"Alors deux prostituées vinrent se présenter devant le roi [Salomon]. L'une dit : "Je t'en supplie, mon seigneur ; moi et cette femme, nous habitons la même maison et j'ai accouché alors qu'elle s'y trouvait. Or, trois jours après mon accouchement, cette femme accoucha à son tour. Nous étions ensemble, sans personne d'autre dans la maison ; il n'y avait que nous deux. Le fils de cette femme mourut une nuit parce qu'elle s'était couchée sur lui. Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils qui était à côté de moi - la servante dormait - et le coucha contre elle ; et son fils, le mort, elle le coucha contre moi. Je me levai le matin pour allaiter mon fils, mais il était mort. Le jour venu, je le regardai attentivement, mais ce n'était pas mon fils, celui dont j'avais accouché". L'autre femme dit : "Non ! mon fils, c'est le vivant, et ton fils, c'est le mort" ; mais la première continuait à dire : "Non ! ton fils, c'est le mort et mon fils, c'est le vivant". Ainsi parlaient-elles devant le roi. Le roi dit : " Celle-ci dit : "Mon fils, c'est le vivant, et ton fils, c'est le mort"; et celle-là dit : "Non ! ton fils, c'est le mort, et mon fils, c'est le vivant" ". Le roi dit : "Apportez-moi une épée !" Et l'on apporta l'épée devant le roi. Et le roi dit : "Coupez en deux l'enfant vivant et donnez-en une moitié à l'une et une moitié à l'autre". La femme dont le fils était le vivant dit au roi, car ses entrailles étaient émues au sujet de son fils : "Pardon, mon seigneur ! Donnez-lui le bébé vivant, mais ne le tuez pas ! " Tandis que l'autre disait : "Il ne sera ni à moi, ni à toi ! Coupez ! " Alors le roi prit la parole et dit : "Donnez à la première le bébé vivant, ne le tuez pas ; c'est elle qui est la mère".
Tout Israël entendit parler du jugement qu'avait rendu le roi et l'on craignit le roi, car on avait vu qu'il y avait en lui une sagesse divine pour rendre justice."
Ancien testament, 1 Rois, 3,16-28, traduction T.O.B., 1984, p. 631.
"L'équitable, tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu'il y a des cas d'espèce pour lesquels il est impossible de poser un énoncé général qui s'y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d'ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n'en est pas moins sans reproche, car la faute n'est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l'ordre pratique revêt ce caractère d'irrégularité.
Quand, par suite, la loi pose une règle générale et que là-dessus survient un cas en-dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l'omission et de se faire l'interprète de ce qu'eût dit le législateur lui-même s'il avait été présent à ce moment, et de ce qu'il aurait porté dans sa loi s'il avait connu le cas en question. De là vient que l'équitable est juste, et qu'il est supérieur à une certaine espèce de justice, non pas supérieur au juste absolu, mais seulement au juste où peut se rencontrer l'erreur due au caractère absolu de la règle. Telle est la nature de l'équitable : c'est d'être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité."
Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, chapitre 14, 1137 b 10, trad. Tricot.
"Il convient donc, par-dessus tout, que les lois, établies sur une base juste, déterminent elles-mêmes tout ce qui est permis et qu'elles laissent le moins possible à faire aux juges. En voici les raisons. D'abord, il est plus facile de trouver un homme, ou un petit nombre d'hommes, qu'un grand nombre qui soient doués d'un grand sens et en état de légiférer et de juger. De plus, les législations se forment à la suite d'un examen prolongé, tandis que les décisions juridiques sont produites sur l'heure, et, dans de telles conditions, il est difficile, pour les juges, de satisfaire pleinement au droit et à l'intérêt des parties. Enfin, et ceci est la principale raison, le jugement du législateur ne porte pas sur un point spécial, mais sur des cas futurs et généraux, tandis que les membres d'une assemblée et le juge prononcent sur des faits actuels et déterminés, sans laisser d'être influencés, souvent, par des considérations d'amitié, de haine et d'intérêt privé, ce qui fait qu'ils ne peuvent plus envisager la vérité avec compétence, mais que des sentiments personnels de joie ou de peine viennent à offusquer leurs jugements.
Si, sur tout le reste, nous le répétons, il faut laisser le moins possible d'arbitraire au juge, c'est à lui qu'il faut laisser décider si tel fait a existé, existera, existe, oui ou non, attendu que le législateur n'a pu prévoir cette question."
Aristote, Rhétorique, IVe siècle av. J.-C., Livre premier, chapitre premier, VII-VIII, 1354a-1354b, tr. fr. Charles-Émile Ruelle, Le Livre de Poche, 2006, p. 77-78.
"Comme il arrive souvent que le prévenu reconnaisse l'acte, mais non la qualification qui lui est donnée ou le délit qu'implique cette qualification, qu'il avoue, par exemple, avoir pris, mais non volé ; frappé le premier, mais non outragé ; avoir eu commerce avec une femme, mais non commis un adultère, être l'auteur d'un vol, mais non d'un vol sacrilège (car l'objet volé n'appartenait pas à un dieu) ; avoir empiété sur une terre, mais non sur un domaine public ; avoir conféré avec les ennemis, mais non trahi – il faut, pour toutes ces raisons, donner des définitions différentiées du vol, de l'outrage, de l'adultère, afin de pouvoir, quand nous voulons montrer que le délit existe ou n'existe pas, élucider le point de droit. Or, dans tous ces cas, la discussion porte sur ceci : l'action est-elle injuste et malhonnête, ou n'est-elle pas injuste ? C'est, en effet, l'intention qui fait la méchanceté et l'acte injuste. Or, en même temps que l'acte, les dénominations de ce genre signifient l'intention : par exemple : les dénominations d'outrage et de vol. Car outrager n'est pas dans tous les cas frapper, mais frapper pour une fin déterminée, par exemple, le déshonneur de celui qu'on frappe ou sa propre jouissance. Prendre en secret n'est pas toujours voler ; il faut vouloir porter préjudice à celui à qui l'on a pris et s'approprier l'objet."
Aristote, Rhétorique, IVe siècle av. J.-C., Livre premier, chapitre XIII, IX, 1373b-1374a.
"Si la loi est juste, a-t-on dit, nul ne doit avoir le droit d’en empêcher l’exécution : si la loi est injuste, il faut la changer. Il ne manque à ce raisonnement qu’une condition, c’est qu’il y ait une loi pour chaque fait.
Plus une loi est générale, plus elle s’éloigne des actions particulières, sur lesquelles néanmoins elle est destinée à prononcer. Une loi ne peut être parfaitement juste que pour une seule circonstance : dès qu’elle s’applique à deux circonstances, que distingue la différence la plus légère, elle est plus ou moins injuste dans l’un des deux cas. Les faits se nuancent à l’infini ; les lois ne peuvent suivre toutes ces nuances. Le dilemme que nous avons apporté est donc erroné. La loi peut être juste, comme loi générale, c’est-à-dire, il peut être juste d’attribuer telle peine à telle action ; et cependant la loi peut n’être pas juste dans son application à tel fait particulier ; c’est-à-dire, telle action matériellement la même que celle que la loi avait en vue, peut en différer d’une manière réelle, bien qu’indéfinissable légalement."
Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France (1815), Chapitre XIX, in Écrits politiques, 2004, Folio essais, p. 500.
"Au milieu du tribunal, s'élève un grand fauteuil. C'est celui du Juge. Au pied de l'estrade, il y une table pour les greffiers et, de chaque côté de la table, des sièges. Quelques-uns de ces sièges sont groupés à part et entourés d'une barrière ; ce sont ceux du jury, lorsqu'il y a un jury. Face à la table, d'autres sièges encore forment un demi-cercle avec des tables devant eux pour les avocats. Derrière ce demi-cercle, un passage sépare la salle en deux et mène à un escalier qui descend vers un lieu souterrain. C'est de ce lieu souterrain que l'on amène les hommes qui vont être jugés. Derrière le tribunal, quelques rangées de bancs pour le public, ceux des Européens à droite et ceux des non-Européens à gauche, selon la coutume.
L'on ne doit pas fumer dans la salle du tribunal, l'on ne doit pas chuchoter, parler, ni rire. L'on doit être vêtu convenablement et les hommes restent tête nue, sauf ceux auxquels leur religion l'interdit. Cela en l'honneur du Juge, en l'honneur du Roi dont il est l'officier, en l'honneur de la Loi qui est derrière le Juge et en l'honneur du Peuple qui est derrière la Loi. Quand le Juge entre, l'on se lève et l'on ne s'assoit pas tant qu'il reste debout. Quand le Juge se retire, l'on se lève et l'on ne bouge pas tant qu'il n'est pas sorti. Tout cela, en l'honneur du Juge et des choses qui sont derrière le Juge.
Car le Juge est chargé d'une tâche très grave : juger et prononcer des condamnations et même des condamnations à mort. Les juges, de par leurs hautes fonctions, ont le pas sur les autres hommes dans toutes les cérémonies officielles. Et ils sont tenus en grand respect par les hommes, tant blancs que noirs. Dans ce pays de peur, le Juge doit être sans peur, afin que la justice puisse être rendue conformément à la Loi. Un juge doit être incorruptible.
Le Juge ne fait pas la Loi. C'est le Peuple qui fait la Loi. Il arrive qu'une Loi soit injuste, mais c'est le devoir du Juge de juger conformément à la Loi et, en appliquant une loi, même injuste, il rend la justice.
C'est le devoir du Juge de rendre la justice, mais c'est au Peuple seul qu'il incombe d'être juste. Par conséquent, si la justice n'est pas juste, il ne faut pas en blâmer le Juge mais le Peuple, c'est-à-dire les blancs, car ce sont les blancs qui font la Loi.
En Afrique du Sud, les gens sont fiers de leurs juges, car ceux-ci sont considérés comme incorruptibles. Même les noirs ont confiance en eux, bien qu'ils n'aient pas toujours confiance dans la Loi. Dans un pays de peur, cette intégrité est comme une lampe, un haut flambeau qui répand sa lumière également sur tous les habitants de la maison. […]
« Reste le cas du premier accusé. Sa déposition a été examinée de très près et tous les points qu'on en a pu contrôler se sont révélés exacts. Il n'y a aucune raison de supposer qu'un innocent se déclarerait l'auteur d'un crime qu'il n'aurait pas commis. Son honorable avocat plaide qu'il ne mérite pas la peine capitale, nous le présente bouleversé de remords de l'acte qu'il a commis, et le loue de ses aveux véridiques et sincères ; il insiste sur sa jeunesse et allègue l'influence désastreuse d'une grande ville corrompue sur le caractère d'un garçon simple sortant de sa tribu. Il a parlé avec profondeur des événements qui ont dévasté notre société indigène fondée sur la tribu et a présenté avec compétence la thèse de notre responsabilité dans ce désastre. Mais, même en admettant qu'il soit vrai que nous ayons, par peur, égoïsme ou légèreté, causé une destruction que nous n'avons rien fait, ou bien peu, pour réparer ; en admettant que nous devrions en avoir honte et assumer une attitude plus courageuse, plus sincère et plus constructive que celle que nous avons prise jusqu'ici, il n'en existe pas moins une loi et c'est là un des accomplissements les plus méritoires de notre société imparfaite: le fait qu'elle ait créé des lois, chargé des juges de l'administrer et libéré ces juges de toute autre obligation que d'administrer la loi. Un Juge n'a pas à détourner la loi sous prétexte que la société est défectueuse. Si la loi est la loi d'une société que certains tiennent pour injuste, c'est la loi et la société qu'il faut changer. En attendant, il existe une loi en vigueur qui doit être appliquée et c'est le devoir sacré du Juge de la faire respecter. Et le fait qu'il soit laissé libre dans son jugement doit être compté pour équitable dans une société qui, à d'autres points de vue, peut être considérée comme peu équitable. Je ne veux pas dire, certes, que l'honorable avocat de la défense ait un seul instant envisagé que la loi ne soit pas appliquée. Je tiens seulement à dire qu'un Juge ne peut et ne doit pas se laisser troubler par les fautes de la société existante, au point de faire autre chose qu'appliquer la loi.
« Selon la loi, un homme est tenu responsable de ses actes, sauf en de certaines circonstances que personne n'a allégué trouver ici. En dehors de ces circonstances, il n'appartient pas à un Juge de décider à quel point les êtres humains sont véritablement responsables. Pas plus qu'il n'appartient à un Juge de se montrer pitoyable. Seule, une plus haute autorité, dans le cas présent le gouverneur général, dispose du droit de faire grâce. Récapitulons les faits : ce jeune homme s'introduit dans une maison avec l'intention de voler. Il y emporte un revolver chargé. II soutient que c'était un instrument d'intimidation. Pourquoi, dans ce cas, devait-il être chargé ? Il soutient qu'il n'avait pas l'intention de tuer. Pourtant l'un de ses complices a grièvement blessé le domestique indigène, et l'on doit supposer que ce domestique aurait aussi bien pu mourir de ce coup. Il déclare lui-même que l'arme en question était une barre de fer, une arme des plus dangereuses. Il était au courant du projet qui impliquait l'emploi de cette arme et, quand le tribunal l'a interrogé à ce sujet, il a reconnu n'avoir pas protesté contre l'emploi de cette arme meurtrière. Il est vrai que la victime était un noir et il existe certaines façons de penser qui tendraient à considérer un crime comme moins grave quand la victime est noire. Mais aucun tribunal ne pourrait en aucun cas souscrire à une telle opinion.
« Le point le plus important à considérer ici est l'affirmation répétée de l'accusé qu'il n'avait pas l'intention de donner la mort, que l'arrivée de l'homme blanc était inattendue et qu'il a tiré dans l'affolement et sous l'empire de la peur. Si le tribunal pouvait accepter cette déclaration comme véridique, il devrait conclure que l'accusé n'a pas commis de crime.
« Encore une fois, quels sont les faits ? Peut-on considérer ces trois jeunes gens autrement que comme de dangereux malfaiteurs ? Il est vrai qu'ils étaient pas entrés dans cette maison avec l'intention expresse de tuer un homme. Mais il est vrai également qu'ils s'étaient munis d'armes dont l'emploi pouvait facilement entraîner la mort de tout homme qui se serait opposé à l'accomplissement de leurs coupables desseins.
« La loi a été formulée à cet égard par un grand juriste sud-africain. « L'intention de tuer, dit-il, est un élément essentiel du meurtre ; mais son existence peut être impliquée par les circonstances. Et la question est de savoir si, étant donné les faits prouvés ici, une implication de cette nature est légitime. Une telle intention, en effet, ne se limite pas aux cas où il y a décision bien arrêtée de tuer ; elle est présente également dans les cas où l'objet est d'infliger des blessures graves capables d'entraîner la mort sans souci de savoir si elles l'entraîneront ou non. »
« Pouvons-nous supposer que, dans la petite pièce où, au cours d'un espace de temps si bref et si tragique, un homme noir innocent est cruellement assommé et un homme blanc innocent tué à bout portant, il n'y a pas eu intention d'infliger des blessures graves de cette nature si besoin en était pour l'accomplissement d'un coupable dessein ? Je ne puis pas quant à moi admettre une telle hypothèse. »
La salle est silencieuse. Et le Juge aussi se tait. On n'entend pas un son. Personne ne tousse, ne se retourne, ne soupire. Le Juge reprend :
« Ce Tribunal vous déclare, Absalon Koumalo, coupable du meurtre d'Arthur Trevelyan Jarvis, en son domicile de Parkwold l'après-midi du 8octobre 1946. Et ce Tribunal déclare Mathieu Koumalo et Johannes Pafuri non coupables, et les acquitte. »
Sur quoi les deux derniers nommés descendent l'escalier du souterrain et laissent l'autre seul. Il les suit des yeux. Peut-être pense-t-il : maintenant, je suis seul. Le Juge reprend :
« Sur quels attendus ce Tribunal pourrait-il s'appuyer pour recommander la pitié ? J'ai consacré à cela de longues et graves réflexions et je ne puis trouver ici de circonstances atténuantes. L'accusé est jeune, mais il a atteint l'âge d'homme. Il pénètre dans une maison avec deux complices, muni d'armes qui toutes deux peuvent causer la mort d'un homme. Ils font usage de ces deux armes, de l'une avec un résultat grave, de l'autre avec un résultat fatal. Ce Tribunal a le devoir solennel de protéger la société contre les attaques meurtrières d'individus dangereux, quel que soit leur âge et de montrer clairement qu'il punira de tels crimes comme ils méritent. C'est pourquoi je ne peux faire ici aucune recommandation tendant à la pitié. »
Le Juge s'adresse au garçon.
- Avez-vous quelque chose à dire avant que prononce la sentence ?
- Je n'ai que ceci à dire, que j'ai tué cet homme mais que je n'avais pas l'intention de le tuer. Seulement j'ai eu peur.
La salle se tait. Malgré cela, un homme blanc clame à haute voix le silence. Koumalo cache son visage dans ses mains, il a compris ce que cela veut dire. […]
- Je vous condamne, Absalon Koumalo, à retourner en prison et à être pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive. Que le Seigneur ait pitié de votre âme."
Alan Paton, Pleure, ô pays bien aimé, 1948, tr. fr. Denise Van Moppès, Le Livre de Poche, 1992, p. 204-205 et p. 256-259.
"Alors que le raisonnement mathématique se caractérise par l'univocité des signes et la rigidité de la preuve démonstrative, les juristes se servent d'une langue naturelle. L'article 4 du Code Napoléon impose au juge l'obligation de juger, c'est-à-dire de décider. Il proclame que « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». Comme le juge doit également motiver sa décision, montrer qu'elle est conforme au droit, il lui incombe, quelles que soient les circonstances, de montrer que sa décision n'est pas arbitraire et ceci malgré ce qui pourrait apparaître comme le silence, l'obscurité ou l'insuffisance de la loi.
Il y a silence de la loi quand il n'existe pas de texte applicable à la situation. C'est ainsi que l'article 461 du Code pénal français dit que « quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas est coupable de vol ». Ce code date de 1867 et est antérieur à l'exploitation industrielle de l'électricité. Est-ce que le vol de l'électricité tombe sous le coup de l'article 461 ? Est-ce que l'électricité est une chose dans le sens de cet article ? Ce même problème s'est posé en Allemagne et aux Pays-Bas. Les tribunaux allemands, arguant du fait que la loi pénale est d'interprétation restrictive, ont refusé de l'admettre, et il a fallu l'intervention du législateur pour que ce vol soit sanctionné par le Code pénal. Aux Pays-Bas, par contre, la Cour suprême n'a pas hésité à étendre par analogie la définition du vol, en l'appliquant à tout bien qui appartient à autrui. Les deux solutions sont possibles, selon que l'on se fonde sur la lettre ou sur l'esprit de la loi.
Qu'est-ce qu'une loi obscure ? C'est une loi qui retient des termes vagues, ambigus, à contenu variable, tels « l'équité », « l'intérêt public », « l'urgence », « les bonnes moeurs ». Ainsi l'article 283 du Code pénal français (qui correspond à l'article 383 du Code pénal belge) puni quiconque aura « distribué ou remis en vue de leur utilisation par un moyen quelconque, tous imprimés, films on clichés [...] contraires aux bonnes moeurs ». Quand un film contient-il des images contraires aux bonnes moeurs ? Certains films ont été projetés en Belgique dans une grande ville pendant des semaines sans intervention du parquet, alors que dans certains cinémas de village, ils ont été confisqués dès le lendemain de leur projection. Comment le juge devra-t-il décider si telle image est ou n'est pas contraire aux bonnes moeurs ? Notons qu'il doit prendre une décision, il doit condamner ou acquitter. Et il doit s'efforcer de trouver un critère pour ne pas donner l'impression de décider d'une façon arbitraire.
La loi est insuffisante quand, dans une situation donnée plusieurs règles sont applicables, quand l'une interdit ce que l'autre permet, que l'on se trouve devant une antinomie, et que l'on ne sait pas laquelle s'applique à la situation donnée. Empruntons, pour la simplicité, un exemple à la morale. Si l'instituteur dit aux enfants qu'ils ne doivent pas mentir et qu'ils doivent obéir à leurs parents, que doit faire l'enfant quand son père lui ordonne de mentir (« si l'on téléphone, tu diras que je ne suis pas là ») ? Il faut alors limiter la portée de l'une de ces règles, il faut hiérarchiser les règles, en tout cas trouver une solution. Il faut décider, choisir la règle applicable en l'occurrence.
Dans tous ces cas, où il y a lieu de décider, de choisir et de motiver la décision, le juge devra montrer que la solution adoptée est préférable, est acceptable, est raisonnable et conforme au droit."
Chaïm Perelman, Logique formelle et argumentation in Logique, argumentation, conversation, Actes du Colloque de pragmatique, Berne, Éd. Peter Lang, 1981, p. 171-173.
"Il faut sans doute repartir du vieux problème de l'incomplétude de tout système de droit positif. Il y a déjà fort longtemps que les théoriciens du droit ont pointé le fait que tout système de droit positif est à jamais incomplet, c'est-à-dire incomplètement déterminé par rapport au champ de son application possible, bref au domaine exact de l'action qu'il est appelé à régir. Pour le dire ici rapidement, on peut se souvenir de l'exemple devenu classique pris par Hart d'une règle interdisant les véhicules dans un parc : s'applique-t-elle, demandait Hart, au tank placé au centre du parc sur un monument de commémoration d'une guerre passée ?
D'un point de vue purement logique, il suffit de se souvenir de deux choses. Tout d'abord, que, pour qu'il y eût une détermination complète, il faudrait savoir quelle est la règle de droit positif à interpréter et à appliquer. Or, il semble impossible de trancher cette question par des définitions formelles, telles que les définitions légales réservant exclusivement à la loi la qualité de droit positif. Ensuite, à supposer la question des sources résolues, par exemple dans le sens que seule la loi est droit positif, et que toute la loi est droit positif, il faudrait que le droit positif offre une solution univoque pour tout problème concret. Or, il n'en va pas ainsi. Le juge doit bien entrer dans le jeu de l'incomplétude du droit positif, et exercer un certain pouvoir discrétionnaire limité mais réel. […]
Il faut également revenir pendant un instant à Kelsen pour comprendre les racines puis les développements possibles de ce débat sur l'incomplétude du droit et le rôle exact du juge, qui est au bout du compte un débat sur le statut de l'interprétation en droit. Deux grandes solutions ont été proposées en la matière. La première a consisté à soutenir que l'interprétation d'une règle est un acte de connaissance. La seconde a défendu qu'il s'agit d'un acte de volonté. Kelsen a typiquement opté pour cette seconde solution : il n'y a pas de signification véritable de la règle en dehors de celle qu'établit l'interprète lors du processus d'application du droit. Pourtant, il refuse d'en tirer la conclusion que le juge crée des normes en déterminant librement la signification des termes de la loi, et, par conséquent, le contenu des prescriptions et de leurs destinataires. C'est étrange, remarque le publiciste français Michel Troper, et comprendre cette étrangeté permet sans doute de saisir les arguments les plus vifs en faveur de la thèse anti-kelsénienne selon laquelle c'est l'interprète le véritable auteur des lois.
En effet, que dit Kelsen ? Il dit en gros deux choses. Premièrement, que la théorie courante de l'interprétation est dans l'erreur totale : elle voudrait nous faire croire qu'appliquées aux cas concrets, les lois ne peuvent jamais fournir qu'une et une seule décision correcte. C'est une naïve illusion positiviste. Deuxièmement, que l'interprétation est donc absolument nécessaire à tout acte d'application du droit, et qu'il faut simplement distinguer l'interprétation de l'ordre de la connaissance scientifique du droit (qui ne vise pas directement, bien sûr, l'application), qu'il appelle l'interprétation non authentique, et l'interprétation authentique, celle qui émane d'un organe habilité à interpréter.
À ce stade, pourquoi donc Kelsen refuse-t-il d'aller plus loin ? Comme le fait remarquer Michel Troper, Kelsen raisonne comme si l'interprétation authentique pouvait être une norme juridique à appliquer. Mais, poursuit-il, si l'on y réfléchit, on doit bien constater que l'objet de l'interprétation ne peut pas être véritablement une norme. Interpréter, en effet, revient à déterminer la signification de quelque chose. Or, une norme est la signification d'un acte de volonté. On ne saurait donc, en toute logique, interpréter une norme, tout simplement parce qu'on ne peut pas déterminer la signification d'une signification. Il faut se résoudre à penser que ce qui fait en réalité l'objet d'une interprétation, ce n'est pas une norme en tant que telle, mais un ensemble d'énoncés, à appréhender de façon définitivement holiste. Dans ce que l'on pourrait appeler un "holisme" juridique, par analogie à la célèbre thèse épistémologique du holisme énoncée par Duhem puis par Quine, un jugement ne met jamais face à face une norme à interpréter et un cas concret auquel appliquer celle-ci, mais toujours un ensemble d'énoncés et un cas concret à construire. Et, du coup, déterminer la signification de ces énoncés, c'est bien déterminer les normes qu'ils sont supposés exprimer. On parvient ainsi très exactement à la conclusion que refuse Kelsen : c'est l'interprète qui est le véritable auteur des lois.
Deux brefs éclairages peuvent nous être utiles ici.
Celui de Perelman, qui disait dans sa Logique juridique que la décision du juge inclut bien d'autres éléments que la seule loi, et par là, pourrait-on ajouter, crée plus que la loi puisqu'elle crée du droit, puisqu'elle crée le droit. C'est l'argumentation, disait Perelman, qui va permettre au juge de parvenir à ses fins, autrement dit de parvenir à une solution acceptable par son auditoire au sens élargi : les parties au procès, les juridictions supérieures, la doctrine. Il n'est donc plus question de limiter le rôle du juge à celui d'une bouche de la loi, puisque c'est absurde : la loi ne constitue pas le tout le droit, elle n'est que le principal outil guidant le juge dans l'accomplissement de sa tâche.
Le second éclairage est celui qui est apporté par la théorie développée par l'un des plus pénétrants théoriciens tout à la fois du droit et du libéralisme politique contemporain, autrement dit par Ronald Dworkin. La thèse de Dworkin est destinée à démontrer que la pratique judiciaire peut tout à la fois satisfaire au principe de sécurité juridique et à la prétention du droit à la légitimité sans pour autant s'enfermer dans une vision naïvement positiviste de la complétude immédiate des normes juridiques en vigueur. Cette thèse assez bien connue consiste à dire que dans les cas difficiles, la décision individuelle du juge doit être fondée sur l'ensemble du système de droit rationnellement reconstruit. Bref, le juge doit être capable de dégager des principes à partir de l'histoire du système juridique afin de guider sa propre prise de décision. C'est une thèse très subtile parce qu'elle décale complètement, sans toutefois l'abandonner, l'idée qu'en droit il ne doit y avoir qu'une seule bonne réponse dans un jugement. Sauf que cette réponse n'est pas dans la loi, et que c'est au juge et à lui seul de la dévoiler en s'aidant non seulement du texte de la loi, mais encore de l'esprit entier du système de droit dans lequel il juge. Formulée ainsi, cette thèse renvoie bien sûr très directement au système de la Common law qui fait largement appel à la jurisprudence. Mais une telle thèse n'est pas dénuée de sens dans un système de droit très codifié comme l'est le système français. Elle signifie alors que c'est bien à l'ensemble du système de droit que le juge doit faire appel pour guider sa décision. Certes, le juge de Dworkin est présenté sous les traits d'un Hercule idéal capable de reconstruire la masse entière du droit. Dworkin est assurément le premier à savoir que le juge en chair et en os n'est pas Hercule, ce dernier n'étant qu'un idéal régulateur pour penser le travail de la décision judiciaire. Le mouvement des Critical Legal Studies, a pu objecter à Dworkin, comme le rappelle Jürgen Habermas, que le juge réel est encore plus éloigné du juge idéal qu'il ne le croyait : peut-être les juges choisissent-ils tout simplement les principes qui les agréent et construisent-ils à partir d'eux leurs propres théories du droit pour rationaliser leurs décisions, bref pour occulter les préjugés grâce auxquels ils compensent l'indétermination objective du droit ?
Cette critique est assurément radicale. On peut se contenter d'en conserver ici une version moins polémique en soulignant simplement que toute décision judiciaire rendue difficile par le contexte de panique morale diffuse ou par la simple complexité juridique du cas lui-même est bien sûr susceptible d'erreur autant sur les faits que sur le droit. Lors de l'affaire d'Outreau la contamination de l'instruction par la croyance collective en l'existence d'un réseau criminel de grande ampleur a fini par faire pencher la balance au moment de l'acte du jugement en direction de la protection supposée de l'enfance, sans prudence à l'égard de la garantie des droits des accusés. Or, toute la sécurité juridique repose sur la plus grande perfection possible de la procédure judiciaire tout entière. Les droits ne garantissent jamais à toute personne juridique une sécurité de résultat, mais une sécurité procédurale : celle d'être traité selon une procédure équitable. La vérité judiciaire est avant tout dans la procédure, puisque toute justice humaine pourra toujours se tromper. C'est donc une vérité procédurale. Non, bien sûr, que le résultat de la procédure importe peu : il importe évidemment, mais il ne peut jamais être un absolu. Seule la recherche constante d'un perfectionnement de la procédure, dans le travail du juge et dans celui de l'institution judiciaire démocratique, est le véritable lieu de la vérité judiciaire. Confondre la sécurité de résultat avec la sécurité procédurale ne peut que nous fourvoyer dans le fantasme d'une justice infaillible et par là exempte de tout travail critique sur elle-même."
Jean-Cassien Billier, "La manifestation de la vérité en question : pour une éthique de la vérité judiciaire", article en ligne sur le site www.raison-publique.fr, 14 février 2010.