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Texte à méditer :  Deviens ce que tu es.
  
Pindare
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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
L'idée de progrès
  "Il n'en est pas de même de l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusqu'à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement : d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes ; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont le plus éloignés ? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l'enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres."

 

Pascal, Préface au Traité du vide, in Œuvres complètes, Paris, 1954, Gallimard, coll. La Pléiade, p. 533.


 

  "Cette espérance en des temps meilleurs, sans laquelle un désir sérieux de faire quelque chose d'utile au bien général n'aurait jamais échauffé le coeur humain, a eu de tout temps une influence sur l'activité des esprits droits. [...] Au triste spectacle, non pas tant du mal que les causes naturelles infligent au genre humain, que de celui plutôt que les hommes se font eux-mêmes mutuellement, l'esprit se trouve pourtant rasséréné par la perspective d'un avenir qui pourrait être meilleur ; et cela à vrai dire avec une bienveillance désintéressée, puisqu'il y a beau temps que nous serons au tombeau, et que nous ne récolterons pas les fruits que pour une part nous aurons nous-mêmes semés.  
  Les raisons empiriques invoquées à l'encontre du succès de ces résolutions inspirées par l'espoir sont ici inopérantes. Car prétendre que ce qui n'a pas encore réussi jusqu'à présent ne réussira jamais, voilà qui n'autorise même pas à renoncer à un dessein d'ordre pragmatique ou technique (par exemple le voyage aérien en aérostats), encore bien moins à un dessein d'ordre moral, qui devient un devoir dès lors que l'impossibilité de sa réalisation n'est pas démontrée. Au surplus [...] le bruit qu'on fait à propos de la dégénérescence irrésistiblement croissante de notre époque provient précisément de ce que [...] notre jugement sur ce qu'on est, en comparaison de ce qu'on devrait être, et par conséquent le blâme que nous nous adressons à nous-mêmes, deviennent d'autant plus sévères que notre degré de moralité s'est élevé."
 
Kant, "Sur l'expression courante: il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien", 1793, trad. L. Guillermit, Éd. Vrin, 1980, p. 54-55.


  "Peut-on étendre ces même espérances jusque sur les facultés intellectuelles et morales ? Et nos parents, qui nous transmettent les avantages et ou les vices de leur conformation, de qui nous tenons, et les traits distinctifs de la figure, et les dispositions à certaines affections physiques, ne peuvent-ils pas nous transmettre aussi cette partie de l'organisation physique d'où dépendent l'intelligence, la force de tête, l'énergie de l'âme ou la sensibilité morale ? N'est-il pas vraisemblable que l'éducation, en perfectionnant ces qualités, influe sur cette même organisation, la modifie et la perfectionne ? L'analogie, l'analyse du développement des facultés humaines, et même quelques faits semblent prouver la réalité de ces conjectures, qui reculeraient encore les limites de nos espérances.
  Telles sont les questions dont l'examen doit terminer cette dernière époque ; et combien ce tableau de l'espèce humaine, affranchie de toutes ses chaînes, soustraites à l'empire du hasard, comme à celui des ennemis de ses progrès, et marchant d'un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, présente au philosophe, un spectacle qui le console des erreurs, des crimes des injustices dont la terre est encore souillée, et dont il est souvent la victime ? C'est dans la contemplation de ce tableau qu'il reçoit le prix de ses efforts pour le progrès de la raison, pour la défense de la liberté. Il ose alors les lier à la chaîne éternelle des destinées humaines ; c'est là qu'il trouve la vraie récompense de la vertu, le plaisir d'avoir fait un bien durable, que la fatalité ne détruira plus par une compensation funeste, en ramenant les préjugés et l'esclavage. Cette contemplation est pour lui un asile, où le souvenir de ses persécuteurs ne peut le poursuivre ; où, vivant par la pensée avec l'homme rétabli dans les droits comme dans la dignité de sa nature, il oublie celui que l'avidité, la crainte ou l'envie tourmentent et corrompent ; c'est là qu'il existe véritablement avec ses semblables dans un Élysée que sa raison a su se créer, et que son amour pour l'humanité embellit des plus pures jouissances."

 

 

Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1793-1794, p. 295-296.


 

  "Nos espérances sur les destinées futures de l'espèce humaine peuvent se réduire à ces trois questions : la destruction de l'inégalité entre les nations ; les progrès de l'égalité dans un même peuple ; enfin le perfectionnement réel de l'homme.
  Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l'état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, les Français et les Anglo-américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des Indiens de la barbarie des peuplades africaines, de l'ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s'évanouir ?
  Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ?
  Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu'à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d'eux ; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l'art social ? Doit-elle continuellement s'affaiblir pour faire place à cette inégalité de fait, dernier but de l'art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu'une inégalité utile à l'intérêt de tous, parce qu'elle favorisera les progrès de la civilisation, de l'instruction et de l'industrie, sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni misère ; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d'après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d'après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où, enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l'état habituel d'une portion de la société ?
  Enfin, l'espèce humaine doit-elle s'améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l'intensité et dirigent l'emploi de ces facultés, ou même de celui de l'organisation naturelle ?
  En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l'expérience du passé, dans l'observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jusqu'ici, dans l'analyse de la marche de l'esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n'a mis aucun terme à nos espérances.
  Si nous jetons un coup d'œil sur l'état actuel du globe, nous verrons d'abord que, dans l'Europe, les principes de la Constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu'aux cabanes de leur esclavage ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde indignation que l'habitude de l'humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l'âme des opprimés.
  En parcourant ensuite ces diverses nations, nous verrons dans chacune quels obstacles particuliers elle oppose à cette révolution, ou quelles dispositions la favorisent ; nous distinguerons celles où elle doit être doucement amenée par la sagesse peut-être tardive de leurs gouvernements, et celles où, rendue plus violente par leur résistance, elle doit les entraîner eux-mêmes dans des mouvements terribles et rapides.
  Peut-on douter que la sagesse ou les divisions insensées des nations européennes, secondant les effets lents, mais infaillibles, des progrès de leurs colonies, n'amènent bientôt l'indépendance du nouveau monde ? Et dès lors, la population européenne pendant les accroissements rapides sur cette immense territoire, ne doit-elle pas civiliser ou faire disparaître, même sans conquête, les nations sauvages qui y occupent encore de vastes contrées ?
  Parcourez l'histoire de nos entreprises, de nos établissements en Afrique ou en Asie ; vous verrez nos monopoles de commerce, nos trahisons, notre mépris sanguinaire pour les hommes d'une autre couleur ou d'une autre croyance ; l'insolence de nos usurpations, l'extravagant prosélytisme ou les intrigues de nos prêtres détruire ce sentiment de respect et de bienveillance que la supériorité de nos lumières et les avantages de notre commerce avaient d'abord obtenu.
  Mais l'instant approche sans doute où, cessant de ne leur montrer que des corrupteurs et des tyrans, nous deviendrons pour eux des instruments utiles, ou de généreux libérateurs."

 

Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1793-1794, p. 328-333.



  "Par la nature même de l'esprit humain, chaque branche de nos connaissances est nécessairement assujettie dans sa marche à passer successivement par trois états théoriques différents : l'état théologique ou fictif ; l'état métaphysique ou abstrait ; enfin, l'état scientifique ou positif.
  Dans le premier, des idées surnaturelles servent à lier le petit nombre d'observations isolées dont la science se compose alors. En d'autres termes, les faits observés sont expliqués, c'est-à-dire, vus a priori, d'après des faits inventés. Cet état est nécessairement celui de toute science au berceau. Quelque imparfait qu'il soit, c'est le seul mode de liaison possible à cette époque. Il fournit, par conséquent, le seul instrument au moyen duquel on puisse raisonner sur les faits, en soutenant l'activité de l'esprit, qui a besoin par-dessus tout d'un point de ralliement quelconque. En un mot, il est indispensable pour permettre d'aller plus loin.

  Le second état est uniquement destiné à servir de moyen de transition du premier vers le troisième. Son caractère est bâtard, il lie les faits d'après des idées qui ne sont plus tout à fait surnaturelles, et qui ne sont pas encore entièrement naturelles. En un mot, ces idées sont des abstractions personnifiées, dans lesquelles l'esprit peut voir à volonté ou le nom mystique dune cause surnaturelle, ou l'énoncé abstrait d'une simple série de phénomènes, suivant qu'il est plus près de l'état théologique ou de l'état scientifique. Cet état métaphysique suppose que les faits, devenus plus nombreux, se sont en même temps rapprochés d'après les analogies plus étendues.
  Le troisième état est le mode définitif de toute science quelconque ; les deux premiers n'ayant été destinés qu'à le préparer graduellement. Alors, les faits sont liés d'après des idées ou lois générales d'un ordre entièrement positif, suggérées ou confirmées par les faits eux-mêmes, et qui souvent même ne sont que de simples faits assez généraux pour devenir des principes. On tâche de les réduire toujours au plus petit nombre possible, mais sans instituer aucune hypothèse qui ne soit de nature à être vérifiée un jour par l'observation, et en ne les regardant, dans tous les cas, que comme un moyen d'expression générale pour les phénomènes."

 

Auguste Comte, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, 1822.



  "Pour expliquer convenablement la véritable nature et le caractère propre de la philosophie positive, il est indispensable de jeter d'abord un coup d'œil général sur la marche progressive de l'esprit humain, envisagée dans son ensemble : car une conception quelconque ne peut être bien connue que par son histoire.
  En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable, et qui me semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l'état théologique, ou fictif ; l'état métaphysique, ou abstrait ; l'état scientifique, ou positif. En d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé – d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui s'excluent mutuellement : la première est le point de départ nécessaire, de l'intelligence humaine ; la troisième, son état fixe et définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition.

  Dans l'état théologique, l'esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l'action directe et continue d'agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l'univers.
  Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste alors à assigner pour chacun l'entité correspondante.
  Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre.
  Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il soit susceptible quand il a substitué l'action providentielle d'un être unique au jeu varié des nombreuses divinités indépendantes qui avaient été imaginées primitivement. De même, le dernier terme du système métaphysique consiste à concevoir, au lieu de différentes entités particulières, une seule grande entité générale, la nature, envisagée comme la source unique de tous les phénomènes. Pareillement, la perfection du système positif, vers laquelle il tend sans cesse, quoiqu'il soit très probable qu'il ne doive jamais l'atteindre, serait de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme des cas particuliers d'un seul fait général, tel que celui de la gravitation, par exemple."

 

Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Première leçon, 1830, Rouen-Frères, p. 2-5.


  "Le vulgaire, le gros des savants comme des ignorants, entend le progrès dans un sens tout utilitaire et matériel. Accumulation de découvertes, multiplication des machines, accroissement du bien-être général, tout au plus extension de l'enseignement et amélioration des méthodes, en un mot augmentation de la richesse matérielle et morale, et participation d'un nombre d'hommes toujours plus grand aux jouissances de la fortune et de l'esprit : tel est pour eux, à peu de chose près, le progrès. À coup sûr, cela aussi est du progrès... mais du progrès tout cela ne nous donne qu'une expression restreinte… que dis-je ? un produit."

 

 

Proudhon, Philosophie du progrès, 1853.


 

  "Deux éléments, le temps et la tendance au progrès, expliquent l'univers. Mens agitat molem... Spiritus intus alit[1]... Sans ce germe fécond de progrès, le temps reste éternellement stérile. Une sorte de ressort intime, poussant tout à la vie, et à une vie de plus en plus développée, voilà l'hypothèse nécessaire. Les vieilles écoles atomiques, qui trouvèrent tant de vérités, arrivèrent à l'absurde faute d'avoir compris cela. La « chiquenaude » de Descartes ne suffit pas. Avec cette chiquenaude, on ne sortirait pas de la mécanique, et, à vrai dire, ce grand esprit n'en sortit jamais. Il faut la tendance permanente à être de plus en plus, le besoin de marche et de progrès. Il faut admettre dans l'univers ce qui se remarque dans la plante et l'animal, une force intime qui porte le germe à remplir un cadre tracé d'avance. Il y a une conscience obscure de l'univers qui tend à se faire, un secret ressort qui pousse le possible à exister. L'être m'apparaît ainsi comme un compromis entre des conditions opposées; comme une équation qui, dans la plupart des hypothèses, donne des solutions négatives ou imaginaires, mais qui, dans certains cas, en donne de réelles ; comme un van qui ne laisse passer que ce qui a droit de vivre, c'est-à-dire ce qui est harmonieux. Mille espèces ont existé ou tendu à exister qui n'existent plus. Les unes n'ont duré qu'un siècle, les autres ont duré cent siècles, parce qu'elles avaient des conditions d'existence plus ou moins étroites (la girafe, le castor, la baleine, expirent de nos jours). Les unes se sont brisées tout net, les autres se sont modifiées ; d'autres n'ont eu qu'une existence virtuelle, laquelle, faute de conditions avantageuses, n'a point passé à l'acte. L'univers est de la sorte une lutte immense où la victoire est à ce qui est possible, flexible, pondéré, où tout s'équilibre, se plie, se balance. L'organe fait le besoin, mais il est aussi le résultat du besoin ; en tout cas, le besoin lui-même qu'est-il, si ce n'est cette conscience divine qui se trahit dans l'instinct de l'animal, dans les tendances innées de l'homme, dans les dictées de la conscience, dans celte harmonie suprême qui fait que le monde est plein de nombre, de poids et de mesure? Rien n'est que ce qui a sa raison d'être ; mais on peut ajouter que tout ce qui a sa raison d'être a été ou sera.
  Ce qu'il y a de certain, c'est que tout développement commencé s'achèvera. Émettre une telle assertion n'est pas plus téméraire que d'affirmer que la graine deviendra un arbre, l'embryon un animal complet. Sans doute on n'a jamais le droit de dire cela pour les cas particuliers : il n'est jamais sur que telle graine ou tel embryon ne traversera pas des chances mauvaises, qui arrêteront son développement ; mais ces chances mauvaises se perdent dans l'ensemble. D'innombrables germes de fleurs périssent chaque année ; nous savons cependant qu'il y aura des fleurs le printemps prochain. Or nous saisissons plusieurs phases d'un développement qui se continue depuis des milliards de siècles avec une loi fort déterminée. Cette loi est le progrès, qui a fait passer le monde du règne de la mécanique à celui de la chimie, de l'état atomique et moléculaire à l'état solaire, si j'ose le dire, c'est-à-dire à l'état de masses isolées dans l'espace ; qui a tiré de la masse solaire des existences planétaires séparées d'elle, quoique toujours dans son intime dépendance ; qui dans chaque planète, au moins dans la nôtre, a produit un développement régulier : l'apparition de la vie, le perfectionnement successif de cette vie, — l'apparition, le progrès de la conscience, d'abord obscure et enveloppée, vers quelque chose de plus en plus libre et clair, la formation lente de l'humanité, le développement de l'humanité, d'abord inconsciente dans les mythes et le langage, puis consciente dans l'histoire proprement dite, et cette histoire elle-même toujours plus une, plus puissante, plus étendue. Le progrès vers la conscience est la loi la plus générale du monde. […]

  De la longue histoire que nous connaissons, pouvons-nous tirer quelque induction sur l'avenir ? L'infini du temps sera après nous comme il a été avant nous, et dans des milliards de siècles l'univers différera de ce qu'il est aujourd'hui, autant que le monde d'aujourd'hui diffère du temps où ni terre ni soleil n'existaient. L'humanité a commencé, l'humanité finira. La planète Terre a commencé, la planète Terre finira. Le système solaire a commencé, le système solaire finira. Seulement ni l'être ni la conscience ne finiront. Il y aura quelque chose qui sera à la conscience actuelle ce que la conscience actuelle est à l'atome. […]
  Dieu alors sera complet, si l'on fait du mot Dieu le synonyme de la totale existence. En ce sens, Dieu sera plutôt qu'il n'est : il est in fieri, il est en voie de se faire."

 

Ernest Renan, "Les sciences de la nature et les sciences historiques", Lettre à M. Marcellin Berthelot, Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1863, in Œuvres complètes, tome I, Calmann-Lévy, 1947, p. 644-647.


[1] Allusion au célèbre passage du livre VI de l'Énéide de Virgile, où Anchise explique à Énée la formation du monde : "L'âme meut la matière" (v. 727) et "sont nourris d'un souffle intérieur" (v. 726) (Renan inverse donc les deux vers).


 

  "Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l'enfer – je veux parler de l'idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s'évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l'histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette Idée grotesque qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens qui lui imposait l'amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s'endormiront sur l'oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d'une décadence déjà trop visible.
  Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu'il entend par progrès, il répondra que c'est la vapeur, l'électricité et l'éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s'est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l'ordre matériel et de l'ordre spirituel s'y sont bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ces philosophes zoocrates et industriels qu'il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

    Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu'on ne l'entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une oeuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu'il n'en a montré l’année dernière, il est certain qu'il a progressé. Si les denrées sont aujourd'hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu'elles n'étaient hier, c'est dans l'ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l'entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d'une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n'existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité. Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l'humanité en proportion des jouissances nouvelles qu'il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue".
 

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Exposition universelle, 1855.


 

  "Aucune idée, parmi celles qui se réfèrent à l'ordre des faits naturels, ne tient de plus près à la famille des idées religieuses que l'idée de progrès, et n'est plus propre à devenir le principe d'une foi religieuse pour ceux qui n'en n'ont plus d'autre. Elle a, comme la foi religieuse, la vertu de relever les âmes et les caractères. L'idée du progrès indéfini, c'est l'idée d'une perfection suprême, d'une loi qui domine toutes les lois particulières, d'un but éminent auquel tous les êtres doivent concourir dans leur existence passagère. C'est donc au fond l'idée de divin : et il ne faut point être surpris si, chaque fois qu'elle est spécieusement évoquée en faveur d'une cause, les esprits les plus élevés, les âmes les plus généreuses se sentent entraînés de ce côté. Il ne faut pas non plus s'étonner que le fanatisme y trouve un aliment et que la maxime qui tend à corrompre toutes les religions, celle que l'excellence de la fin justifie les moyens, corrompe aussi la religion du progrès."

 

 

Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes, 1872, Paris, Boivin, Ed. François Mentré, 1934, t. II, p. 353 (Livre VI : Révolution française ; ch. VI : ... La Révolution est-elle finie ?).


 

  "Le travail scientifique est solidaire d'un progrès. Dans le domaine de l'art au contraire il n'en existe pas, du moins en ce sens. Il n'est pas vrai qu'une oeuvre d'art d'une époque donnée, qui met en oeuvre de nouveaux moyens techniques ou encore de nouvelles lois comme celles de la perspective, serait pour ces raisons artistiquement supérieure à une autre oeuvre d'art qui ignorerait ces moyens et lois, à condition évidemment que sa matière et sa forme respectent les lois mêmes de l'art, ce qui veut dire à condition que son objet ait été choisi et formé selon l'essence même de l'art bien que ne recourant pas aux moyens qui viennent d'être évoqués. Une oeuvre d'art vraiment « achevée » ne sera jamais surpassée et ne vieillira jamais. Chaque spectateur pourra personnellement apprécier différemment sa signification, mais jamais personne ne pourra dire d'une oeuvre vraiment « achevée » du point de vue artistique qu'elle a été « surpassée » par une autre oeuvre également « achevée ». Dans le domaine de la science au contraire chacun sait que son oeuvre aura vieilli d'ici dix, vingt ou cinquante ans. Car quel est le destin, ou plutôt la signification à laquelle est soumis et subordonné, en un sens tout à fait spécifique, tout travail scientifique, comme d'ailleurs aussi tous les autres éléments de la civilisation qui obéissent à la même loi ? C'est que toute oeuvre scientifique « achevée » n'a d'autre sens que celui de faire naître de nouvelles « questions » : elle demande donc à être « dépassée » et à vieillir. Celui qui veut servir la science doit se résigner à ce sort. Sans doute les travaux scientifiques peuvent garder une importance durable comme « jouissance » en vertu de leur qualité esthétique on bien comme instrument pédagogique dans l'initiation à la recherche. Mais dans les sciences, je le répète, non seulement notre destin, mais encore notre but à nous tous est de nous voir un jour dépassés. Nous ne pouvons accomplir un travail sans espérer en même temps que d'autres iront plus loin que nous. En principe ce progrès se prolonge à l'infini."

 

 

Max Weber, "Le métier et la vocation de savant", 1919, in Le Savant et le politique, tr. fr. Julien Freund, 10/18, p. 87-88.


 

  "La route en lacets qui monte. Belle image du progrès. Mais pourtant elle ne me semble pas bonne. Ce que je vois de faux, dans cette image, c'est cette route tracée d'avance et qui monte toujours ; cela veut dire que l'empire des sots et des violents nous pousse encore vers une plus grande perfection, quelles que soient les apparences ; et qu'en bref l'humanité marche à son destin par tous moyens, et souvent fouettée et humiliée, mais avançant toujours. Le bon et le méchant, le sage et le fou poussent dans le même sens, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils le sachent ou non. Je reconnais ici le grand jeu des dieux supérieurs, qui font que tout serve leurs desseins. Mais grand merci. Je n'aimerais point cette mécanique, si j'y croyais. Tolstoï aime aussi à se connaître lui-même comme un faible atome en de grands tourbillons. Et Pangloss, avant ceux-là, louait la Providence, de ce qu'elle fait sortir un petit bien de tant de maux. Pour moi, je ne puis croire à un progrès fatal ; je ne m'y fierais point."

 

Alain, Propos 266 du 4 juin 1921, p. 388 du tome 2 des Propos, en Pléiade.


 

  "Encore une fois, tout cela ne vise pas à nier la réalité d'un progrès de l'humanité, mais nous invite à le concevoir avec plus de prudence. Le développement des connaissances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l'espace des formes de civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux choses : d'abord que le « progrès » (si ce terme convient encore pour désigner une réalité très différente de celle à laquelle on l'avait d'abord appliqué) n'est ni nécessaire, ni continu ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction ; ils s'accompagnent de changements d'orientation, un peu à la manière du cavalier des échecs qui a toujours à sa disposition plusieurs progressions mais jamais dans le même sens. L'humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu'il les jette, les voit s'éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l'on gagne sur l'un, on est toujours exposé à le perdre sur l'autre, et c'est seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative, c'est-à-dire que les comptes s'additionnent pour former une combinaison favorable."

 

Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952, chap. 5, Gonthier, Médiations, p. 38-39.


  

  "Chaque fois que nous sommes portés à qualifier une culture humaine d'inerte ou de stationnaire, nous devons […] nous demander si cet immobilisme apparent ne résulte pas de l'ignorance où nous sommes de ses intérêts véritables, conscients ou inconscients, et si, ayant des critères différents des nôtres, cette culture n'est pas, à notre égard, victime de la même illusion. Autrement dit, nous nous apparaîtrions l'un à l'autre comme dépourvus d'intérêt, tout simplement parce que nous ne nous ressemblons pas.

  La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l'homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou même ces milliers de sociétés qu'on appelle "insuffisamment développées" et "primitives", qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n'est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque ou occupe chez elles une place très secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres ; selon le point de vue choisi, on aboutirait donc à des classements différents. Si le critère retenu avait été le degré d'aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n'y a guère de doute que les Eskimos d'une part, les Bédouins de l'autre, emporteraient la palme."

 

Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952, Chapitre 6, Gallimard, p. 45-47.


  

  "Mais quelle serait notre position, en présence d'une civilisation qui se serait attachée à développer des valeurs propres, dont aucune ne serait susceptible d'intéresser la civilisation de l'observateur ? Celui-ci ne serait-il pas porté à qualifier cette civilisation de stationnaire ? En d'autres termes la distinction entre les deux formes d'histoire dépend-elle de la nature intrinsèque des cultures auxquelles on l'applique, ou ne résulte-t-elle pas de la perspective ethnocentrique dans laquelle nous nous plaçons toujours pour évaluer une culture différente ? Nous considérerions ainsi comme cumulative toute culture qui se développerait dans un sens analogue au nôtre, c'est-à-dire dont le développement serait doté pour nous de significations. Tandis que les autres cultures nous apparaîtraient comme stationnaires, non pas nécessairement parce qu'elles le sont, mais parce que leur ligne de développement ne signifie rien pour nous, n'est pas mesurable dans les termes du système de référence que nous utilisons.

  Chaque fois que nous sommes portés à qualifier une culture humaine d'inerte ou de stationnaire, nous devons donc nous demander si cet immobilisme apparent ne résulte pas de l'ignorance où nous sommes de ses intérêts véritables, conscients ou inconscients, et si, ayant des critères différents des nôtres, cette culture n'est pas, à notre égard, victime de la même illusion. Autrement dit, nous nous apparaîtrions l'un à l'autre comme dépourvus d'intérêt, tout simplement parce que nous ne nous ressemblons pas.

  La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l'homme des moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou même ces milliers de sociétés qu'on appelle « insuffisamment développées » et « primitives », qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n'est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque ou occupe chez elles une place très secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres; selon le point de vue choisi, on abouti- rait donc à des classements différents.

  Pour tout ce qui touche à l'organisation de la famille et à l'harmonisation des rapports entre groupe familial et groupe social, les Australiens, arriérés sur le plan économique, occupent une place si avancée par rapport au reste de l'humanité qu'il est nécessaire, pour comprendre les systèmes de règles élaborés par eux de façon consciente et réfléchie, de faire appel aux formes les plus raffinées des mathématiques modernes. Ce sont eux qui ont vraiment découvert que les liens du mariage forment le canevas sur lequel les autres institutions sociales ne sont que les broderies; car, même dans les sociétés modernes où le rôle de la famille tend à se restreindre, l'intensité des liens de famille n'est pas moins grande : elle s'amortit seulement dans un cercle plus étroit aux limites duquel d'autres liens, intéressant d'autres familles, viennent aussitôt la relayer. L'articulation des familles au moyen des intermariages peut conduire à la formation de larges charnières qui maintiennent tout l'édifice social et qui lui donnent sa souplesse. Avec une admirable lucidité, les Australiens ont fait la théorie de ce mécanisme et inventorié les principales méthodes permettant de le réaliser, avec les avantages et les inconvénients qui s'attachent à chacune. Ils ont ainsi dépassé le plan de l'observation empirique pour s'élever à la connaissance des lois mathématiques qui régissent le système. Si bien qu'il n'est nullement exagéré de saluer en eux, non seulement les fondateurs de toute sociologie générale, mais encore les véritables introducteurs de la mesure dans les sciences sociales."

 

Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952, Gonthier, coll. Médiations, p. 41-42, 45-46, 48-49.


 

  "Un joueur qui ne parierait jamais que sur les séries les plus longues (de quelque façon qu'il conçoive ces séries) aurait toute chance de se ruiner. Il n'en serait pas de même d'une coalition de parieurs jouant les mêmes séries en valeur absolue, mais sur plusieurs roulettes et en s'accordant le privilège de mettre en commun les résultats favorables aux combinaisons de chacun. Car si, ayant tiré tout seul le 21 et le 22, j'ai besoin du 23 pour continuer ma série, il y a évidemment plus de chances pour qu'il sorte entre dix tables que sur une seule.

  Or cette situation ressemble beaucoup à celle des cultures qui sont parvenues à réaliser les formes d'histoire les plus cumulatives [1]. Ces formes extrêmes n'ont jamais été le fait de cultures isolées, mais bien de cultures combinant, volontairement ou involontairement, leurs jeux respectifs, et réalisant par des moyens variés (migrations, emprunts, échanges commerciaux, guerres) ces coalitions dont nous venons d'imaginer le modèle. Et c'est ici que nous touchons du doigt l'absurdité qu'il il y a à déclarer une culture supérieure à une autre. Car, dans la mesure où elle serait seule, une culture ne pourrait jamais être « supérieure » [...]. Mais - nous l'avons dit plus haut - aucune culture n'est seule ; elle est toujours donnée en coalition avec d'autres cultures, et c'est cela qui lui permet d'édifier des séries cumulatives."

 

Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, 1952, Denoël, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987, p. 69-70.



    "La croyance au progrès.
  C'est la croyance à laquelle nous avons adhéré pendant des générations, la croyance en une progression prétendument automatique de l'histoire, qui nous a privé de la capacité d'envisager la « fin ». Elle en a privé même ceux d'entre nous qui ne croient déjà plus au progrès. Car notre attitude vis-à-vis du temps, notre façon d'envisager l'avenir en particulier, a reçu sa forme de la croyance au progrès et ne l'a pas perdue : nous sommes encore ce que nous avons cru hier ; nos attitudes ne sont pas encore synchronisées avec les pensées que nous avons élaborées depuis – car entre nos attitudes et ces nouvelles idées, il existe aussi un « décalage ».

  […] Pour celui qui croyait au progrès, l'histoire était a priori sans fin puisqu'il la voyait comme un heureux destin, comme la progression imperturbable et irrésistible du toujours-meilleur. Son idée de l'infini était l'enfant de ce comparatif et de la confiance qu'il avait dans le progrès. Cette progression ne pouvait bien sûr par déboucher sur un jugement (ni sur un enfer, ni même sur un ciel puisque celui-ci, en tant que mieux, aurait été l'ennemi du bien et, en tant qu'aboutissement enfin atteint, aurait mis un terme à l'amélioration). Pour celui qui croyait au progrès, le concept de négatif était donc devenu irréel, exactement comme pour celui qui croyait en une théodicée".

 

Günther Anders, L'Obsolescence de l'Homme, 1956, tr. fr. Christophe David, Éditions Ivrea, tome I, 2002, p. 309-310.


 

  "Le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dépend effectivement la variable la plus importante du système, à savoir la croissance économique, fait [...] figure de variable indépendante. Il en résulte une perspective selon laquelle l'évolution du système social paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La dynamique immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels. Or, une fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la propagande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de la pratique « doit » nécessairement perdre toute fonction et céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant les alternatives mettant tel ou tel personnel administratif à la tête de l'État. C'est la thèse de la technocratie, et le discours scientifique en a développé la théorie sous différentes versions Mais le fait qu'elle puisse pénétrer aussi, en tant qu'idéologie implicite, dans la conscience de la masse de la production dépolitisée et avoir un pouvoir de légitimation me paraît plus important."

 

Jürgen Habermas, La Technique et la Science comme idéologie, 1963, trad. J.-R. Ladmiral, Éd. Denoël, 1973, p. 45-46.



  "L'idée de l'existence d'un progrès de l'humanité dans son ensemble, inconnue avant le XVIIe siècle, fut communément partagée par les hommes de lettres au cours du XVIIIe siècle ; le XIXe allait l'élever au rang d'un dogme, presque universellement accepté. Mais il existe, entre les premières conceptions et leur élaboration à leur dernier stade, une différence capitale. Le XVIIe siècle, en ce sens parfaitement représenté par Pascal et par Fontenelle, avait conçu le progrès sous la forme d'une accumulation des connaissances acquises au cours des siècles, tandis que le terme impliquait, pour les hommes du XVIIIe siècle, une « éducation de l'humanité » (l'Erziehung des Menschengeschlechts, de Lessing) dont le terme devait coïncider avec le temps de la pleine maturité de l'homme. Le progrès ne devait pas se prolonger indéfiniment, et la société de classes de Marx, définie comme le règne de la liberté qui devait marquer la fin de l'histoire – souvent considérée comme une laïcisation de l'eschatologie chrétienne ou du messianisme juif – porte en réalité l'empreinte du siècle des Lumières. Toutefois, dès le début du XIXe siècle, de telles limitations cessèrent d'être distinctement perçues. Dans la terminologie de Proudhon, le mouvement est le « fait primitif », et « seules les lois du mouvement sont éternelles ». Celui-ci n'a ni commencement ni fin : « Le mouvement est ; voilà tout ! » Quant à l'homme, tout ce que nous pouvons en dire, c'est « que nous sommes nés perfectibles, mais que nous ne serons jamais parfaits » [2]. L'idée de Marx, empruntée à Hegel, selon laquelle toute société ancienne porte en elle le germe de celles qui lui succèderont, de la même façon que tout organisme vivant est porteur du germe de sa progéniture, est sans aucun doute non seulement la plus ingénieuse mais l'unique garantie conceptuelle de la perpétuelle continuité du progrès de l'histoire ; et puisque l'évolution de ce progrès est supposée se produire du fait de l'affrontement de forces antagonistes, on pourra découvrir dans toute « régression » un retard nécessaire, temporaire."

 

 

Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. Fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 129-130.


 

  "Il n'y a pas de doute qu'il y a du progrès dans la « civilisation », et généralement dans toutes les modalités du pouvoir humain qui sont capables de s'accroître par-delà la vie individuelle (qui sont donc transmissibles) et qui sont un bien collectif : donc dans la science et dans la technique, dans l'ordre social-économique-politique, la sécurité et le confort de la vie, la réponse aux besoins, la pluralité des buts culturellement produits et des modes de consommation, la propagation de leur accessibilité, l'état de droit, allant de pair avec le respect de la dignité personnelle – et également bien sûr dans les « mœurs », c'est-à-dire dans les habitudes externes et internes de la vie en commun, qui peuvent être plus rudes ou plus raffinées, plus dures ou plus tendres, plus violentes ou plus pacifiques (ce qui peut aller jusqu'à la formation de « tempéraments nationaux » qui marquent l'individu de leur empreinte). Dans tout cela il y a du progrès vers le meilleur, du moins vers le plus désirable – et, on le sait, il y a également de nouveau de la régression, parfois même une régression affreuse. Mais dans l'ensemble on peut sans doute bien parler d'une « ascension » de l'humanité jusqu'à présent, et également de nouvelles possibilités qu'elle continue à le faire dans l'avenir. Seulement, comme on le sait à satiété maintenant, il faut payer un prix pour cela, avec chaque gain on perd également quelque chose de valable et ce n'est presque plus la peine de rappeler encore que les coûts humains et animaux de la civilisation sont élevés et qu'ils ne font qu'augmenter avec le progrès. Pourtant, même si nous avions le choix (auquel de toute façon la plupart des choses sont soustraites), nous serions prêts à assumer ces coûts ou à les faire porter par « l'humanité » : à l'exception de ceux qui privent l'entreprise entière de son sens, voire qui menacent de l'anéantir".

 

 

Hans Jonas, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, 1979, trad. J. Greisch, Champs Flammarion, 1998, p. 310-311.


  

  "Il n'est pas question de refuser purement et simplement qu'il y ait progrès dans tel ou tel domaine. Le passage d'un outil à un autre plus perfectionné dans un domaine est progrès. De la même manière, il est aisé de montrer qu'il y a un progrès dans les sciences physiques, ou chimiques, ou mathématiques. Mais ce qui est à récuser, c'est l'idée qu'un progrès dans un certain domaine serait la garantie d'un progrès global. C'est l'erreur grave commise par Marx. Il constate que le capitalisme a accompli un progrès industriel, qui améliore les produits, les machines, qui ne cessent, selon ses propres formules, de se révolutionner elles-mêmes. Mais ce progrès est freiné par la structure d'exploitation propre au capitalisme. Dans la mesure où il pense que l'infrastructure des modes de production est déterminante, il en infère que, si l'industrie cesse d'être freinée, elle va entraîner un progrès global de l'humanité. Voilà l'erreur".

 

François Châtelet, Une histoire de la raison, 1979, Seuil, 1992, p. 220-221.


  "La notion de progrès en est ainsi venue à désigner de façon exclusive le progrès technique. L'idée d'un progrès esthétique, intellectuel, spirituel ou moral, sis en la vie de l'individu et consistant dans l'auto-développement et l'auto-accroissement des multiples potentialités phénoménologiques de cette vie, dans sa culture, n'a plus cours, ne disposant d'aucun lieu assignable dans l'ontologie implicite de notre temps selon laquelle il n'y a de réalité qu'objective et scientifiquement connaissable. Le progrès technique qui était compris traditionnellement comme l'effet d'une découverte théorique « géniale », c'est-à-dire accomplie par un individu exceptionnel (Pasteur), a lui aussi totalement changé de nature. Par ce biais de l'activité individuelle de l'inventeur et de sa vie propre, il était rattaché aux progrès de la culture en général et appréhendé comme une de ses branches. Mais rien de tel ne se retrouve aujourd'hui dans le développement de la technique s'accomplissant comme auto-développement. On peut seulement dire: si des techniques a, b, c, sont données dont la composition est la technique d, celle-ci sera produite, inévitablement, comme leur effet assuré, peu importe par qui et où. Ainsi s'explique la simultanéité des découvertes en divers pays, leur inéluctabilité aussi. Leur application n'est pas la suite éventuelle et contingente d'un contenu théorique préalable, celui-ci est déjà une application, un dispositif instrumental, une technique. Aucune instance n’existe, d'autre part, qui serait différente de ce dispositif et du savoir scientifique matérialisé en lui pour décider s'il convient ou non de le « réaliser ». Ainsi l'univers technique prolifère-t-il à la manière d'un cancer, s'auto-produisant et s'auto-normant lui-même en l’absence de toute norme, dans sa parfaite indifférence à tout ce qui n'est pas lui - à la vie [....]

[...] À supposer que, au sein de ce développement monstrueux de la technique moderne, l'apparition d'un procédé nouveau - la fission de l'atome, une manipulation génétique, etc. - pose une question à la conscience d'un savant, cette question sera balayée comme anachronique parce que, dans la seule réalité qui existe pour la science, il n'y a ni question ni conscience. Et si d'aventure un savant se laissait arrêter par ses scrupules - ce qui d'ailleurs n'arrive jamais parce qu'un savant est au service de la science-, cent autres se lèveraient, se sont déjà levés pour prendre le relais. Car tout ce qui peut-être fait par la science doit être fait par elle et pour elle, puisqu'il n'y a rien d'autre qu'elle et que la réalité qu'elle connaît, à savoir la réalité objective, dont la technique est l'auto-réalisation".

 

 Michel Henry, La Barbarie, 1987, PUF, p. 99-100. 


[1] L'expression "histoire cumulative" renvoie, dans Race et Histoire, à l'histoire des sociétés qui nous semblent progresser, par opposition aux sociétés prétendues "sans histoire" ("stationnaires").[2] P.-J. Proudhon, Philosophie du progrès (1853), 1946, pp. 27-30 et 49 ; et De la justice (1858), 1930, I, p. 238.


  "Le culte de l'avenir et la foi dans le Progrès (imaginé comme la somme de tous les progrès) représentent les deux piliers sur lesquels repose la religion civile des Modernes. Ils ne se sont pas seulement constitués au cours de la même époque, ils sont logiquement et mythologiquement inséparables : la mort de l'un est celle de l'autre. Leur synthèse classique aura été, du XVIIe siècle commençant au XXe finissant, la croyance aveugle en un avenir toujours meilleur. Le progrès imaginé global constitue un mouvement du moins bien vers le mieux qui, depuis les Lumières, se confond avec la marche même de la civilisation ou de l'histoire universelle, une marche ascendante supposée nécessaire et irréversible. La temporalité progressiste est donc orientée vers le futur, pour autant que celui-ci rapproche l'humanité d'un point de perfection, ou que celle-ci s'avance, dans l'histoire, vers son achèvement ou son accomplissement. Croire au Progrès, c'est imaginer le devenir comme orienté vers un but. C'est aussi postuler que toute progression est porteuse d'amélioration."

 

Pierre-André Taguieff, Du progrès, 2001, Librio, p. 5-6.


 

  "Si l'idée générale de progrès s'est formée au cours de la modernité, c'est parce qu'elle s'est conformée au modèle du processus cumulatif et mélioratif fourni par le savoir scientifique moderne, illustré principalement par la physique mathématique. Par ses impressionnants succès, la science galiléenne, puis newtonienne, a inspiré et nourri les premiers théoriciens du progrès aux XVIIe et XVIIIe siècles. La preuve semblait avoir été administrée, par l'existence même de « l'avancement » des sciences, que le « progrès » existait ; d'où l'idée qu'on pouvait, par inférence, opérer une généralisation du modèle d'accumulation progressive qu'elles offraient. C'est pourquoi les multiples traits constitutifs du concept de progrès n'apparaissent jamais auparavant dans leur co-présence significative et leur cohérence définitionnelle. Aucun texte prémoderne ne permet de reconstruire une définition du type : le progrès est un processus d'amélioration ou de perfectionnement général de la condition humaine qui se présente comme linéaire, cumulatif, continu, nécessaire, irréversible et indéfini. On peut donc reconnaître à l'idée de progrès des origines pré-modernes lointaines, essentiellement judéo-chrétiennes, mais ses commencements, l'articulation spécifique de ses composantes ainsi que ses fonctionnements sont strictement modernes."

 

Pierre-André Taguieff, Du progrès, 2001, Librio, p. 19.
 

 

Date de création : 11/11/2006 @ 13:55
Dernière modification : 28/05/2024 @ 11:47
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