"Tout être organisé forme un ensemble, un système unique et clos, dont les parties se correspondent mutuellement et concourent à la même action définitive, par une réaction réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres changent aussi, et par conséquent chacune d'elles, prise séparément, indique et donne toutes les autres : ainsi, si les intestins d'un animal sont organisés de manière à ne digérer que de la chair récente, il faut aussi que ses mâchoires soient construites pour dévorer une proie ; ses griffes, pour la saisir et la déchirer ; ses dents, pour la couper et la diviser ; le système entier de ses organes du mouvement, pour la poursuivre et pour l'atteindre ; ses organes des sens, pour l'apercevoir de loin ; il faut même que la nature ait placé dans son cerveau l'instinct nécessaire pour savoir se cacher et tendre des pièges à ses victimes. Telles seront les conditions générales du régime carnivore : tout animal destiné à ce régime les réunira infailliblement, car sa race n'aurait pu subsister sans elles, mais sous ces conditions générales, il en existe de particulières, relatives à la grandeur, à l'espèce, au séjour de la proie pour laquelle l'animal est disposé ; et de chacune de ces conditions particulières résultent des modifications de détail dans les formes qui dérivent des conditions générales ; ainsi non seulement la classe, mais l'ordre, mais le genre, et jusqu'à l'espèce, se trouvent exprimés dans la forme de chaque partie. En effet, pour que la mâchoire puisse saisir, il lui faut une certaine forme de condyle, un certain rapport entre la position de la résistance et celle de la puissance avec le point d'appui, un certain volume dans le muscle crotaphite, qui exige une certaine étendue dans la fosse qui le reçoit. et une certaine convexité de l'arcade zygomatique, sous laquelle il passe ; cette arcade zygomatique doit aussi avoir une certaine force pour donner appui au muscle masseter. Pour que l'animal puisse emporter sa proie, il lui faut une certaine vigueur dans les muscles qui soulèvent sa tête, d'où résulte une forme déterminée dans les vertèbres, où ces muscles ont leurs attaches, et dans l'occiput, où ils s'insèrent. Pour que les dents puissent couper la chair, il faut qu'elles soient tranchantes et qu'elles le soient plus ou moins, selon qu'elles auront plus ou moins exclusivement de la chair à couper. Leur base devra être d'autant plus solide qu'elles auront plus d'os et de plus gros os à briser. Toutes ces circonstances influeront aussi sur le développement de toutes les parties qui servent à mouvoir la mâchoire. Pour que les griffes puissent saisir cette proie, il faudra une certaine mobilité dans les doigts, une certaine force dans les ongles, d'où résulteront des formes déterminées dans toutes les phalanges et des distributions nécessaires de muscles et tendons ; il faudra que l'avant-bras ait une certaine facilité à se tourner, d'où résulteront encore des formes déterminées dans les os qui les composent. Mais les os de l'avant-bras, s'articulant sur l'humérus, ne peuvent changer de forme sans entraîner des changements dans celui-ci. Les os de l'épaule devront avoir un certain degré de fermeté dans les animaux qui emploient leurs bras pour saisir, et il en résultera encore pour eux des formes particulières : le jeu de toutes ces parties exigera dans tous leurs muscles de certaines proportions, et les impressions de ces muscles ainsi proportionnés détermineront encore plus particulièrement les formes des os... En un mot, la forme de la dent entraîne la forme du condyle, celle de l'omoplate, celle des ongles, tout comme l'équation d'une courbe entraîne toutes ses propriétés ; et, de même qu'en prenant chaque propriété séparément pour base d'une équation particulière, on retrouverait et l'équation ordinaire et toutes les autres propriétés quelconques, de même l'ongle, l'omoplate, le condyle, le fémur et tous les autres os pris chacun séparément, donnent la dent ou se donnent réciproquement ; et, en commençant par chacun d'eux, celui qui posséderait rationnellement les lois de l'économie organique pourrait refaire tout l'animal."
Georges Cuvier, Discours sur les révolutions de la surface du globe, et sur les changements qu'elles ont produits dans le règne animal, 1826, G. Dufour et Ed. d'Ocagne, p. 47-49.
"Les lois physiques sont constantes, invariables ; elles ne sont sujettes ni à augmenter, ni à diminuer, dans aucun cas une pierre ne gravite avec plus de force vers la terre qu'à l'ordinaire. [...]
Au contraire, à chaque instant la sensibilité, la contractilité, s'exaltent, s'abaissent et s'altèrent : elles ne sont presque jamais les mêmes.
Il suit de là que tous les phénomènes physiques sont constamment invariables, qu'à toutes les époques, sous toutes les influences, ils sont les mêmes ; que l'on peut, par conséquent, les prévoir, les prédire, les calculer. [...] Au contraire, toutes les fonctions vitales sont susceptibles d'une foule de variétés. Elles sortent fréquemment de leur degré naturel ; elles échappent à toute espèce de calcul ; il faudrait presque autant de formules que de cas qui se présentent. On ne peut rien prévoir, rien prédire, rien calculer dans leurs phénomènes : nous n'avons sur eux que des approximations, le plus souvent même incertaines."
Bichat, Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine , 1801, I, Introduction, LII-LIII, Brosson, Gabon et Cie, Paris.
"Par cette opposition des caractères qui distinguent les corps vivants de ceux qui ne peuvent posséder la vie, on apercevra facilement l'énorme différence qui se trouve entre ces deux sortes de corps et l'on concevra, malgré tout ce que l'on peut dire, qu'il n'y a point d'intermédiaire entre eux, point de nuance qui les rapproche et qui puisse les réunir. Les uns et les autres, néanmoins, sont de véritables productions de la nature : ils résultent tous de ses moyens, des mouvements répandus dans ses parties, des lois qui régissent tous les genres, des affinités grandes ou petites, qui se trouvent entre les différentes matières qu'elle emploie dans ses opérations."
Lamarck, Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, tome I, Verdière, Paris, 1815, p. 57.
"Pour l’explication des phénomènes de la nature vivante, il faut tenir compte des propriétés fondamentales de la matière ; il faut savoir appliquer la mécanique des solides et celle des fluides ; il faut surtout faire intervenir les actions chimiques ; et le choix même que la nature a fait d’un petit nombre d’éléments chimiques, jouissant de propriétés singulières, pour fournir presque exclusivement les matériaux du règne organique, indique assez qu’il faut puiser dans la chimie les conditions les plus immédiates du développement des forces organiques ; mais d’un autre côté, si le chimiste regarde comme chimérique l’entreprise de ramener à un problème de mécanique ordinaire l’explication des phénomènes qu’il étudie et des lois qu’il constate, le physiologiste regarde comme encore bien plus chimérique la prétention d’expliquer, par le seul concours des lois de la mécanique et de la chimie, un des phénomènes les plus simples de la vie organique, la formation d’une cellule, la production d’un globule du sang, ou, parmi les fonctions plus complexes et qui néanmoins dépendent le plus immédiatement du jeu des actions chimiques, la digestion des aliments, l’assimilation des fluides nourriciers. Encore moins surmonterait-on la répugnance de la raison à admettre que la solution de l’énigme de la génération puisse sortir des formules du géomètre ou du chimiste. A l’apparition des êtres organisés et vivants commence un ordre de phénomènes qui s’accommodent aux grandes lois de l’univers matériel, qui en supposent le concours incessant, mais dont évidemment la conception et l’explication scientifique exigent l’admission expresse ou tacite de forces ou de principes ajoutés à ceux qui suffisent à l’explication de phénomènes plus généraux et plus permanents."
Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique (1851), Chapitre 9, § 125, p. 194-195.
"Les philosophes ont comparé le monde, dans son immensité, à un être vivant, tandis que les médecins et les physiologistes se sont plu à appeler l'homme un petit monde (microcosmos), dénomination qu'ils auraient aussi bien pu appliquer à tout animal autre que l'homme. Mais une telle assimilation ne va à rien moins qu'à méconnaître la distinction profonde entre le mécanisme et l'organisme, entre la nature inanimée et la nature vivante. Le monde n'est pas un animal gigantesque, mais une grande machine dont chaque élément obéit à sa loi propre et à la force dont il est individuellement doué, de telle sorte que la raison de leur concours harmonique doit être cherchée ailleurs que dans l'essence même de ces forces et dans leur vertu productrice ; et de même l'animal n'est pas seulement un petit monde, c'est-à-dire une petite machine incluse dans une grande, mais un être qui porte en lui son principe d'unité et d'activité harmonique, n'attendant pour se déployer que des stimulants extérieurs et une disposition favorable des milieux ambiants."
Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851, Chapitre 9, § 133, p. 208.
"Cette spontanéité des êtres vivants n'est qu'une simple apparence et la conséquence de certaines déterminismes de milieux parfaitement déterminés ; de sorte qu'au fond il sera facile de prouver que les manifestations des corps vivants, aussi bien que celles des corps bruts, sont dominées par un déterminisme nécessaire qui les enchaîne à des conditions d'ordre purement physico-chimique."
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Flammarion, p. 102.
"La manifestation des propriétés des corps bruts est liée à des conditions ambiantes de température et d'humidité, par l'intermédiaire desquelles l'expérimentateur peut gouverner durablement le phénomène minéral. Les corps vivants ne paraissent pas susceptibles au premier abord d'être ainsi influencés par les conditions physico-chimiques environnantes ; mais ce n'est là qu'une illusion qui tient à ce que l'animal possède et maintient en lui les conditions de chaleur et d'humidité nécessaires aux manifestations des phénomènes vitaux. De là résulte que le corps inerte subordonné à toutes les conditions cosmiques se trouve enchaîné à toutes variations, tandis que le corps vivant reste au contraire indépendant et libre dans toutes leurs variations ; ce dernier semble animé par une force intérieure qui régit tous ses actes et qui l'affranchit de l'influence des variations et des perturbations physico-chimiques ambiantes. C'estcet aspect si différent dans les manifestations des corps vivants comparées aux manifestations des corps bruts qui a porté les physiologistes, dits vitalistes, à admettre dans les premiers une force vitale qui serait en lutte incessante avec les forces physico-chimiques et qui neutraliserait leur action destructrice sur l'organisme vivant. Dans cette manière de voir, les manifestations de la vie seraient déterminées par l'action spontanée de cette force vitale particulière, au lieu d'être, comme celles des corps bruts, le résultat nécessaire des conditions ou des influences physico-chimiques d'un milieu ambiant. Mais si l'on y réfléchit, on verra bientôt que cette spontanéité des corps vivants n'est qu'une simple apparence et la conséquence de certain mécanisme de milieux parfaitement déterminés ; de sorte qu'au fond, il sera facile de prouver que les manifestations des corps vivants aussi bien que celles des corps bruts, sont dominées par un déterminisme nécessaire qui les enchaîne à des conditions d'ordre purement physico-chimique.
Notons d'abord que cette sorte d'indépendance de l'être vivant dans le milieu cosmique ambiant n'apparaît que dans les organismes complexes et élevés. [...] C'est seulement chez les animaux à sang chaud, qu'il paraît y avoir indépendance entre les conditions de l'organisme et celles du milieu ambiant ; chez ces animaux, en effet, la manifestation des phénomènes vitaux ne subit plus les alternatives et les variations qu'éprouvent les conditions cosmiques, et il semble qu'une force intérieure vienne lutter contre ces influences et maintenir malgré elles l'équilibre des fonctions vitales. Mais au fond il n'en est rien, et cela tient simplement à ce que, par suite d'un mécanisme protecteur plus complet que nous aurons à étudier, le milieu intérieur de l'animal à sang chaud se met plus difficilement en équilibre avec le milieu cosmique extérieur. [...]
Dans l'expérimentation sur les corps bruts, il n'y a à tenir compte que d'un seul milieu, c'est le milieu cosmique extérieur : tandis que chez les êtres vivants élevés, il y a au moins deux milieux à considérer : le milieu extérieur ou extra-organique et le milieu intérieur ou intra-organique. [...]
Le physicien et le chimiste qui expérimentent sur les corps inertes, n'ayant à considérer que le milieu extérieur, peuvent, à l'aide du thermomètre, du baromètre et de tous les instruments qui constatent et mesurent les propriétés de ce milieu extérieur, se placer toujours dans des conditions identiques. Pour le physiologiste, ces instruments ne suffisent plus, et d'ailleurs, C'est dans le milieu intérieur qu'il devrait les faire agir. En effet c'est le milieu intérieur des êtres vivants qui est toujours en rapport immédiat avec les manifestations vitales, normales ou pathologiques des éléments organiques. À mesure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres vivants, l'organisation se complique, les éléments organiques deviennent plus délicats et ont besoin d'un milieu intérieur plus perfectionné. Tous les liquides circulant, la liqueur du sang et les fluides intra-organiques constituent en réalité ce milieu intérieur.
Chez tous les êtres vivants, le milieu intérieur, qui est un véritable produit de l'organisme, conserve des rapports nécessaires d'échanges et d'équilibres avec le milieu cosmique extérieur ; mais à mesure que l'organisme devient plus parfait, le milieu organique se spécialise et s'isole en quelque sorte de plus en plus du milieu ambiant."
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865,Flammarion, « Champs », 1984, p. 101-106.
"Le physiologiste et le médecin ne doivent jamais oublier que l'être vivant forme un organisme et une individualité. Le physicien et le chimiste, ne pouvant se placer en dehors de l'univers, étudient les corps et les phénomènes isolément pour eux-mêmes, sans être obligés de les rapporter nécessairement à l'ensemble de la nature. Mais le physiologiste, se trouvant au contraire placé en dehors de l'organisme animal dont il voit l'ensemble, doit tenir compte de l'harmonie de cet ensemble, en même temps qu'il cherche à pénétrer dans son intérieur pour comprendre le mécanisme de chacune de ses parties. De là il résulte que le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu'ils observent. ; tandis que le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres. Il faut donc bien savoir que, si l'on décompose l'organisme vivant en isolant ses diverses parties, ce n'est que pour la facilité de l'analyse expérimentale, et non point pour les concevoir séparément. En effet, quand on veut donner à une propriété physiologique sa valeur et sa véritable signification, il faut toujours la rapporter à l'ensemble et ne tirer de conclusion définitive que relativement à ses effets dans cet ensemble. C'est sans doute pour avoir senti cette solidarité nécessaire de toutes les parties d'un organisme, que Cuvier a dit que l'expérimentation n'était pas applicable aux êtres vivants, parce qu'elle séparait des parties organisées qui devaient rester réunies."
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Chapitre II, Flammarion, p. 137-138.
"Dans des conditions déterminées, la matière se comporte de façon déterminée, rien de ce qu’elle fait n'est imprévisible : si notre science était complète et notre puissance de calculer infinie, nous saurions par avance tout ce qui se passera dans l’univers matériel organisé, dans sa masse et dans ses éléments, comme nous prévoyons une éclipse de lune ou de soleil. Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. L’être vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. Dans un monde ou tout le reste est déterminé, une zone de détermination l’environne. Comme pour créer l’avenir il faut en préparer quelque chose dans le présent, comme la préparation de ce qui sera ne peut se faire que par l’utilisation de ce qui a été, la vie s’emploie dès le début à conserver le passé et à anticiper l’avenir dans une durée où passé, présent et avenir empiètent l’un sur l’autre et forment une continuité indivisée : cette mémoire et cette anticipation sont comme nous l’avons vu la conscience même. Et c’est pourquoi, en droit, sinon en fait, la conscience est coextensive à la vie."
Bergson, L'énergie spirituelle, "La conscience et la vie", 1911, 1985, p. 8.
"Le physicien, s'il veut étudier la loi de la pesanteur, est contraint à l'observation rigoureuse des conditions régissant les expériences ; il doit veiller à la plus scrupuleuse précision de ses appareils. Si ses mensurations lui fournissent une grandeur variable, il s'efforcera de réduire la marge d'erreur en usant d'appareils encore plus précis, en excluant davantage encore tout facteur de perturbation.
Mais les processus vitaux se distinguent des phénomènes physiques par 4 caractéristiques : 1° Ils dépendent de plusieurs domaines de relations, qui se recouvrent d'ailleurs partiellement entre eux; 2° Leur structure en tant que forme, qui est organique ; 3° Leur instabilité limitée ; 4° Leur corrélation significative avec des processus extérieurs au phénomène étudié.
La première caractéristique est la raison pour laquelle, chaque fois qu'un processus organique est fixé dans une situation donnée, par exemple dans le cadre propre aux expériences de laboratoire, la manière dont l'animal se comporte change.
La seconde veut dire que l'essentiel du phénomène n'est pas conditionné par sa grandeur mesurable dans l'espace ou dans le temps, mais par son unité de signification. Celle-ci ne varie pas, si ses parties et leurs rapports spatiaux et temporels varient, à l'intérieur de certaines limites. C'est ainsi que, déjà, un triangle reste triangulaire, indépendamment des dimensions du tout ou des parties, de la matière aussi (encre, craie, etc.) qui en représente la forme.
La troisième caractéristique nous indique à quoi tout être vivant doit sa constance. Qu'une fonction se répète, identique à elle-même, ou qu'un état manifeste une certaine permanence – par exemple pour la température du corps humain ou la fréquence du battement cardiaque – il en faut chercher l'origine dans un système de contrepoids, d'équilibre. Les fonctions équilibrées sont chacune instables, de manière limitée, parce qu chacune d'elles débouche dans un autre équilibre.
Toute stabilité – par exemple la régularité des réactions d'un animal à un stimulant déterminé – est déterminée par de tels équilibres fonctionnels, et non par une structure fixe et stable. Le degré d'instabilité des processus vitaux est lui-même une propriété de la vie, et le rétrécissement des conditions expérimentales, qui tend à faire disparaître cette instabilité, est des plus dangereux pour les recherches biologiques.
Le quatrième critère, consistant dans la corrélation de chaque phénomène avec des processus qui lui sont extrinsèques, signifie que l'explication des phénomènes étudiés exige une connaissance de cette relativité significative. Et l'on ne parvient à cette connaissance que par une science étendue de la vie animale, c'est-à-dire de l'existence, de la conduite et de ses variations dans le milieu où cette vie se déroule normalement."
F. J. J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, 1952, tr. fr. A. Frank-Duquesne, PUF logos, p. 27-28.
"La Terre, dans ses phénomènes actuels, est bien pauvre en enseignements chimiques [...]. Le monde inanimé est un monde presque dépourvu de phénomènes inter-matériels. Il faut l'occasion de la foudre pour faire de l'ozone. Il faut un volcan pour prouver que le laboratoire de la Terre est encore, dans les profondeurs, en activité [...]. C'est précisément les phénomènes de la vie qui ont en quelque sorte réintroduit les phénomènes chimiques sur la planète matériellement endormie, devenue chimiquement inerte. La plante est un alambic, l'estomac est une cornue. Avec les êtres vivants, il semble que la nature s'essaie à la facticité. La vie distille et filtre."
Gaston Bachelard, Le Matérialisme rationnel, P.U.F., 1953, p. 32.
"L'hypothèse sans doute la plus puissante et qui contribue le plus au développement de la biologie, c'est que tout ce que font les animaux, les atomes peuvent le faire, que les choses qu'on voit dans l'univers biologique sont les résultats du comportement de phénomènes physiques et chimiques, sans « petit quelque chose de plus ». Vous pouvez toujours dire : « Avec les créatures vivantes tout est possible », si vous acceptez de ne jamais comprendre les créatures vivantes. On a beaucoup de peine à croire que les mouvements onduleux des tentacules de la pieuvre ne sont rien d'autre que les atomes batifolant suivant des lois physiques connues. Mais quand on fait des recherches avec cette hypothèse, on arrive à deviner avec beaucoup de précision comment ça marche. De cette man n fait de grands progrès dans la compréhension : jusqu'ici le tentacule n'a pas été coupé – on n'a pas trouvé que cette idée soit fausse."
Richard Feynman, La Nature des lois physiques, 1965, Chapitre 7, tr. fr. Hélène Isaac et Jean-Marc Lévy-Leblond, Points sciences, 1980, p. 196-197.
"Le juste milieu, c'est affirmer qu'il est impossible, tant la complexité structurelle et fonctionnelle de la vie est grande, de réduire cette vie à ses constituants chimiques et de l'expliquer tout entière par des lois physiques et chimiques qui s'exercent au niveau moléculaire. Mais le juste milieu, c'est nier tout aussi farouchement que cet échec réductionniste signifie qu'une propriété mystique soit attachée à la vie, une "étincelle" spéciale inhérente à la vie seule. La vie acquiert ses propres principes de la structure même de la nature hiérarchique. Parallèlement à la complexité croissante de la hiérarchie qui va de l'atome à la molécule, au gène, à la cellule, aux tissus, à l'organisme, jusqu'à la population, des propriétés nouvelles résultant des interactions et des interconnexions se dégagent à chaque nouveau niveau. Il est impossible d'expliquer entièrement un niveau plus élevé dans la hiérarchie en le décomposant en ses éléments constitutifs et en interprétant les propriétés de ces éléments sans tenir compte de leurs interactions. Pour mieux cerner la complexité de la vie, nous devons faire appel à des principes nouveaux, des principes d'émergence : ces principes s'ajoutent à ceux de la physique et de la chimie des atomes et des molécules et leur sont tout à fait compatibles.
On pourrait utiliser pour définir ce juste milieu le terme "organisationnel" ou "holistique" ; c'est la position qu'adoptent presque tous les biologistes et même presque tous les chercheurs des sciences physiques qui ont profondément réfléchi à la signification de la biologie et ont éprouvé personnellement sa complexité".
Stephen Jay Gould, Le Sourire du flamand rose, 1985, p. 412.
"La biologie est l'étude des choses complexes qui donnent l'apparence d'avoir été conçues dans un but. La physique est l'étude des choses simples qui ne nous amènent pas à invoquer un dessein [design]. [...]
[Dire] que la physique est l'étude des choses simples [...] peut sembler étrange au premier abord. La physique semble être un sujet compliqué, parce que les idées de la physique sont pour nous difficiles à comprendre. Nos cerveaux ont été conçus pour comprendre la chasse et la cueillette, l'accouplement et l'éducation des enfants : un monde d'objets de taille moyenne, se mouvant dans trois dimensions, à des vitesses modérées. Nous sommes mal équipés pour comprendre le très petit et le très grand ; les choses dont la durée est mesurée en nanosecondes ou en milliards d'années ; les particules qui n'ont pas de position ; les forces et les champs que nous ne pouvons pas voir ou toucher, que nous connaissons seulement parce qu'ils ont une incidence sur les choses que nous pouvons voir ou toucher. Nous pensons que la physique est complexe, car il est difficile pour nous de la comprendre, et parce que les livres de physique sont pleins de mathématique compliquée. Mais les objets que les physiciens étudient restent fondamentalement des objets simples. Ce sont des nuages de gaz ou de minuscules particules, ou des grumeaux de matière uniforme comme les cristaux, avec des structures atomiques répétées presque indéfiniment. Ils n'ont pas, du moins selon les normes biologiques, de parties compliquées. Même les grands objets physiques comme les étoiles se composent d'un nombre plutôt limité de parties, disposées de façon plus ou moins désordonnée. Le comportement des objets physiques non biologiques est si simple qu'il est possible d'utiliser le langage mathématique pour le décrire, ce qui explique pourquoi les livres de physique sont pleins de mathématique. [...]
Est-ce nier que les êtres vivants obéissent aux lois de la physique ? Certainement pas. Il n'y a aucune raison de penser que les lois de la physique sont violées par la matière vivante. Il n'y a rien de surnaturel, pas de « force vitale » rivalisant avec les forces fondamentales de la physique. Il est vrai que si vous essayez d'utiliser les lois de la physique de façon naïve, pour comprendre le comportement d'un corps vivant dans son ensemble, vous constaterez que vous n'allez pas très loin. Le corps est une chose complexe avec de nombreux éléments constitutifs, et pour comprendre son comportement, vous devez appliquer les lois de la physique à ses parties, et non à l'ensemble. Le comportement de l'organisme dans son ensemble émergera alors comme une conséquence des interactions entre les parties."
Richard Dawkins, L'Horloger aveugle, 1986, Penguin Books, 2006, p. 1, p. 2 & p. 10, tr. fr. Pierre-Jean Haution.
"On s'attend à rencontrer [le concept de liberté] dans le domaine de l'esprit et de la volonté, et pas avant. Pour notre part, nous allons jusqu'à affirmer que déjà le métabolisme [1], couche fondamentale de toute existence organique, manifeste une liberté - mieux, qu'il est lui-même la première forme de liberté. [...]
Pris dans son sens fondamental, le concept de liberté peut servir de fil d'Ariane pour l'interprétation de ce que nous appelons « vie ». Le secret des commencements nous demeure caché. Mais dès que nous nous trouvons dans le domaine de la vie elle-même, nous ne sommes plus réduits à des hypothèses : ici, le concept de liberté est d'emblée à sa place et nous en avons besoin dans la description ontologique de la dynamique vitale élémentaire.
Mais le chemin ascendant qui part de là n'est pas simplement l'histoire d'une réussite. Le privilège de la liberté porte le fardeau de la détresse et signifie : existence en danger. Car la condition fondamentale de ce privilège réside dans le fait paradoxal que, par un acte originel de séparation, la substance vivante s'est dégagée de l'intégration universelle des choses dans le tout de la nature pour se poser en face du monde, introduisant ainsi, dans l'indifférente sécurité de la possession de l'existence, la tension entre "être et non être". La substance vivante a accompli cela en assumant une relation d'indépendance précaire par rapport à cette matière, pourtant indispensable à son existence : en distinguant sa propre identité de celle de son matériau temporaire, par l'intermédiaire duquel elle fait pourtant partie de leur commun monde physique".
Hans Jonas, Évolution et liberté, 1992, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Bibliothèque Rivages, 1999, p. 28-30.
[1] Métabolisme : ensemble des transformations que tous les organismes vivants font subir aux différentes molécules qui composent leurs aliments, à la fois pour libérer l'énergie nécessaire à leur fonctionnement vital (biodégradation) et pour édifier leur structure moléculaire ou accumuler des réserves (biosynthèse).
"La biochimie (surtout dans sa forme de "biologie moléculaire") est sans doute le stade ultime de cette méthode analytique et expérimentale ; les différentes autres disciplines biologiques, comme la physiologie, tendent à y être réduites. Elle a mis en évidence la parfaite identité de nature de la matière, et des lois qui la régissent, dans les êtres vivants et les objets inanimés. Cette matière présente simplement dans les êtres vivants un certain nombre de molécules (et de réactions inhérentes) qui, tout en suivant les mêmes lois physico-chimiques que les autres, ne se trouvent pas aujourd'hui dans les objets inanimés (c'est le cas notamment des macromolécules telles que les acides nucléiques et les protéines).
L'unité de composition de la matière des êtres vivants est telle qu'on peut admettre que les légères variations biochimiques, soit entre les espèces, soit entre deux individus d'une même espèce, ou encore chez un même individu à différents moments de sa vie, ne sont pas suffisantes pour altérer l'unité du phénomène vivant. Ces caractères physico-chimiques propres aux êtres vivants sont liés les uns aux autres avec une assez grande cohérence. Ils forment un tableau tout à fait vraisemblable d'un "être-vivant-en-général", constitué de tout ce que qu'il y a de physico-chimique commun à tous les êtres vivants et à eux seuls (acides nucléiques et protéines, processus enzymatiques associés à ces macromolécules, etc.). Cependant, vouloir limiter la spécificité de l'êtres vivant à de telles caractéristiques physico-chimiques revient à la nier, puisque c'est la ramener à une différence qualitativement analogue à celle existant entre deux objets inanimés. Il n'y aurait alors qu'une collection d'objets ne différant les uns des autres que par leurs caractères physico-chimiques ; on voit mal pourquoi on diviserait cette collection en deux classes, vivant et inanimé, - plutôt qu'en trois ou en quatre, - d'autant plus que les critères selon lesquels se ferait cette répartition ne sont pas précisés de manière absolue et que la raison de leur choix reste inconnue, puisqu'elle ne se fonde que sur le sens commun qui désigne comme vivants des objets qui, à l'analyse, présentent certains caractères physico-chimiques identiques. Ces caractères physico-chimiques propres aux êtres vivants, aussi justes soient-ils, ne sont que des indices utiles mais jamais suffisants pour la définition du vivant relativement à l'inanimé. Ils ne permettent pas à eux seuls de cerner la spécificité du vivant (si elle existe) ; ils ne sont pas à l'origine du choix de l'objet de la biologie, ils ne sont que des tentatives de justification physico-chimique du choix fait par le sens commun qui qualifie tel ou tel objet de vivant."
André Pichot, Histoire de la notion de vie, 1993, tel Gallimard, p. 937-938.
"Jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle, nous avons vécu sur cette idée que nous étions des agents libres, et ce pas seulement sur le plan politique, mais surtout sur le plan métaphysique. Nous décidions librement d'entreprendre certaines actions, dans un but lui aussi librement choisi et selon notre jugement sur ce qui est bien ou mal. C'est toujours sur la base de cette idée - "nous sommes doués de libre arbitre" - que l'on nous juge responsables. C'est elle qui se trouve à la racine des philosophies morales, en tout cas les plus connues, les plus courantes et, parmi elles, celle qui la première jeta les fondements de la condition libre, la philosophie kantienne. [...]
Il nous faut ici dire un mot des avancées en biologie pour bien comprendre la crise actuelle. Pour la plupart des chercheurs contemporains de Kant, la biologie obéissait à des présupposés, à des principes ou à des théories vitalistes. Les êtres vivants se distinguaient des êtres non vivants de façon ontologique ou, pour le moins épistémologique. Kant pouvait alors penser les êtres vivants par la finalité interne qui s'y manifestait et les opposer aux autres, uniquement déterminés par des mécanismes causaux. Cet a priori-là, cette finalité a pratiquement disparu du discours de la biologie actuelle. Le vitalisme a vécu et, avec lui, ce qui fondait si solidement la différence entre les êtres vivants et les autres. La biologie moléculaire nous montre tous les jours que les organismes, bien loin d'obéir à une finalité interne, sont régis par des mécanismes physico-chimiques. Aujourd'hui, la biologie et les neurosciences révèlent une continuité entre le non-vivant et le vivant, entre le monde sans conscience et le monde de la conscience humaine. Nous sommes en quelque sorte définitivement sortis d'une période que l'on pourrait qualifier de "pré-biologique", où l'existence de l'âme scindait le monde en deux, distinguait les êtres animés des êtres inanimés et l'homme de tout autre être vivant. L'âme n'existe plus que pour des philosophes et des poètes. [...]
Est-ce à dire que toute différence se serait évanouie, qu'on cesserait de distinguer un chien d'un nuage ? Bien évidemment non, la différence subsiste. Mais elle a changé de nature. Ce qui sépare le chien du nuage, ce sont les questions que nous nous posons à leur sujet. Lorsque nous observons un nuage, nous nous posons des questions de structure, éventuellement de causalité - comment se change-t-il en pluie par exemple -, mais jamais des questions de fonction. Qui soutiendrait que la fonction du nuage est de faire la pluie ? Autrement dit, nous ne nous posons cette question de fonction qu'en présence d'êtres vivants. Et même dans ce cas, on n'attend plus de cette fonction qu'elle explique la structure de l'organisme. À l'image de ce qui apparaît comme une finalité interne, la fonction doit être expliquée de façon mécanique. C'est la tâche de la biologie moléculaire actuelle. Il n'y a plus de différence de nature et, en ce sens, on peut parler de continuité entre le monde physique et le monde vivant.
Les mêmes lois s'appliquent, les propriétés seules varient : une pierre ne respire pas, une amibe ne pense pas..."
Henri Atlan, La Science est-elle inhumaine ? Essai sur la libre nécessité, Bayard, Paris, 2002, p. 11-14.
"Quand on étudie un organisme quelconque, à l'échelle atomique, qu'est-ce qui différencie un organisme vivant d'un organisme non vivant ?
- La différence entre la matière vivante et non vivante, si on compare deux objets - chacun pesant un kilo -, l'un étant un rocher et l'autre un lapin, c'est que le lapin bouge, le lapin va croître. De plus, si vous partez d'un couple de lapins, vous en aurez bientôt trente-six.
La matière vivante réagit aux circonstances. Elle prend des éléments de son environnement, pour les convertir, et elle peut se multiplier, alors que le rocher est toujours un seul rocher.
Pour rechercher l'origine de cette différence - qui est tellement banale qu'elle cesse de nous frapper –, on a comparé la structure physique et chimique des deux types de matière.
La première chose qu'on ait constatée, c'est que les mêmes corps chimiques se trouvent dans les deux objets. Les mêmes types d'atomes se retrouvent. [...] Ce n'est pas dans la composition atomique qu'il faut chercher ; c'est dans l'organisation de la matière. [...] Si vous disposez d'un microscope d'une énorme puissance, la matière vivante va apparaître comme une machine extrêmement complexe, bourrée de molécules elles-mêmes très complexes, dont les interactions organisées permettent le maintien de l'état vivant."
Interview de Robin Offord, sur le site internet Agora Vox.
Date de création : 08/11/2005 @ 16:12
Dernière modification : 19/04/2024 @ 08:22
Catégorie :
Page lue 6804 fois
Imprimer l'article
|