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Texte à méditer :  C'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher.
  
Descartes
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Hors des sentiers battus
Les spécificités des sciences historiques et sociales

  "La question « pourquoi » peut avoir deux significations très différentes en psychologie.

  1. Pourquoi une situation donnée S (c'est-à-dire une personne particulière P dans un environnement particulier E) a-t-elle pour résultat l'événement B et pas un autre ? […] Nous pouvons répondre à cette question si nous parvenons à découvrir la loi générale B = f (PE) qui est valable pour la structure dynamique de la situation en question. Ainsi, l'événement est ramené aux caractéristiques dynamiques de la situation momentanée. La « cause » de l'événement consiste dans les propriétés de l'espace vital momentané ou de certaines parties intégrantes de celui-ci.

  2. Pourquoi une certaine situation advient-elle – c'est-à-dire, pourquoi l'espace vital a-t-il, dans un cas particulier, ces propriétés particulières ? Cette question a un sens historique spécifique ou, si l'on veut parler de manière plus précise, un sens « historico-géographique ». Elle a partie liée avec des développements historiques, des chaînes causales, et avec le point de convergence de ces chaînes. La réponse à cette question n'est obtenue que par une analyse de l'histoire de l'individu et de son environnement. Dans ces cas, nous parlerons donc de « concepts historiques de causalité », contrairement aux « concepts systématiques de causalité » qui ont été caractérisés ci-dessus.
  Prenons un exemple physique : alors qu'il pleut, je suis assis sous un arbre dont les feuilles me protègent de la pluie. Je demande : « Pourquoi ne suis-je pas mouillé ? ». Il est possible de répondre à cette question en déterminant la direction et la vitesse des gouttes qui tombent, la position des feuilles, ma propre position, etc. Bref on peut décrire la situation actuelle et, en appliquant les lois de la mécanique ou d'autres lois pertinentes, en déduire quel événement doit se produire dans une telle situation. Mais la réponse à cette question pourrait aussi être la suivante : « C'est grâce à votre grand-père qui a planté cet arbre que vous n'êtes pas mouillé. Il est certain que le sol n'est pas très fertile ici, mais votre grand-père a pris grand soin de l'arbre au cours de ses premières années. Pourtant, si le projet d'une nouvelle route nationale avait abouti l'année dernière, l'arbre aurait déjà été coupé et vous ne pourriez pas rester ici sans vous mouiller. » La deuxième réponse est un exemple d'explication en termes de causalité historique. Son trait caractéristique est qu'elle rend compte de la formation et des entrelacements de chaînes causales d'événements, des événements qui ne sont produits qu'une seule fois, et auxquels peuvent être assignés une date et un emplacement géographique. De son côté, la réponse en termes de causalité systématique fait référence à des cas et à des lois pour lesquels il n'y a pas de dates. Les deux réponses sont tout à fait légitimes et importantes, mais aucune ne peut se substituer à l'autre, même si l'une a une incidence sur l'autre. Pour la psychologie les deux types de réponses sont importants. Le concept historique joue un rôle particulièrement important dans la psychologie du développement, à la fois des individus et des groupes. Il est également important dans la psychopathologie où il peut être essentiel de comprendre la genèse de la maladie."

 

Kurt Lewin, Principes de psychologie topologique, 1936, Chapter V, tr. fr. P.-J. Haution, 2013, Read Books, p. 55-56.

 

  "The question “why” can have two very different meanings in psychology.

  1. Why does a given situation S (i.e., a particular person P in a particular environment E) have the event B and no other as a result ? […] this question is answered if we succeed in discovering the general law B = f(PE) which is valid for the dynamic structure of the situation in question. Thus the event is traced back to the dynamic characteristics of the momentary situation. The “cause” of the event consists in the properties of the momentary life space or of certain integral parts of it.
  2. Why does just such a situation come into being – i.e., why has the life space in a particular case these particular properties ? This question has a specific historical, or as one can say more accurately a “historical-geographical”[1] meaning. It deals with historical developments, with chains of causes, and with the point of convergence of these chains. The answer to this question is obtained only by an analysis of the history of the individual and of his environment. We shall speak therefore of “historical concepts of causation” in these cases in contrast to the “systematic concepts of causation” which were characterized above.
  A physical example: I am sitting in the rain under a tree whose leaves keep me from getting wet. I ask: “Why don't I get wet ?” It is possible to answer this question by finding out the direction and velocity of the falling drops, the position of the leaves, my own position, etc. In short one can represent the present situation and, by applying the laws of mechanics or other relevant laws, derive what event must occur in such a situation. But the answer to this question could also be as follows : “It is thanks to your grandfather who planted this tree that you do not get wet. To be sure the soil is not very good right here, but your grandfather took special care of the tree during its first years. Yet if the plan for a new state road had gone through last year the tree would already have been cut down and you couldn't sit here without getting wet.” The second answer is an example of explanation in terms of historical causality. Its characteristic feature is that it gives an account of the course and interweavings of causal chains of events, events which happened but once and which can be placed in certain years and certain geographical locations. The answer in terms of systematic causality on the other hand refers to types and to laws in which there are no dates. Both answers are entirely legitimate and important, but neither is a substitute for the other, although one has bearing on the other. For psychology both types of answer are important. The historical concept plays an especially important role in developmental psychology, both of individuals and of groups. It is also important in psychopathology where it may be essential to understand the genesis of the illness."

 

Kurt Lewin, Principles of topological psychology, 1936, Chapter V, tr. Fritz Heider, 2013, Read Books, pp. 55-56.


[1] Kurt Lewin, Vectors, cognitive processess, and Mar. Tolman’s criticism, J. Gen. Psychol., 1933, 8, pp. 328-329.



  "L'explication historique, l’explication qui prend la forme d’une hypothèse d’évolution, n’est qu’une manière de rassembler les données – d’en donner un tableau synoptique. Il est tout aussi possible de considérer les données dans leurs relations mutuelles et de les grouper dans un tableau général, sans faire une hypothèse concernant leur évolution dans le temps."

Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d'or de Frazer, tr. fr. Jean Lacoste, 1982, p. 21.


 

  "Se mettre dans la tradition et se tenir dans la tradition, tel est manifestement le chemin de la vérité qu'il s'agit de trouver en sciences humaines. Et toute critique que nous pouvons faire de la tradition en tant qu'historiens ne sert finalement qu'à nous rattacher à la véritable tradition dans laquelle nous nous tenons. Le fait d'être conditionné n'est donc pas un empêchement de la connaissance historique, mais un moment de la vérité elle-même. Elle doit elle-même être pensée si l'on ne veut pas y succomber de manière arbitraire. Ce qui compte ici d'un point de vue scientifique », c'est justement de détruire le fantôme d'une vérité qui serait indépendante du point de vue de celui qui connaît. C'est là la marque de notre finitude, dont il est indispensable de prendre conscience si l'on veut se prémunir contre l'illusion. La foi naïve en l'objectivité de la méthode historique était une telle illusion. Mais ce qui vient la remplacer, ce n'est pas un relativisme las, car ce que nous sommes et ce que nous pouvons entendre du passé n'est ni arbitraire ni aléatoire.
  Ce que nous connaissons par l'histoire, c'est en fin de compte nous-mêmes. La connaissance en sciences humaines a toujours quelque chose d'une connaissance de soi. Nulle part la tromperie n'est-elle plus facile et plus naturelle que dans la connaissance de soi, mais nulle part ne signifie-t-elle autant pour l'être de l'homme, cette connaissance de soi, que lorsqu'elle réussit. En sciences humaines, ce qu'il s'agit d'apprendre de la tradition historique, ce n'est pas seulement ce que nous sommes tels que nous nous connaissons déjà, mais justement quelque chose d'autre, notamment recevoir d'elle une impulsion qui nous transporte au-delà de nous-mêmes. Ici, ce n'est pas ce qui ne fait pas problème et ce qui vient seulement satisfaire les attentes de notre recherche qu'il faut encourager. Il faut plutôt découvrir, et contre nous-mêmes, d'où peuvent provenir de nouvelles impulsions."

 

Hans-Georg Gadamer, "La vérité dans les sciences humaines", 1953, tr. fr. Jean Grondin, in La Philosophie herméneutique, PUF, 1996, p. 68.



  "Oui, sans doute, la connaissance historique aspire à saisir « ce que jamais on ne verra deux fois » (il n'y a pas de véritable recommencement, répétition dans l'évolution de l’humanité : chaque événement historique porte en lui sa différence incommunicable) : elle saisit le singulier en tant  que tel comme (toutes proportions gardées et dans les limites de l'analogie) le fait la connaissance divine.
  D'où l'opposition qu'on établit volontiers entre l'histoire les sciences de la nature qui, elles, cherchent, par des lois générales, à atteindre une connaissance de ce qui est commun : la physique ne s'intéresse pas à cette pomme, chue de ce pommier sur la tête de l'individu Isaac Newton, mais au mobile dont le mouvement répond à l'équation

e = ½ gt2

  Opposition qu'il faudrait nuancer […] : l'antithèse est un procédé oratoire, que nous avons dénoncé comme souvent grossier (natura non facit saltus[1]).
  En fait, la connaissance historique elle aussi utilise des lois (psychologiques, par exemple) et la connaissance de l’homme en général pour connaître tel homme en particulier ; d’autre part, les sciences de la nature étudient aussi, dans leurs domaines, des faits singuliers : ainsi en météorologie, quand on observe, pour en prévoir la trajectoire et les ravages, un cyclone déterminé de la mer des Antilles (phénomène si déterminé qu'on lui attribue un nom, comme les militaires font pour une opération de débarquement), ou en géologie le plissement alpin, la glaciation de Riss, ou celle de Würm. Phénomènes que par une analogie, partielle mais réelle, on qualifiera volontiers d' « historiques ».

  Mais, inversement, il faut bien souligner (sinon nous glissons à l'irrationnel) que cette compréhension du singulier, de l'autre en tant que tel, est une connaissance de type analogique construite à partir d'éléments sinon universels du moins généraux. Je comprends un document comme je comprends un mot, une expression du langage dans la vie quotidienne, c'est-à-dire dans la mesure où il ne se présente pas seulement à moi comme isolé. Tout document historique doit d'une part posséder une certaine originalité, au moins numérique (celle par exemple des pièces d'or identiques qui, faisant nombre, constituent un trésor et donnent une importance, une signification particulière à la trouvaille), et d'autre  part être semblable sous tel ou tel de ses aspects, disons de façon plus rigoureuse être analogues à d'autres déjà connus : il n'est connaissable qu'en fonction de cette analogie.
  Soit le cas du déchiffrement d'un langage inconnu : Champollion a pu comprendre l'égyptien pharaonique parce qu'il connaissait le copte, langue qui en dérivait ; par contre l'étrusque résiste à nos efforts parce qu'on n'a pas encore  réussi à l'apparenter à une langue connue."

 

Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, 1954, Paris, Points Histoire, 1975, p. 104-106.


[1] La nature ne fait pas de sauts.


 

  "En physique et même dans le cadre de la tradition philosophique qui reste axée sur les sciences naturelles qu'elle prend pour modèle, on peut négliger les aspects égocentriques et limitatifs d'une optique fondée sur le présent. Dans le domaine de la physique, il est tout à fait conforme à la réalité de tirer d'observations et de recherches effectuées hic et nunc des conclusions prétendant à l'universalité. On peut penser à juste titre que des expériences effectuées dans le présent auraient eu ou auraient pu avoir le même résultat il y a deux mille, vingt mille ou deux cent mille ans en n'importe quel point de l'univers. En tout cas, c'est le postulat sur lequel on se fonde pour tirer d'expériences présentes locales des lois générales ou utiliser ces expériences pour vérifier ce type de lois.

  Mais cette hypothèse et cette démarche ne se limitent pas à la recherche de lois et à tout le système de raisonnement dans le domaine de la recherche scientifique sur les processus qui se déroulent dans la nature inanimée. Elles servent aussi de modèle à la méthode et au raisonnement de chercheurs, comme par exemple les philosophes et les sociologues, qui se donnent pour objet d'étudier l'homme sous ses différents aspects et avec ses différentes manifestations. Or, dans ce domaine, les hypothèses de base de la méthode de recherche et de raisonnement des sciences physiques ne conviennent plus. Elles ne correspondent plus à la réalité en ce qui concerne la recherche sur l'homme. Le rapport entre individu et société tel qu'on l'observe au XXe siècle dans les grandes nations industrialisées comptant plus d'un million et parfois même plus de cent millions d'individus, les structures de la personnalité et la configuration générale des groupes à ce stade ne peuvent pas être utilisés comme des modèles expérimentaux à l'aide desquels on pourrait formuler, ne fût-ce qu'à titre hypothétique, ou vérifier, des propositions universelles sur les structures de la personnalité humaine, les formes de sociétés ou le rapport entre individu et société en général. Au cours des milliers d'années où les hommes vivaient le plus souvent en petits groupes de moins d'une centaine de membres et où ils ne savaient pas, ne pouvaient véritablement pas encore savoir que les hommes étaient capables d'utiliser les matières premières fournies par la nature pour se construire des habitations qui les protégeraient, où ils en étaient donc encore remis passivement à la découverte d'abris naturels, le rapport entre l'individu et son groupe était à bien des égards tout à fait différent de ce que nous observons aujourd'hui dans des unités de survie réunissant un bien plus grand nombre d'individus. On ne peut déterminer s'il y a quelque chose d'universel dans ce rapport, et éventuellement ce qu'il y a d'universel, qu'à partir du moment où l'on prend pour cadre de référence un schéma d'évolution conduisant des stades les plus anciens d'existence de l'espèce humaine telle que nous la connaissons aujourd'hui jusqu'aux stades actuels en suivant les dix mille ans d'évolution.

  Même en sciences physiques la nécessité d'avoir pour les observations et les expériences effectuées à une certaine époque en un certain lieu le cadre de référence d'un schéma d'évolution de l'univers paraît de plus en plus évidente. Mais au niveau du déroulement des processus de la nature inanimée, cette référence au cadre de l'évolution cosmique n'est pas aussi urgente dans la mesure où le rythme de l'évolution physique est extraordinairement lent par rapport à celui de l'évolution des sociétés humaines. On peut sans trop de risques s'en tenir à des lois générales et se fonder sur elles en oubliant qu'elles ne s'appliquent pas forcément toujours de la même manière à tous les stades de l'évolution de l'univers. Il en va différemment lorsqu'on étudie des phénomènes humains. Le rythme auquel se modifient les groupes humains et par conséquent les rapports des individus les uns avec les autres est comparativement très rapide. On ne peut pas ignorer ces modifications des groupes humains et, par conséquent, des structures de la personnalité des individus lorsqu'on prétend énoncer des propositions universelles en la matière. Il faut faire entrer dans le cadre de sa recherche un schéma conceptuel de l'évolution des sociétés humaines et des structures de la personnalité."

 

Norbert Elias, "Les transformations de l'équilibre « nous-je »", 1987, in La Société des individus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 227-228.



  "Certains pourraient être tentés de déceler un message quasi mystique dans mon propos, à savoir que l'évolution imprime un certain inconnaissable à la nature. C'est une notion contre laquelle je m'élève vigoureusement : la connaissance et la prévision sont deux phénomènes différents. D'autres pourraient essayer d'y lire un message morose ou pessimiste : l'évolution n'est pas une science, puisqu'elle ne peut prévoir le cours d'un monde imparfait. Là encore, je m'insurgerai contre une telle interprétation de ce que j'ai écrit au sujet des contraintes et des changements capricieux de fonction.
  Le problème tient à notre conception simpliste et stéréotypée de la science, que nous considérons comme quelque chose de monolithique fondé sur la régularité, la répétition et la capacité de prévoir le futur. Les sciences qui traitent d'objets moins complexes et moins dépendants de l'histoire que ne l'est la vie peuvent obéir à cette formule. L'hydrogène et l'oxygène, mélangés d'une certaine façon, donnent de l'eau aujourd'hui, ont donné de l'eau il y a des millions d'années, et donneront sans doute de l'eau pendant longtemps encore. La même eau, avec la même composition chimique. Pas d'indication de temps, pas de contraintes imposées par une histoire de changements antérieurs.
  Les organismes, eux, sont déterminés et limités par leur passé. Ils doivent rester imparfaits dans leur forme et leur fonction, et dans cette mesure sont imprévisibles, puisqu'ils ne sont pas des machines optimales. Nous ne pouvons pas connaître leur futur avec certitude, ne serait-ce que parce qu'une myriade de modifications fonctionnelles capricieuses peut se manifester dans la capacité d'évolution de n'importe quel trait, aussi adapté soit-il à son rôle actuel.
  La science traitant des objets historiques complexes est une entreprise différente, mais tout aussi importante. Elle tente d'expliquer le passé, non de prévoir le futur. Elle recherche les principes et les régularités qui sont à la base du caractère unique de chaque espèce, de chaque interaction, tout en mettant en valeur cette singularité irréductible et en la décrivant dans toute sa splendeur. La notion de science doit être modifiée pour rendre compte de la vie. L'art du soluble – comme Peter Medawar définit la science – ne doit pas avoir la vue courte, car la vie est longue."

 

Stephen Jay Gould, Quand les poules auront des dents, 1983, tr. fr. Marie-France de Paloméra, Points sciences, 1991, p. 72-73.


 

  "Dans de nombreux domaines – la cosmologie, la géologie, et l'évolution, entre autres -, les phénomènes naturels ne peuvent être élucidés qu'avec les outils de l'histoire. Les méthodes appropriées relèvent dans ce cas de la narration, et non pas de l'expérimentation.

  La traditionnelle « méthode scientifique » ne peut venir à bout des phénomènes historiques. les lois de la nature sont définies par leur invariance dans l'espace et dans le temps. L'expérimentation dans des conditions contrôlées et la réduction de la complexité du monde matériel à un petit nombre de causes générales sont des procédés présupposant que toutes les périodes de temps peuvent être traitées de la même manière et simulées adéquatement en laboratoire. Le quart du Cambrien est identique au quartz actuel – c'est un tétraèdre d'atomes de silicium et d'oxygène liés ensemble aux quatre coins. Déterminez les propriétés du quartz moderne dans des conditions contrôlées en laboratoire, et vous pourrez comprendre les grains de sable du grès Cambrien de Potsdam.

  Mais supposez que vous vouliez savoir pourquoi les dinosaures ont disparu, ou pourquoi les mollusques se sont épanouis, tandis que Wiwaxia [1] a péri ? Ce n'est pas que le recours au laboratoire ne soit pas pertinent ; en fait, il peut conduire, par analogie, à comprendre certains des phénomènes en cause. (On pourrait, par exemple, comprendre des choses intéressantes au sujet de l'extinction crétacée, en testant les tolérances physiologiques d'organismes modernes, ou même de « modèles de dinosaures », dans des conditions d'environnement analogues à celles qui ont été proposées par les diverses hypothèses explicatives de cette « mort en masse ».) Mais les procédés de la « méthode scientifique » ont leur limite, et ne peuvent atteindre le coeur de cet événement singulier qui concerna des organismes depuis longtemps disparus, habitant une Terre aux climats et aux continents très différents de ceux d'aujourd'hui. Pour comprendre l'histoire, il est nécessaire de reconstruire les événements du passé eux-mêmes, dans leurs propres termes, c'est-à-dire en relatant les phénomènes uniques en leur genre qui les ont constitués. Aucune loi ne permet de rendre compte de la disparition de Wiwaxia, mais un ensemble complexe d'événements a concouru à ce résultat - et nous pouvons découvrir certains d'entre eux si, par chance, des traces suffisantes ont été conservées dans nos archives géologiques éparses. (Par exemple, il y a dix ans, nous ne savions pas que l'extinction crétacée avait coïncidé dans le temps avec le probable impact d'un ou de plusieurs astéroïdes à la surface du globe - bien que la preuve, sous forme de trace chimique, ait toujours été là dans les roches datant de la fin du Crétacé.)

  Les explications historiques diffèrent des résultats expérimentaux de nombreuses façons. Il n'est pas question, dans ce cas, de vérification par répétition, puisqu'il s'agit de rendre compte du caractère unique de certains facteurs concourant à un événement. Et ces facteurs, étant donné les lois de la probabilité et celles de l'irréversibilité du temps, ne se représenteront plus jamais ensemble. On ne peut pas non plus tenter de ramener les événements complexes d'un récit à la simple mise en oeuvre de lois de la nature ; bien sûr, les événements historiques ne violent aucun des principes fondamentaux régissant la matière et le mouvement, mais leur production relève du domaine de la contingence. (La loi de la gravité nous apprend que les pommes tombent, mais elle ne nous dit pas pourquoi telle pomme est tombée à tel moment, et pour- quoi Newton se trouvait justement en dessous à ce moment- là, mûr pour une découverte.) Et la question de la prédiction, dont on fait grand cas dans la manière stéréotypée de présenter la science, ne peut pas être prise en considération dans le cadre des récits historiques. On peut expliquer un événement après qu'il s'est produit, mais, étant donné le rôle de la contingence, il est impossible qu'il se répète, même en reprenant le même point de départ. […]

  […] il n'est pas vrai que la science recherchant des explications de type historique soit plus mauvaise, plus limitée et moins capable d'atteindre des conclusions sûres parce que ses méthodes de travail habituelles ne reposent pas sur l'expérimentation, la prédiction et l'examen de tout phénomène sous l'angle exclusif des lois invariables de la nature. Ce type de science recourt à un mode différent d'explication, fondé sur la comparaison et l'observation d'abondantes données. On ne peut pas, au sens strict, voir se dérouler sous nos yeux un événement du passé ; mais la science se fonde généralement sur la déduction et non pas sur la simple observation (on ne peut d'ailleurs pas voir directement les électrons, la gravité ou les trous noirs).

  Ce n'est pas l'observation directe qui définit ce qui est scientifique, mais la possibilité de faire des tests, et cela est vrai pour toutes les sciences, qu'elles relèvent du mode stéréotypé, ou du mode historique. Il faut pouvoir décider si nos hypothèses sont définitivement fausses ou probablement correctes (nous laisserons l'affirmation de certitudes aux prêcheurs et aux politiciens). La richesse de l'histoire nous conduit à envisager des méthodes de test différentes, mais la possibilité de tester est tout aussi bien notre critère fondamental. Nous travaillons sur la base d'un puissant ensemble de données riches et diverses, représentant les conséquences des événements passés ; et nous ne nous lamentons pas sur notre incapacité à observer directement les phénomènes (du temps passé). Nous recherchons des modalités qui se répètent, fondées sur des données si abondantes et si variées qu'aucune autre interprétation coordinatrice ne pourrait tenir, bien que n'importe quel fait pris isolément ne puisse être une preuve convaincante."

 

Stephen Jay Gould, La Vie est belle, 1989, tr. fr. Marcel Blanc, Points Science, 1998, p. 361-363 et p. 365-366. 

[1] Le wiwaxia est un animal fossile connu principalement par ses restes retrouvés dans les schistes de Burgess au Canada. Quoique l'animal soit similaire aux mollusques, il ne peut pas vraiment être classé parmi eux à cause de ses sclérites (armure). Le groupe auquel l'animal appartient est toujours controversé.



  "[…] les scientifiques de type historique [ne doivent] pas se contenter de la simple démonstration que leurs explications peuvent être testées par des procédés aussi rigoureux, quoique différents de ceux chers au stéréotype de la « méthode scientifique » ; ils doivent aussi convaincre les autres scientifiques que les explications de type historique sont à la fois intéressantes et informatives d'un point vital. Lorsque nous aurons montré que le « rien que l'histoire » est la seule explication complète et acceptable des phénomènes que tout le monde juge importants – par exemple, l'apparition de l'intelligence humaine ou de n'importe quelle autre forme de vie autoconsciente sur la Terre –, alors, nous aurons gagné.
  Les explications historiques prennent la forme de la narration : E, le phénomène à expliquer, apparut parce que D survint auparavant, précédé par C, B et A. Si aucun de ces stades précoces ne s'était produit, ou était apparu de façon différente, alors E n'existerait pas (ou serait présent sous une forme substantiellement différente, E', requérant une explication différente). Ainsi E prend tout son sens et peut être rigoureusement expliqué comme aboutissement de la séquence allant de A à D. Mais aucune loi de la nature n'a imposé E; tout variant E', apparu en conséquence d'un ensemble différent d'antécédents, aurait été également explicable, quoique énormément différent dans sa forme et son résultat.

  Je ne suis pas en train d'invoquer le hasard (car E devait nécessairement apparaître, en conséquence de la séquence A - D), mais bien en train de parler du principe central de toute histoire : la contingence. Une explication historique ne repose pas sur des déductions directement tirées des lois de la nature, mais d'une séquence imprévisible d'états antécédents, dans laquelle tout changement majeur à n'importe quel stade altérerait le résultat final. Ce dernier est contingent, en ce sens qu'il est dépendant de tout ce qui s'est produit auparavant – c'est ainsi que l'histoire impose sa marque ineffaçable."

 

Stephen Jay Gould, La Vie est belle, 1989, tr. fr. Marcel Blanc, Points Science, 1998, p. 370-371.


 

  "La vie exhibe une structure obéissant aux principes de la physique. Nous ne vivons pas au sein d'un chaos de circonstances historiques échappant à toute analyse par la « méthode scientifique », telle qu'elle est traditionnellement conçue. Je soupçonne que l'apparition de la vie sur la Terre était quasiment inévitable étant donné la composition de l'atmosphère et des océans primitifs, ainsi que les principes physiques des systèmes capables d'auto-organisation. La forme fondamentale des organismes multicellulaires doit résulter, en grande partie, de contraintes liées aux règles de construction et de bonne organisation. Selon les lois découvertes par Galilée régissant les rapports des surfaces et les volumes, les organismes de grande taille doivent acquérir par évolution des formes différentes de celles de leur apparentés plus petits, afin de maintenir la même surface relative. De même, on peut s'attendre qu'un organisme multicellulaire mobile s'édifiant par division cellulaire répétée prenne une symétrie bilatérale. […]
  Mais ces phénomènes, aussi riches et vastes soient-ils, sont très éloignés des aspects qui nous intéressent dans l'histoire de la vie. Les lois invariables de la nature fixent les formes générales et les fonctions des organismes ; elles délimitent les cadres dans lesquels les dispositifs organiques doivent évoluer. Mais ces cadres sont si vastes relativement aux aspects qui nous intéressent ! Ils ne spécifient pas les plans d'organisation des arthropodes, des annélides, des mollusques et des vertébrés, mais, tout au plus, des organismes à symétries bilatérales avec des parties répétées. Les bords des cadres sont encore plus distants lorsque nous envisageons les questions essentielles de notre apparition : pourquoi les mammifères sont-ils apparus au sein des vertébrés ? Pourquoi les primates ont-ils gagné les arbres ? Pourquoi le minuscule rameau qui produisit Homo sapiens est-il apparu et a-t-il survécu en Afrique ? Lorsque nous portons notre intérêt au niveau des détails qui règlent les questions les plus ordinaires de l'histoire de la vie, la contingence domine et la prédictibilité des formes générales rétrocède au niveau d'un contexte non pertinent."

 

Stephen Jay Gould, La Vie est belle, 1989, tr. fr. Marcel Blanc, Points Science, 1998, p. 380-381.



  "Une chose est absolument manifeste dans les sciences sociales, et plusieurs auteurs l'ont d'ailleurs noté : la genèse et les conditions de possibi1ité de ces disciplines font partie de leurs objets. C'est-à-dire que l'on ne peut les pratiquer qu'à la condition d'avoir constamment à l'esprit l'histoire de leur émergence et de leurs métamorphoses. Il n'en va pas de même pour les sciences naturelles, ou les arts comme la médecine. On peut tout à fait s'intéresser à l'histoire de la médecine p­ar curiosité, quand on est un grand mandarin hospitalier à la retraite et qu'on a le loisir nécessaire pour se plonger dans la lecture de Bichat et de Claude Bernard. Mais cela n'est absolument pas indispensable pour être un bon médecin, ou dans une moindre mesure pour être un bon biologiste. Dans certains domaines, comme la physique, il peut être important de connaître l'évolution des idées de sa discipline pour mieux comprendre ses développements récents, mais il ne s'agit pas de la réflexivité systématique que l'on demande aux sciences sociales. Le travail d'accouchement ­des concepts dans ces formes de savoir suppose en effet un remaniement constant de l'héritage théo­rique dont on dispose, et en constitue même un point de départ obligé. Progressivement, en prenant conscience de l'expérience historique particulière liée à cet héritage, on s'aperçoit que ces concepts ne sont pas tout à fait adéquats pour qualifier des situations inédites, qu'ils sont moins généraux ou opératoires qu'on ne l'avait pensé.
  Cette attention à une histoire de type « présentiste » – c'est-à-dire envisagée non en soi, mais à partir des enjeux intellectuels contemporains – tient évidemment à l'ambition critique des sciences sociales, et au fait qu'elles ne sont pas extérieures à ce dont elles parlent."

 

Philippe Descola, La Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 246-247.


 

 


Date de création : 22/12/2006 @ 11:25
Dernière modification : 13/01/2023 @ 14:01
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