"[…] pour pénétrer la nature des choses nous faisons partout usage de l'induction, aussi bien pour les propositions mineures que pour les majeures. Car nous considérons que l'induction est la forme de la démonstration qui préserve les sens, qui serre de près la nature, qui penche vers les œuvres et va presque s'y mêler.
C'est pourquoi, l'ordre de la démonstration se trouve lui aussi complètement renversé. Jusqu'ici en effet, on a pris l'habitude de procéder ainsi : des sens et du particulier, on vole du premier coup aux propositions les plus générales, comme à des pôles fixes autour desquels puissent rouler les disputes ; et on en dérive tout le reste par l'intermédiaire des propositions moyennes : voie certainement expéditive, mais précipitée, n'offrant aucun accès à la nature, inclinant aux disputes et comme aménagée pour elles. Dans notre manière de faire, au contraire, les axiomes naissent progressivement par une marche tellement graduée qu'on ne parvient qu'en dernier lieu aux plus généraux : et ces axiomes les plus généraux deviennent non pas des généralités purement notionnelles, mais des principes bien déterminés, tels que la nature les reconnaisse pleinement pour siens et qu'ils adhèrent à la moelle des choses.
Mais c'est dans la forme même de l'induction, et dans le jugement qui en résulte, que nous avons à introduire les plus grands changements. Car l'induction dont parlent les didacticiens, et qui procède par simple énumération, est quelque chose de puéril ; elle conclut de manière précaire, s'expose au risque d'une instance contradictoire, et ne prend en vue que les choses familières, sans déboucher sur rien.
Or ce dont les sciences ont besoin, c'est d'une forme d'induction qui procède à la solution et à la séparation de l'expérience et dont la conclusion nécessaire s'appuie sur les exclusions et les rejets obligés. Et si le jugement au sens ordinaire des dialecticiens a causé tant de labeurs et exercé de si grands talents, combien plus de travail va exiger cet autre jugement qui ne se tire pas simplement de l'intérieur de l'esprit, mais aussi des entrailles de la nature ?"
Francis Bacon, Novum Organum, 1620, tr. fr. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF, 1986, p. 78-79.
"La voie newtonienne n'est pas celle de la déduction pure mais celle de l'analyse. Newton ne commence pas par poser certains principes, certains concepts et axiomes universels pour parcourir pas à pas, au moyen de raisonnements abstraits, la voie qui conduit à la connaissance du particulier, des simples « faits ». C'est dans la direction inverse que se meut sa pensée. Les phénomènes sont le donné ; les principes, ce qu'il faut chercher. Si les principes sont bien le πρότερον τή φΰσει [proteron té phusei, ce qui est premier par nature], les phénomènes doivent rester le πρότερον πρός ήμάς [proteron pros hèmas, ce qui est premier pour nous]. C'est pourquoi la vraie méthode de la physique ne peut jamais consister à partir de quelque donnée arbitrairement admise, d'une « hypothèse », pour développer jusqu'au bout les conclusions qui y sont impliquées. De telles hypothèses sont imaginées au gré de chacun, modifiées de même ; considérées logiquement, toutes se valent, nous ne sortirons de cette équivalence et de cette indifférence rationnelle pour atteindre à la vérité, à la détermination physique, qu'en cherchant ailleurs nos critères. Un point de départ vraiment univoque ne peut nous être fourni par l'abstraction et la « définition » physique mais seulement par l'expérience et l'observation. Il ne s'agit pas du tout, pour Newton comme pour ses disciples et successeurs d'affirmer une opposition entre « expérience » et « pensée », d'ouvrir un abîme entre le domaine de la pensée pure et celui des « simples faits ». Il n'est pas question d'un conflit de validité, d'un dualisme méthodique entre les relations of ideas d'une part et la matter of fact d'autre part, comme celui qui a trouvé son expression la plus nette dans l'Enquiry concerning human understanding de Hume. Le newtonisme ne présuppose, comme objet et condition inviolable de la recherche, que l'ordre et la légalité parfaite de la réalité empirique. Toutefois, cette légalité signifie que les faits, comme tels, ne sont pas un simple matériau, une masse incohérente de détails, mais qu'on peut démontrer, dans les faits et par les faits, l'existence d'une forme qui les pénètre et les unit. Cette forme se présente comme mathématiquement déterminée ; structurée et articulée selon le nombre et la mesure. Mais cette articulation, justement, ne peut être l'objet d'une anticipation conceptuelle ; elle doit être trouvée et démontrée dans les faits. Le cheminement de la pensée, par conséquent, ne va pas des concepts et des axiomes aux phénomènes mais à l'inverse. L'observation est le datum ; le principe, la loi, le quaesitum."
Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, 1932, tr. fr. Pierre Quillet, Fayard, 1983, p. 43.
"La manière dont la science parvient à ses convictions est entièrement différente de celle de la théologie médiévale. L'expérience a montré qu'il était dangereux de partir de principes généraux et de procéder par déduction, d'abord parce que les principes peuvent être faux, ensuite parce que le raisonnement basé sur ces principes peut être erroné. La science part, non d'hypothèses générales, mais de faits particuliers, découverts par observation ou par expérimentation. À partir d'un certain nombre de ces faits, on parvient à une règle générale, dont, si elle est vraie, les faits en question sont des cas particuliers. Cette règle n'est pas positivement affirmée, mais acceptée pour commencer comme hypothèse de travail. Si elle est correcte, certains phénomènes non encore observés doivent se produire dans certaines circonstances. Si l'on constate qu'ils se produisent effectivement, cela contribue à confirmer l'hypothèse ; sinon, il faut la rejeter et en inventer une autre. Quel que soit le nombre de faits qui confirment l'hypothèse, cela ne la rend pas certaine, bien qu'on puisse finir par la considérer comme hautement probable : dans ce cas, on l'appelle « théorie » et non plus « hypothèse ». Un certain nombre de théories différentes, reposant chacune sur des faits, peuvent servir de base à une hypothèse nouvelle et plus générale, dont, si elle est vraie, elles dérivent toutes ; et aucune limite ne peut être fixée à ce processus de généralisation".
Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 11-12.
"Les inductivistes considèrent comme fondement sûr des lois et théories constituant la science les énoncés d'observation communément admis et non les expériences personnelles, subjectives des observateurs pris individuellement. Il est clair que les observations faites par Darwin lors de son voyage sur le Beagle seraient restées sans conséquences pour la science si elles n'étaient sorties de la sphère de l'expérience personnelle de Darwin. Elles ont acquis une valeur scientifique à partir du moment où elles ont été formulées et communiquées comme énoncés d'observation, offerts en pâture à d'autres savants, pour les utiliser et les critiquer. L'inductivisme exige la production d'énoncés d'observation à partir d'énoncés singuliers au moyen de l'induction. Les raisonnement, inductif aussi bien que déductif, contiennent les relations entre différentes séries d'énoncés et non pas des relations entre énoncés d'une part et expériences de perception de l'autre.
Nous pouvons supposer qu'il y a des expériences de perception directement accessibles à l'observateur, ce que ne sont pas les énoncés d'observation. Ces derniers sont des entités partagées, formulées dans un langage commun, et qui contiennent des théories de divers degrés de généralité et de sophistication. Une fois que l'on a admis que les énoncés d'observation constituent le fondement sur lequel repose la science, on s'aperçoit que, contrairement aux affirmations inductivistes, ils doivent être précédés par une théorie, et reviennent par là même aussi faillibles que la théorie qu'ils présupposent.
Les énoncés d'observation doivent être formulés dans le langage d'une théorie, aussi vague soit-elle : « Prenez garde, le vent pousse le landau du bébé vers le bord de la falaise ! » Une grande quantité de théorie de niveau élémentaire est présupposée ici. Il est sous-entendu que le vent est une chose qui existe et qui a la capacité de provoquer le mouvement d'objets se trouvant sur son chemin, tels que des landaus. La situation d'urgence perceptible dans le « prenez garde » indique que l'on s'attend à ce que le landau, dans lequel se trouve un bébé, tombe de la falaise et aille se fracasser sur les rochers en contrebas, chose qui, suppose-t-on encore, risque d'être nuisible au bébé. De même, quand une personne matinale qui éprouve un besoin urgent de café constate amèrement : « le gaz ne veut pas s'allumer », elle suppose qu'il existe dans l'univers des substances qui peuvent être regroupées sous la dénomination « gaz », et que, parmi elles, il y en a qui brûlent. On notera ici que l'on n'a pas toujours disposé du concept de « gaz ». Il n'existe que depuis le milieu du XVIIIe siècle, lorsque Joseph Black obtint pour la première fois du dioxyde de carbone. Auparavant, on considérait tous les « gaz » comme des échantillons d'air plus ou moins pur. Si nous en venons maintenant au même genre d'énoncés dans la science, les présupposés théoriques sont à la fois moins triviaux et plus évidemment présents. Ainsi le fait que l'énoncé : « Le faisceau d'électrons est repoussé par le pôle magnétique de l'aimant », ou le discours d'un psychiatre parlant des symptômes de repli d'un patient, présupposent une théorie considérable, ne devrait pas nécessiter de grands développements.
Ainsi, les énoncés d'observation seront toujours formulés dans le langage d'une théorie et seront aussi précis que le cadre théorique ou conceptuel qu'ils utilisent. Le concept de « force » utilisé en physique est précis parce qu'il acquiert sa signification de par le rôle qu'il joue dans une théorie précise, relativement autonome, la mécanique newtonienne. L'utilisation du même mot dans la langue de tous les jours (la force des circonstances, les vents de force 8, la force d'une argumentation, etc.) est imprécise seulement parce que les théories correspondantes sont fort variées et imprécises. Des théories précises, clairement formulées, sont une condition préalable pour que des énoncés d'observation soient précis. En ce sens, la théorie précède l'observation."
Alan F. Chalmers, Qu'est-ce que la science?, Récents développements en philosophies des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, 1982, Paris, Livre de Poche, 1987, p. 59-61.
Retour au menu sur la théorie et l'expérience
Date de création : 27/11/2006 @ 11:35
Dernière modification : 12/12/2015 @ 08:23
Catégorie :
Page lue 6891 fois
Imprimer l'article
|