"On voit par là quelle différence il y a entre l’Église et l’État. Rien de ce qui est permis dans l’État ne saurait être interdit par le magistrat dans l’Église. La loi ne saurait empêcher aucune assemblée religieuse, ni les prêtres d’aucune secte, de tourner à un saint usage ce qui est permis à tous les autres sujets dans la vie ordinaire. Si l’on peut manger du pain chez soi, ou boire du vin, être assis ou à genoux, sans qu’il y ait de crime, le magistrat ne saurait défendre cette pratique dans l’Église, quoique le pain et le vin y soient appliqués aux mystères de la foi et aux rites du culte divin. Mais tout ce qui peut être dommageable à l’État, et que les lois défendent pour le bien commun de la société, ne doit pas être souffert dans les rites sacrés des Églises ni mériter l’impunité ; seulement, il faut que le magistrat prenne bien garde à ne pas abuser de son pouvoir, et à ne point opprimer la liberté d’aucune Église, sous prétexte du bien public."
John Locke, Lettre sur la tolérance, 1689, trad. Jean Le Clerc, Garnier-Flammarion, 1992, p. 193-194.
"L'émancipation politique du Juif, du chrétien, de l'homme religieux en un mot, c'est l'émancipation de l'État du judaïsme, du christianisme, de la religion en général. Sous sa forme particulière, dans le mode spécial à son essence, comme État, l'État s'émancipe de la religion en s'émancipant de la religion d'État, c'est-à-dire en ne reconnaissant aucune religion, mais en s'affirmant purement et simplement comme État. S'émanciper politiquement de la religion, ce n'est pas s'émanciper d'une façon absolue et totale de la religion, parce que l'émancipation politique n'est pas le mode absolu et total de l'émancipation humaine.
La limite de l'émancipation politique apparaît immédiatement dans ce fait que l'État peut s'affranchir d'une barrière sans que l'homme en soit réellement affranchi, que l'État peut être un État libre, sans que l'homme soit un homme libre. Bauer le concède lui-même tacitement, en liant l'émancipation politique à la condition suivante : « Il faudrait, du reste, supprimer tout privilège religieux, donc également le monopole d'une église privilégiée ; et si d'aucuns ou même la très grande majorité croyaient encore devoir remplir des devoirs religieux, cette pratique devrait leur être abandonnée comme une affaire d'ordre absolument privé. » L'État peut donc s'être émancipé de la religion, même si la très grande majorité ne cesse pas d'être religieuse, du fait qu'elle l'est à titre privé.
Mais l'attitude de l'État, de l'État libre surtout, envers la religion n'est que l'attitude, envers la religion, des hommes qui constituent l'État. Par conséquent, c'est par l'intermédiaire de l'État, c'est politiquement, que l'homme s'affranchit d'une barrière, en s'élevant au-dessus de cette barrière, en contradiction avec lui-même, d'une manière abstraite et partielle. En outre, en s'affranchissant politiquement, c'est par un détour [Umweg], au moyen d'un intermédiaire, intermédiaire nécessaire, il est vrai, que l'homme s'affranchit. Enfin, même quand il se proclame athée par l'intermédiaire de l'État, c'est-à-dire quand il proclame l'État athée, l'homme demeure toujours limité au point de vue religieux, précisément parce qu'il ne se reconnaît tel que par un détour, au moyen d'un intermédiaire. La religion est donc la reconnaissance de l'homme par un détour et un intermédiaire. L'État est l'intermédiaire entre l'homme et la liberté de l'homme. De même que le Christ est l'intermédiaire que l'homme charge de toute sa divinité, de toute sa limitation religieuse, l'État est l'intermédiaire que l'homme charge de toute sa non-divinité, de toute sa limitation humaine."
Karl Marx, À propos de la question juive, 1844, tr. fr. Maximilien Rubel, Louis Évrard et Louis Janover, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 55-57.
"Le christianisme dans sa véritable signification détruit l'État. C'est ainsi qu'il fut compris dès le début et c'est pourquoi le Christ a été crucifié. Il a été compris ainsi de tout temps par les hommes que ne liait pas la nécessité de justifier l'État chrétien. Ce n'est qu'à partir du moment où les chefs d'État ont accepté le christianisme nominal extérieur qu'on a commencé à inventer les théories subtiles d'après lesquelles on peut concilier le christianisme avec l'État. Mais, pour tout homme sincère de notre époque, il ne peut pas ne pas être évident que le véritable christianisme – la doctrine de la résignation, du pardon, de l'amour – ne peut pas se concilier avec l'État, avec son despotisme, sa violence, sa justice cruelle et ses guerres. Non seulement le véritable christianisme ne permet pas de reconnaître l'État, mais il en détruit les principes mêmes."
Léon Tolstoï, Inutilité de la violence, 1893, tr. fr. Ély Halpérine-Kaminsky, Petite Bibliothèque Payot, 2022, p. 35.
"De par les activités de son prophète-fondateur l'Islam, dès ses débuts, s'engagea dans l'exercice du pouvoir politique. Il se trouvait que la communauté musulmane de Médine constituait aussi un État ; les événements qui allaient suivre devaient en faire le noyau d'un empire. Aux yeux des musulmans, la source suprême de la souveraineté était Dieu, de qui le Prophète détenait à la foi son autorité et sa loi. Le Prophète était le porteur de la révélation de Dieu, le messager du dessein de Dieu, le chef délégué par Dieu de la communauté des croyants. Jésus avait enseigné aux chrétiens à rendre à César ce qui appartenait à César, et à Dieu ce qui appartenait à Dieu. Pendant trois siècles de luttes et de persécutions, cette distinction s'établit fermement dans la doctrine et la pratique chrétiennes, et la religion chrétienne créa, ses propres institutions, séparées de celles de l'État : l'Église, la loi et la hiérarchie chrétiennes. Le grand changement survint avec la conversion au christianisme de l'empereur romain Constantin et le début des rapports malaisés, au sein de la chrétienté, entre l'Église et l'État.
Cette séparation des deux pouvoirs n'existe nullement dans l'Islam ; d'ailleurs, des couples de mots tel que « profane et religieux », « spirituel et temporel » n'ont pas d'équivalents en arabe classique. À Rome, César était Dieu ; dans la chrétienté, Dieu et César se partageaient le pouvoir. Dans l'Islam, Dieu est César, et le chef de la communauté musulmane est son vice-roi sur la terre.
Lorsque Mahomet mourut, sa mission spirituelle et prophétique était achevée. Sa tâche, assignée par Dieu, avait été de restaurer le véritable monothéisme enseigné par les prophètes précédents, mais, par la suite, dénaturé et corrompu ; d'abolir l'idolâtrie ; de transmettre la révélation instaurant la vraie religion et la loi divine. C'est ce qu'il avait fait de son vivant. Pour les musulmans, il était le dernier des prophètes. À sa mort, en 11/632, La volonté de Dieu s'était totalement révélée à l'humanité. Plus jamais il n'y aurait de prophètes ni de révélations.
Cependant, si la mission spirituelle avait pris fin, restait à remplir une mission religieuse : celle de maintenir et de défendre la loi divine et d'y soumettre le reste de l'humanité. L'accomplissement d'une telle tâche exigeait l'exercice d'un pouvoir politique et militaire – en un mot, d'une souveraineté – au sein d'un État."
Bernard Lewis, L'Islam, 1976, Prologue, tr. fr. Dominique Le Bourg, Maud Sissung et Charles Pellat, Petite Bibliothèque Payot, 2003, p. 15-17.
"L'État islamique, tel que le conçoivent les musulmans pieux, est une entité politique régie par la loi divine. En Dieu est la source de sa souveraineté ; son souverain, le calife, a pour premier devoir de maintenir et de propager l'Islam. Sa loi est la Sainte Loi révélée par Dieu et élaborée par les interprètes agréés de la foi. Elle ne statue pas seulement sur les questions de croyance, de rituel et de pratique religieuse, mais aussi sur les questions de droit constitutionnel et pénal, sur les problème de la famille, des successions et sur bien d'autres qui, dans la plupart des sociétés, semblent relever des autorités non pas religieuses, mais séculières. La théorie musulmane classique ne reconnaît ni autorité ni droit laïcs. L'« Église» et l'État ne font qu'un, et le calife en est le chef ; la Loi, que son rôle est de faire respecter, réglemente l'ensemble des activités humaines. Le rapport de sujet à souverain ayant un caractère religieux, la politique et la religion se confondent. La contestation politique, dont les causes peuvent être sociales, se manifeste sous une forme religieuse ; le dissentiment religieux acquiert des implications politiques. Dans une telle société, l'adhésion ou l'opposition à l'ordre existant tendent à se traduire par des attitudes et des idéologies religieuses qu'on pourrait désigner, à l'occidentale, par les termes d' « orthodoxie » et d'« hérésie ». Certains critiques, modérés dans leur désaccord, sont passifs dans leur opposition ; d'autres, plus radicaux dans leurs divergences doctrinales, sont plus violents dans leurs méthodes et cherchent à renverser l'ordre établi par des moyens qu'on pourrait qualifier de révolutionnaires."
Bernard Lewis, L'Islam, 1976, Chapitre 1er : La foi et les croyants, tr. fr. Dominique Le Bourg, Maud Sissung et Charles Pellat, Petite Bibliothèque Payot, 2003, p. 53-54.
Date de création : 25/11/2006 @ 14:58
Dernière modification : 09/04/2024 @ 13:22
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