son pays — fût-ce au prix de ses biens, de sa liberté et de sa vie elle-même — un tel homme est un hypocrite qui, sous couvert de conscience, vise en réalité tout à fait autre chose dans ce monde-ci."
John Locke, Traité sur la tolérance, 1667, tr. fr. Jean-Fabien Spitz, GF, p. 115.
"Le plus pressant intérêt du chef, de même que son devoir le plus indispensable, est de veiller à l'observation des lois dont il est le ministre ; et sur lesquelles est fondée toute son autorité. S'il doit les faire observer aux autres, à plus forte raison doit-il les observer lui-même qui jouit de toute leur faveur. Car son exemple est de telle force, que quand même le peuple voudrait bien souffrir qu'il s'affranchît du joug de la loi, il devrait se garder de profiter d'une si dangereuse prérogative, que d'autres s'efforceraient bientôt d'usurper à leur tour, et souvent à son préjudice. Au fond, comme tous les engagements de la société sont réciproques par leur nature, il n'est pas possible de se mettre au-dessus de la loi sans renoncer à ses avantages, et personne ne doit rien à quiconque prétend ne rien devoir à personne. Par la même raison, nulle exemption de la loi ne sera jamais accordée à quelque titre que ce puisse être dans un gouvernement bien policé. Les citoyens mêmes qui ont bien mérité de la patrie doivent être récompensés par des honneurs et jamais par des privilèges : car la république est à la veille de sa ruine, sitôt que quelqu'un peut penser qu'il est beau de ne pas obéir aux lois."
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'économie politique, 1755, in Du Contrat social, Folio essais, 2007, p. 71.
"Vous me demandez s'il ne se présente pas quelquefois des circonstances qui font un devoir aux titulaires des grandes charges publiques d'assumer des pouvoirs dépassant ceux que leur donne la loi ; la réponse est facile à donner en principe, mais la question est quelquefois embarrassante en pratique. La stricte obéissance aux lois écrites est sans contredit l'un des plus hauts devoirs d'un bon citoyen, mais ce n'est pas le plus haut de tous. Il y a des obligations supérieures : la force majeure, l'instinct de conservation, le salut de notre pays quand il est en danger. Perdre notre patrie par un attachement scrupuleux à la loi écrite, ce serait perdre cette loi même, avec la vie, la liberté, les biens et tous ceux qui en jouissent avec nous par un sacrifice absurde de la fin aux moyens. Au cours de la bataille de Germantown, le général Washington, voyant que l'ennemi installé dans la maison de Chew harcelait son armée, n'hésita pas à pointer ses canons contre cette demeure, bien qu'elle appartînt à l'un de ses concitoyens. Quand il assiégea Yorktown, il rasa les faubourgs, estimant que les droits à la propriété devaient passer après la sécurité de la nation...
Vous pouvez conclure, de ces exemples et de ces principes, ce que je pense de la question que vous m'avez posée. Ces principes ne s'appliquent pas aux personnes qui occupent des charges subalternes, dont les actions sont de peu de conséquence et qui ont tout le temps de recourir aux procédures légales, et ils ne les autorise pas, pour traiter des cas de ce genre, à faire exception aux lois écrites. Pour ces personnes, l'exemple qu'elles donneraient en transgressant la loi ferait plus de mal que l'observation scrupuleuse de ses prescriptions imparfaites. C'est uniquement à ceux qui acceptent de hautes charges qu'il appartient de courir un risque dans les grandes occasions où la sécurité de la nation ou l'un de ses plus précieux intérêts est en jeu."
Thomas Jefferson, Lettre à John B. Colvin du 20 septembre 1810, tr. fr. Pierre Nicolas, in La Liberté et l'État, Éditions Seghers, 1970 p. 230-231.
"Nous arrivons à la question de l'obéissance à la loi, l'une des plus difficiles qui puisse attirer l'attention des hommes. Quelque décision que l'on hasarde sur cette matière, on s'expose à des difficultés insolubles. Dira-t-on qu'on ne doit obéir aux lois qu'autant qu'elles sont justes ? On autorisera les résistances les plus insensées ou les plus coupables ; l'anarchie sera partout.
Dira-t-on qu'il faut obéir à la loi, en tant que loi, indépendamment de son contenu et de sa source ? On se condamnera à obéir aux décrets les plus atroces et aux autorités les plus illégales.
De très beaux génies, des raisons très fortes, ont échoué dans leurs tentatives pour résoudre ce problème.
Pascal et le chancelier Bacon ont cru qu'ils en donnaient la solution, quand ils affirmaient qu'il fallait obéir à la loi sans examen. « C'est affaiblir la puissance des lois, dit le dernier, qu'en rechercher les motifs. » Approfondissons le sens rigoureux de cette assertion.
Le nom de loi suffira-t-il toujours pour obliger l'homme à l'obéissance ? Mais si un nombre d'hommes ou même un seul homme sans mission (et pour embarrasser ceux que je vois d'ici s'apprêter à me combattre, je personnifierai la chose, et je leur dirai : soit le comité de salut public, soit Robespierre), intitulaient loi l'expression de leur volonté particulière, les autres membres de la société seront-ils tenus de s'y conformer? L'affirmative est absurde; mais la négative implique que le titre de loi n'impose pas seul le devoir d'obéir, et que ce devoir suppose une recherche antérieure de la source d'où part cette loi."
Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France, Annexe 1, 1815, in Écrits politiques, 2004, Folio essais, p. 514-515.
"L'obéissance à la loi est un devoir ; mais, comme tous les devoirs, il n'est pas absolu, il est relatif ; il repose sur la supposition que la loi part d'une source légitime, et se renferme dans ses justes bornes. Ce devoir ne cesse pas, lorsque la loi s'écarte de cette règle qu'à quelques égards. Nous devons au repos public beaucoup de sacrifices ; nous nous rendrions coupables aux yeux de la morale, si, par un attachement trop inflexible à nos droits, nous troublions la tranquillité, dès qu'on nous semble, au nom de la loi, leur porter atteinte. Mais aucun devoir ne nous lie envers des lois telles que celles que l'on faisait, par exemple, en 1793, ou même plus tard, et dont l'influence corruptrice menace les plus nobles parties de notre existence. Aucun devoir ne nous lierait envers des lois qui non seulement restreindraient nos libertés légitimes et s'opposeraient à des actions qu'elles n'auraient pas le droit d'interdire mais qui nous en commanderaient de contraires aux principes éternels de justice et de pitié, que l'homme ne peut cesser d'observer sans démentir sa nature."
Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France, Annexe 1, 1815, in Écrits politiques, 2004, Folio essais, p. 517-518.
"Un devoir positif, général, sans restriction, toutes les fois qu'une loi paraît injuste, c'est de ne pas s'en rendre l'exécuteur. Cette force d’inertie n'entraîne ni bouleversement, ni révolution, ni désordre ; et c’eût été certes un beau spectacle, si, quand l'iniquité gouvernait, on eût vu des autorités coupables rédiger en vain des lois sanguinaires, des proscriptions en masse, des arrêtés de déportation, et ne trouvant dans le peuple immense et silencieux qui gémissait sous leur puissance, nul exécuteur de leurs injustices, nul complice de leurs forfaits.
Rien n'excuse l’homme qui prête son assistance à la loi qu'il croit inique ; le juge qui siège dans une cour qu'il croit illégale, ou qui prononce une sentence qu'il désapprouve ; le ministre qui fait exécuter un décret contre sa conscience ; le satellite qui arrête l'homme qu'il sait innocent, pour le livrer à ses bourreaux.
La terreur n'est pas une excuse plus valable que les autres passions infâmes. Malheur à ces hommes éternellement comprimés, à ce qu'ils nous disent, agents infatigables de toutes les tyrannies existantes, dénonciateurs posthumes de toutes les tyrannies renversées ! On nous alléguait, à une époque affreuse, qu'on ne se faisait l'agent des lois injustes, que pour en affaiblir la rigueur, et que le pouvoir, dont on consentait à se rendre le dépositaire, aurait causé plus de mal encore s'il eût été remis à des mains moins pures. Transaction mensongère, qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans bornes ! Chacun marchandait avec sa conscience, et chaque degré d'injustice trouvait de dignes exécuteurs. Je ne vois pas pourquoi, dans ce système, on ne serait pas le bourreau de l'innocence, sous le prétexte qu'on l'étranglerait plus doucement."
Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France, Annexe 1, 1815, in Écrits politiques, 2004, Folio essais, p. 520-521.
"On doit faire la […] distinction entre l'acte d'un brigand qui contraint sa victime à lui remettre une somme d'argent et celui d'un fonctionnaire obligeant un contribuable à payer ses impôts. Subjectivement ces deux actes ont la même signification, mais objectivement le second seul a le caractère d'une norme juridique, car des normes légales créent l'obligation de payer des impôts et attribuent la qualité de fonctionnaire au percepteur. À leur tour ces normes légales ont été créées par des actes interprétés comme des applications de la constitution. La validité de la loi fiscale repose donc sur la constitution et la validité du commandement de payer l'impôt découle de cette loi, tandis que l'injonction du brigand n'est pas une norme juridique, car elle n'est pas fondée sur la constitution.
De même pour faire la distinction entre un assassinat et l'exécution d'une condamnation à mort, il faut interpréter ces deux actes, extérieurement semblables, à la lumière du code pénal et du code de procédure pénale. Ou encore pour savoir si un échange de lettres signifie la conclusion d'un contrat, il faut consulter le code civil, et le document auquel nous donnons ce nom est une loi s'il a été adopté par l'organe législatif institué par la constitution en suivant la procédure prescrite à cet effet. La constitution à son tour peut avoir été établie conformément aux règles contenues dans une constitution antérieure, mais il y aura toujours une première constitution au-delà de laquelle il n'est pas possible de remonter.
Mais alors pourquoi, demandera-t-on, faut-il se conformer aux règles contenues dans cette première constitution ? Pourquoi ont-elles la signification objective de normes juridiques ? L'acte par lequel la première constitution a été établie ne peut être interprété comme l'application d'une norme juridique antérieure. Il est donc le fait fondamental de l'ordre juridique qui en est issu. La validité de cet ordre juridique est ainsi fondée sur la supposition que la première constitution formait un ensemble de normes juridiques valables.
Cette supposition est elle-même une norme, car elle signifie qu'il faut se conformer aux règles contenues dans la première constitution. On peut la considérer comme la norme fondamentale de l'ordre juridique qui est issu de cette constitution, mais elle n'est pas une norme positive appartenant à cet ordre, car elle n'a pas été « posée » par un acte créateur de normes ; elle est seulement supposée par la science du droit. […] nous pouvons […] affirmer que pour attribuer à certains faits le caractère d'actes créateurs de normes valables, il faut supposer l'existence d'une norme fondamentale. En d'autres termes, la validité de toute norme positive, qu'elle soit morale ou juridique, dépend de l'hypothèse d'une norme non positive se trouvant à la base de l'ordre normatif dont cette norme positive fait partie. Une telle norme fondamentale a un caractère purement formel, car elle ne constitue par elle-même aucune valeur morale ou juridique. La création de telles valeurs ne peut se faire que par des normes positives, dont la validité dépend d'une norme fondamentale."
Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1953, Ad. Henri Thévenaz, Éd. De La Baconnière, p. 46-48.
"Il [existe] deux formes de subversions de la Loi, la forme « masculine » et la forme « féminine ». Il est possible de violer ou de transgresser ce que la Loi interdit : c'est la transgression qui est inhérente à la Loi et la soutient. Pensons, par exemple, aux défenseurs de la démocratie libérale qui entraînent secrètement (via la CIA) des assassins et des terroristes à destination des régimes protofascistes d'Amérique latine. C'est le faux héroïsme de droite qui assume secrètement la « nécessité du sale boulot », c'est-à-dire qui transgresse l'idéologie dominante explicite (les Droits de l'homme, etc.), dans le seul but de maintenir l'ordre existant. Bien plus subversive est la transgression qui accomplit simplement ce que La Loi permet, c'est-à-dire ce qu'autorise explicitement l'ordre existant, bien qu'il l'interdise implicitement ou tacitement. Bref, et pour paraphraser la célèbre plaisanterie de Brecht qui remarquait combien il était bénin de cambrioler une banque comparé au fait d'en fonder une : combien est inoffensive la transgression de la Loi quand on considère ce que représente le fait d'y obéir aveuglément. Kierkegaard l'avait dit à sa manière - unique, comme toujours : « Ce n'est pas que nous louions le fils qui dit "non", non, nous désirons seulement apprendre de la bouche de l'Évangile à quel point il est périlleux de dire : "Seigneur, je veux bien."[1] » Y a-t-il meilleur exemple de cette proposition que Le Brave Soldat Švejk ? Immortalisé par Hašek, sa gloire est d'avoir provoqué la panique la plus totale dans la vieille armée de l'Empire autrichien en obéissant simplement trop littéralement aux ordres. (Il existe bien, pour être exact, un meilleur exemple, nommément l' « exemple absolu » [Hegel] : le Christ lui-même. En déclarant qu'il n'est là que pour accomplir la Loi [juive], il témoigne donc bien de ce que, dans les faits, son acte efface la Loi.)"
Slavoj Žižek, Fragile absolu. Pourquoi l'héritage chrétien vaut-il d'être défendu ?, 2000, tr. fr. François Théron, Champs essais, 2010, p. 212-213.
[1] S. Kierkegaard, Vie et Règne de l'amour, Paris, Aubier, 1945, p. 107.
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