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Texte à méditer :  Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger.   Terence
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Hors des sentiers battus
La science et le mythe

  "Les mythes grecs sont parmi les plus beaux et les plus raffinés de notre patrimoine littéraire et culturel occidental. Mais ce sont aussi les Grecs qui, le moment venu, ont inventé la manière opposée de regarder l'univers comme quelque chose d'impersonnel et d'inanimé. Pour les faiseurs de mythes tous les aspects de la nature étaient essentiellement humains dans leur imprévisibilité. Aussi puissante et majestueuse que soit la personnification, aussi surhumains que soient les pouvoirs de Zeus, d'Isbar Marduk ou d'Odin, ces dieux étaient aussi, comme de simples mortels, frivoles, capricieux, émotifs, capables de réagir violemment à des choses insignifiantes, sensibles à des « pot de vin », puérils. Tant que l'univers était sous le contrôle de divinités aussi fantastiques et imprévisibles il n'y avait pas d'espoir de le comprendre, seulement, un espoir fugitif de se le concilier. Mais, selon le nouveau point de vue des penseurs grecs, l'univers devenait une machine gouvernée par des lois inflexibles. Les philosophes grecs se mirent à l'exercice intellectuel passionnant de chercher à découvrir ces lois de la nature.
  En s'engageant dans cet exercice intellectuel, les Grecs supposaient, bien entendu, que la nature jouerait franc jeu ; que, si elle était attaquée de manière appropriée, elle livrerait ses secrets et ne changerait pas de position ou d'attitude au milieu du jeu. (Plus de deux mille ans plus tard, Albert Einstein exprima ce sentiment lorsqu'il dit : « Dieu peut être subtil, mais Il n'est pas méchant. ») Il y avait aussi le sentiment que les lois naturelles, une fois découvertes, seraient compréhensibles. Cet optimisme grec n'a jamais complètement quitté la race humaine."

 

Isaac Asimov, L'Univers de la science, 1960, p. 8-9 de la 1ère édition américaine, tr. fr. P.-J. Haution.

 

  "The Greek myths are among the prettiest and most sophisticated in our Western literary and cultural heritage. But it was the Greeks also who, in due course, introduced the opposite way of looking at the universe -that is, as something impersonal and inanimate. To the mythmakers, every aspect of nature was essentially human in its unpredictability. However mighty and majestic the personification, however superhuman the powers of Zeus, or Ishtar or Isis or Marduk or Odin, they were also -like mere humans -frivolous, whimsical, emotional, capable of outrageous behaviour for petty reasons, susceptible to childish bribes. As long as the universe was in the control of such arbitrary and unpredictable deities, there was no hope of understanding it, only the shallow hope of appeasing it. But in the new view of the later Greek thinkers, the universe was a machine governed by inflexible laws. The Greek philosophers now devoted themselves to the exciting intellectual exercise of trying to discover just what the laws of nature might be.
  In engaging in this intellectual exercise, the Greeks assumed, of course, that nature would play fair; that, if attacked in the proper manner, it would yield its secrets and would not change position or attitude in mid play. (Over two thousand years later, Albert Einstein expressed this feeling when he said, 'God may be subtle, but He is not malicious. ') There was also the feeling that the natural laws, when found, would be comprehensible. This Greek optimism has never entirely left the human race."

 

Isaac Asimov, The Intelligent Man's Guide to Science, 1960, Basic Books, p. 8-9.



  "La science étant donnée, le rationnel ne peut pas être universel, et l'irrationnel ne peut pas être exclu […]
  La science n'est pas sacro-sainte. Les restrictions qu'elle impose (et de telles restrictions sont nombreuses, bien qu'il ne soit pas facile d'en faire la liste) ne sont pas nécessaires pour avoir sur le monde des vues générales, cohérentes et adéquates. Il y a les mythes, les dogmes de la théologie, la métaphysique, et de nombreux autres moyens de construire une conception du monde. Il est clair qu'un échange fructueux entre la science et de telles conceptions non scientifiques du monde aura encore plus besoin d'anarchisme que la science elle-même. Ainsi l'anarchisme n'est-il pas seulement une possibilité, mais une nécessité, à la fois pour le progrès interne de la science et pour le développement de la culture en général. Et la Raison, pour finir, rejoint tous ces monstres abstraits – l'Obligation, le Devoir, la Moralité, la Vérité –, et leurs prédécesseurs plus concrets – les Dieux – qui ont jadis servi à intimider les hommes et à restreindre un développement heureux et libre ; elle dépérit..."

 

Paul Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, 1975, trad. B. Jurdant et A. Schlumberger, Seuil, Points Sciences, 1988, p. 196-197.


 

  "Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale : celle d'avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l’entoure, ainsi que des forces qui animent ce monde. Les mythes, comme les théories scientifiques, répondent à cette exigence humaine. Dans tous les cas, et contrairement à ce qu'on pense souvent, il s'agit d'expliquer ce qu'on voit par ce qu'on ne voit pas, le monde visible par un monde invisible qui est toujours le produit de l'imagination. Par exemple, on peut regarder la foudre comme l'expression de la colère divine ou comme une différence de potentiel entre les nuages et la Terre ; on peut regarder une maladie comme le résultat d'un sort jeté à une personne, ou comme le résultat d'une infection virale, mais dans tous les cas, ce qu'on invoque comme cause ou système d'explication, ce sont des forces invisibles qui sont censées régir le monde. Par conséquent, qu'il s'agisse d'un mythe ou d'une théorie scientifique, tout système d'explication est le produit de l'imagination humaine. La grande différence entre mythe et théorie scientifique, c'est que le mythe se fige. Une fois imaginé, il est considéré comme la seule explication du monde possible. Tout ce qu'on rencontre comme événement est interprété comme un signe qui confirme le mythe."
 
François Jacob, Le Darwinisme aujourd'hui, 1979, Seuil p. 145.
 
Une explication de ce texte est disponible ici.

 

    "D'une certaine façon, sciences et mythes jouent des rôles semblables. Ils répondent tous deux à une exigence de l'esprit humain, en lui apportant une représentation du monde et des forces qui le régissent. Pour ne pas déclencher anxiété et schizophrénie, cette représentation doit être unifiée et cohérente. Et pour l'unité et la cohérence, il n'y a guère de doute que la science ne vaut pas le mythe. La science, en effet, semble bien avoir moins d'ambition. Elle ne cherche pas à tout expliquer du premier coup. Elle se limite à des questions définies. Elle s'adresse à des phénomènes circonscrits qu'elle s'efforce d'expliquer au moyen d'une expérimentation détaillée. Elle sait aujourd'hui que ses réponses ne peuvent être que partielles et provisoires.
  Au contraire, les autres systèmes d'explication - magie, mythe, religion - se veulent universels. Ils ont réponse à toutes les questions, dans tous les domaines. Sans hésitation, ils décrivent non seulement l'état présent de l'univers, mais aussi son origine et même son devenir. Certes, beaucoup de gens n'acceptent pas le genre d'explication que fournissent la magie ou le mythe. Mais qui pourrait leur refuser cohérence et unité, puisqu'ils n'hésitent pas à utiliser un seul et même argument a priori pour répondre à n'importe quelle question et résoudre n'importe quelle difficulté ? Bien que très différents, tous les systèmes d'explication, la magie comme le mythe ou la science, procèdent d'une même démarche. Il s'agit toujours, disait Jean Perrin [1], d'expliquer le monde visible par des forces invisibles ; de rendre compte de ce que l'on observe par ce que l'on imagine. Pour certains, la foudre traduit la colère de Zeus ; pour d'autres, une différence de potentiel entre terre et nuages. Une maladie résulte, pour certains, d'un mauvais sort ; pour d'autres, d'une infection par un microbe ou un virus. Mais, dans tous les cas, le phénomène considéré apparaît comme l'effet visible d'une cause cachée appartenant au réseau invisible des forces qui sont réputées mener le monde.
  Comme on l'a déjà dit, la science semble, à première vue, moins audacieuse que les mythes, tant par ses questions que par ses réponses. On considère le plus souvent que la science moderne a véritablement débuté quand, au lieu de demander : d'où vient l'univers ? de quoi est faite la matière ? qu'est-ce que la vie ? on s'est demandé : comment se fait la chute d'une pierre ? comment l'eau coule-t-elle dans un tube ? comment le sang circule-t-il dans le corps ? Et le changement fut surprenant. Les questions générales ne conduisaient jamais qu'à des réponses limitées. Au contraire, les questions limitées se révélèrent conduire à des réponses de plus en plus générales.
 
La représentation du monde que se forme l'homme peut bien être d'origine scientifique ou mythique, elle fait toujours largement appel à l'imagination. On croit souvent que, pour faire oeuvre scientifique, il suffit d'observer et d'accumuler des résultats expérimentaux afin qu'il en émerge une théorie. Il n'en est rien. On peut très bien contempler un objet sous tous les angles et pendant des années, sans qu'il en sorte jamais la moindre observation d'intérêt scientifique. On ne peut arriver à une observation de quelque valeur sans avoir, en commençant, une certaine idée de ce qu'il faut observer. L'évolution d'un problème scientifique vient souvent d'un aspect inconnu des choses qui se découvre soudain ; pas nécessairement avec l'arrivée d'un nouvel appareil ; mais grâce à une manière inédite de considérer les objets, de les voir sous un angle imprévu, avec un regard neuf Un regard qui est toujours dirigé par une conception de ce que doit, de ce que peut être la « réalité ». Il n'y a pas d'observation utile sans une certaine idée de l'inconnu, de cette région située au-delà de ce que l'expérience et le raisonnement permettent de croire. Comme le souligne Peter Medawar [2], l'enquête scientifique commence toujours par l'invention d'un monde possible, ou d'un fragment de monde possible.
 
C'est aussi la manière dont commence la pensée mythique. Mais celle-ci ne va pas plus loin. Elle échafaude ce qui ne lui semble pas seulement le meilleur des mondes, mais aussi le seul possible. Après quoi, elle installe, sans difficulté, la réalité dans le cadre qu'elle a créé. Tout événement devient alors un signe produit par les forces qui mènent le monde et, par là même, démontre leur existence et leur rôle. Pour la démarche scientifique, au contraire, l'imagination ne fonctionne qu'au début du processus. Après quoi, il lui faut se remettre en cause ; s'exposer à l'expérimentation, à la critique, à la réfutation, bref limiter la part de rêve dans la représentation du monde quelle construit. La science est capable d'imaginer beaucoup de mondes possibles. Mais le seul qui l'intéresse est celui qui existe et qui depuis longtemps a fait ses preuves. Pour ne pas laisser courir la « folle du logis », la démarche scientifique consiste à confronter sans relâche ce qui pourrait être et ce qui est."

 

François Jacob, La Souris, l'homme, la mouche, 1997, "Le beau et le vrai", Odile Jacob, Paris, 2000, p. 186-189.


[1] Les Atomes, Paris, Alcan, 1914.

[2] The hope of progress, New York, Doubleday, 1973.

 

 


Date de création : 14/12/2006 @ 17:11
Dernière modification : 18/04/2024 @ 11:43
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