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Texte à méditer :   Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible.   David Rousset
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Hors des sentiers battus
La justice est-elle relative ?

  "Je ne reconnaissais pas cette justice intérieure et qui ne juge pas selon la coutume, mais selon la loi, cette loi très juste du Dieu tout-puissant, qui règle les moeurs des pays et des jours suivant les pays et les jours, qui reste toujours et partout la même, non point telle ici et différente ailleurs, cette loi selon laquelle furent justes Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David, et tous ces hommes que loua la bouche de Dieu. Mais ils ont été jugés injustes par les ignorants, qui jugent selon les vues de la justice humaine et mesurent les moeurs du genre humain, dans leur universalité, à leurs moeurs particulières. C'est comme si un homme, sans savoir ce qui, dans une armure, se rapporte à chaque partie du corps, voulait se couvrir la tête avec le cuissard, se chausser avec le casque, et se plaignait que rien ne lui allât. Ou comme si un jour où l'après-midi est déclaré « férié », quelqu'un se fâchait de n'avoir pas le droit de vendre, sous prétexte qu'il l'avait le matin. Ou encore comme si, voyant dans la même maison un esclave manier des objets auxquels celui qui verse à boire n'a pas permission de toucher, ou telle action se faire derrière l'écurie qui est défendue dans la salle à manger, on trouvait mauvais que dans le même logis, dans la même famille, tous n'aient pas partout les mêmes attributions.
  C'est ce que font les gens qui s'indignent en apprenant que, dans les siècles anciens, certaine chose a été permise, qui n'est pas permise aux justes du siècle où nous sommes, et que Dieu a commandé aux uns ceci, aux autres cela, pour des raisons relatives à l'époque, tous d'ailleurs étant soumis à la même justice ! Et cependant, ils voient bien que chez le même homme, le même jour, dans la même maison, ce qui convient à un membre ne convient pas à l'autre, que ce qui a été permis ne l'est plus l'instant d'après, que ce qui- est autorisé ou prescrit dans ce coin est défendu et puni dans cet autre tout à côté. Serait-ce donc que la justice est variable et changeante ? Non, mais les temps auxquels elle préside, ne se ressemblent pas, puisqu'ils sont des temps. Les hommes, dont la vie terrestre est courte, ne sont pas capables d'accorder par la pensée les raisons des choses, dans les siècles passés et dans d'autres pays dont ils n'ont pas l'expérience, avec leur expérience particulière. Cependant, dans un même corps, dans une même journée, dans une même maison, ils peuvent facilement se rendre compte de ce qui convient à tel membré, à tel moment, à tel endroit, Ou à telle personne. C'est pourquoi ils se scandalisent dans un cas et se soumettent dans l'autre.
  […] Et je ne voyais pas que la justice, à laquelle se soumettaient les hommes bons et saints, faisait aussi un tout des préceptes qu'elle édicte mais mieux encore et d'une façon plus sublime ; nulle, part elle ne change, et cependant, elle ne distribue ni ne prescrit toutes ses règles en même temps aux différentes époques, mais les y approprie. […]
  Les débauches contre nature, comme celles des Sodomites, doivent être partout haïes et châtiées. Quand tous les peuples les commettraient, ils seraient tous également coupables devant la loi de Dieu, qui n'a pas fait les hommes pour se comporter ainsi. Car c'est violer la société que nous devons avoir avec Dieu que de souiller par les perversions de la volupté la nature dont il est l'auteur.
  Quant aux fautes contre les coutumes des hommes, il faut les éviter en raison de la diversité de ces coutumes ; le pacte mutuel scellé par la coutume ou la loi d'une cité, d'une nation, ne saurait être violé par le caprice d'un citoyen ou d'un étranger. C'est laid un élément qui ne s'accorde pas au tout dont il fait partie. Mais quand Dieu commande à l'encontre de la coutume ou d'un pacte quelconque, même si la chose n'a jamais été faite en ce lieu, on doit la faire, et si elle a été oubliée, la restaurer, et l'instituer dans le cas où elle ne l'a déjà été. Il est permis à un roi, dans la cité où il règne, de donner un ordre que personne avant lui ni lui-même n'avait donné; et il n'est pas contraire au statut de cette cité de lui obéir, ou plutôt ce serait ruiner ce statut que de ne point lui obéir, l'obéissance au roi étant un pacte de la société humaine ; à plus forte raison doit-on obéir sans hésitation à tous les ordres de Dieu qui règne sur toute la création. Car de même qu'en ce qui concerne les pouvoirs des sociétés humaines, le pouvoir supérieur a le pas sur le pouvoir inférieur, qui doit lui obéir, de même Dieu commande à toutes choses et à tous."


Augustin, Les Confessions, Livre III, chapitre 1, trad. Joseph Trabucco, Garnier-Flammarion, 1978, p. 58-60.



    "La droiture et la justice, si l'homme en connaissait qui eût corps et véritable essence, il ne l'attacherait pas à la condition des coutumes de cette contrée ou de celle-là ; ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indes que la vertu prendrait sa forme. Il n'est rien sujet à plus continuelle agitation que les lois. [...]
    Que nous dira donc en cette nécessité la philosophie ? Que nous suivions les lois de notre pays ? c'est-à-dire cette mer flottante des opinions d'un peuple, ou d'un prince, qui me peindront la justice d'autant de couleurs, et la reformeront en autant de visages qu'il y aura en eux de changements de passion ? Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce, que je voyais hier en crédit, et demain ne l'être plus, et que le trajet d'une rivière fait crime ?
Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ?"

Montaigne, Essais, 1595, II, 12.


 

 

 

 

 

 

 

  "L'ignorance des causes et de la constitution originaire du droit, de l'équité, de la loi et de la justice conduit les gens à faire de la coutume et de l'exemple la règle de leurs actions, de telle sorte qu'ils pensent qu'une chose est injuste quand elle est punie par la coutume, et qu'une chose est juste quand ils peuvent montrer par l'exemple qu'elle n'est pas punissable et qu'on l'approuve. [...] Ils sont pareils aux petits enfants qui n'ont d'autre règle des bonnes et des mauvaises manières que la correction infligée par leurs parents et par leurs maîtres, à ceci près que les enfants se tiennent constamment à leur règle, ce que ne font pas les adultes parce que, devenus forts et obstinés, ils en appellent de la coutume à la raison, et de la raison à la coutume, comme cela les sert, s'éloignant de la coutume quand leur intérêt le requiert et combattant la raison aussi souvent qu'elle va contre eux. C'est pourquoi la doctrine du juste et de l'injuste est débattue en permanence, à la fois par la plume et par l'épée. Ce qui n'est pas le cas de la doctrine des lignes et des figures parce que la vérité en ce domaine n'intéresse pas les gens, attendu qu'elle ne s'oppose ni à leur ambition, ni à leur profit, ni à leur lubricité. En effet, en ce qui concerne la doctrine selon laquelle les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles d'un carré, si elle avait été contraire au droit de dominer de quelqu'un, ou à l'intérêt de ceux qui dominent, je ne doute pas qu'elle eût été, sinon débattue, en tout cas éliminée en brûlant tous les livres de géométrie, si cela eût été possible à celui qui y aurait eu intérêt."

 

Hobbes, Léviathan, 1651, Chapitre 11, tr. fr. Gérard Mairet, Folio essais, pp. 194-195.


 

    "Sur quoi [le souverain] la fondera-t-il, l'économie du monde qu'il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion! Sera-ce sur la justice ? Il l'ignore.
    Certainement, s'il la connaissait, il n'aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toute celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays ; l'éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu'on ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. […] Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, qu'elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle ; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s'est si bien diversifié, qu'il n'y en a point. Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant, qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui ? Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. […]
    De cette confusion arrive que l'un dit que l'essence de la justice est l'autorité du législateur, l'autre la commodité du souverain, l'autre la coutume présente ; et c'est le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue ; c'est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe, l'anéantit."

Pascal, Pensées (posthume, 1670), ed. Lafuma, Paris, Éditions du Seuil, coll."Points Essais", 1978.

  

  "Quant à savoir s'il existe le moindre principe moral qui fasse l'accord de tous, j'en appelle à toute personne un tant soit peu versée dans l'histoire de l'humanité, qui ait jeté un regard plus loin que le bout de son nez. Où trouve-t-on cette vérité pratique universellement acceptée sans doute ni problème aucun, comme devrait l'être une vérité innée ? La justice et le respect des contrats semblent faire l'accord du plus grand nombre ; c'est un principe qui, pense-t-on, pénètre jusque dans les repaires de brigands, et dans les bandes des plus grands malfaiteurs ; et ceux qui sont allés le plus loin dans l'abandon de leur humanité respectent la fidélité et la justice entre eux. Je reconnais que les hors-la-loi eux-mêmes les respectent entre eux mais ces règles ne sont pas respectées comme des lois de nature innées : elles sont appliquées comme des règles utiles dans leur communauté ; et on ne peut concevoir que celui qui agit correctement avec ses complices mais pille et assassine en même temps le premier honnête homme venu, embrasse la justice comme un principe pratique. La justice et la vérité sont les liens élémentaires de toute société : même les hors-la-loi et les voleurs, qui ont par ailleurs rompu avec le monde, doivent donc garder entre eux la fidélité et les règles de l'équité, sans quoi ils ne pourraient rester ensemble. Mais qui soutiendrait que ceux qui vivent de fraude et de rapine ont des principes innés de vérité et de justice, qu'ils acceptent et reconnaissent ?"

 

Locke, Essai sur l'entendement humain, 1690, Livre I, Chapitre 3, § 2.


 

  "La géométrie n’a rien à craindre d'aucune expérience. Le cercle est le cercle, et les choses qui ne sont pas rondes exactement n’ont rien à dire contre le cercle ; je pense les rayons égaux, et une suite de vérités à partir de là. Mais il est fou de chercher des choses parfaitement rondes, comme les anciens crurent que les astres décrivaient des cercles parfaits ; il fallut en rabattre, comme il faut rabattre de l'ellipse. A bien regarder, les cercles des astronomes servirent à mesurer de combien les planètes s'écartaient du cercle ; et l'ellipse sert maintenant à mesurer de combien les planètes s'écartent de l'ellipse. […]
  Je ne pense pas que la justice soit si différente du cercle, de l'ellipse, et des vérités de ce genre. Car il est vrai qu'il y a une justice, et chacun la reconnaîtra en ces deux frères partageant l'héritage. L'un d'eux dit à l'autre : « Tu fais les parts, et moi je choisirai le premier ; ou bien je fais les parts, et tu choisis. » Il n'y a rien à dire contre ce procédé ingénieux, si ce n'est que les parts ne seront jamais égales, et qu'elles devraient l'être ; et on trouvera aussi à dire que les deux frères ne seront jamais égaux, mais qu'ils devraient l'être. L'utopie cherche l'égalité des hommes et l'égalité des parts ; choses qui ne sont pas plus dans la nature que n'y est le cercle. Mais l'utopiste sait très bien ce qu'il voudrait ; et j'ajoute que si on ne veut pas cela, sous le nom de justice, on ne veut plus rien du tout, parce qu'on ne pense plus rien du tout. Par exemple un contrat injuste n'est pas du tout un contrat. Un homme rusé s'est assuré qu'un champ galeux recouvre du kaolin ; il acquiert ce champ contre un bon pré ; ce n'est pas un échange. Il y a inégalité flagrante entre les choses ; inégalité aussi entre les hommes, car l'un des deux ignore ce qui importe, et l'autre le sait. Je cite ce contrat, qui n'est pas un contrat, parce qu'il est de ceux qu'un juge réforme. Mais comment le réforme-t-il, sinon en le comparant à un modèle de contrat, qui est dans son esprit, et dans l'esprit de tous ? Est-ce que l'idée ne sert pas, alors, à mesurer de combien l'événement s'en écarte ? Comme un cercle imparfait n'est tel que par le cercle parfait, ainsi le contrat parfait."

 

Alain, Propos du 25 septembre 1932.



  "La justice est relative à des significations sociales. En fait, la relativité de la justice découle de la définition classique non relative, qui donne à chaque personne ce qui lui est dû, tout comme elle découle de ma propre conception, selon laquelle il faut distribuer les biens pour des raisons « internes ». Ce sont des définitions formelles qui requièrent, comme j'ai essayé de le montrer, qu'on les intègre à une histoire. Nous ne pouvons pas dire ce qui est dû à telle personne ou à telle autre, tant que nous ne savons pas comment ces personnes se relient les unes aux autres à travers les choses quelles fabriquent et quelles distribuent. Il ne peut pas y avoir de société juste tant qu'il n'y a pas de société ; et l'adjectif juste ne détermine pas mais modifie seulement la vie substantielle des sociétés qu'il décrit. Il y a un nombre infini de vies possibles, formées par un nombre infini de cultures, de religions, de régimes politiques, de conditions géographiques possibles, et ainsi de suite. Une société donnée est juste si sa vie substantielle est vécue d'une certaine manière - C'est-à-dire d'une manière qui soit fidèle aux compréhensions partagées de ses membres. […]
  Il y a une caractéristique qui, plus que toute autre, est au coeur de mon argumentation. Nous sommes (tous) des êtres producteurs de culture ; nous fabriquons et habitons des mondes doués de sens. Comme il n'existe pas de moyen de hiérarchiser et d'établir un ordre entre ces mondes relativement à leur conception des biens sociaux, nous rendons justice à des hommes et à des femmes réels en respectant leurs créations particulières. Et ils demandent justice, et résistent à la tyrannie, en insistant sur la signification des biens sociaux au sein de leur communauté. La justice trouve sa racine dans les diverses conceptions des lieux, des honneurs, des emplois, des choses de toute sorte, qui constituent une forme de vie partagée. Outrepasser ces conceptions, c'est (toujours) agir injustement."


Michael Walzer, Sphères de justice. Une dame du pluralirme et de l'égalité (1983), traduit de l'américain par P. Engel, Éd. du Seuil, coll. « La couleur des idées », 1997, pp. 433-434 et pp. 435-436.
 

Date de création : 15/11/2006 @ 15:30
Dernière modification : 11/08/2018 @ 12:32
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