"L'adaptation est ainsi basée sur un simple réflexe, ayant pour point de départ une excitation extérieure connue, agissant sélectivement sur la terminaison de certains nerfs centripètes qui, par une voie nerveuse déterminée, conduisent l'excitation au centre et, de là, à la glande, provoquant son activité.
Autrement dit, et d'une façon générale, il s'agit d'un agent extérieur particulier déterminant une réaction particulière de la substance vivante. Mais en même temps, nous avons ici, dans sa forme typique, ce que l'on a appelé une adaptation. Arrêtons-nous un peu sur ces faits et sur ce terme, car ils jouent, évidemment, un rôle important dans la physiologie actuelle. Qu'est-ce, en réalité, que l'adaptation ? Rien d'autre, comme nous venons de le voir, qu'une liaison précise des éléments d'un système complexe entre eux et, de tout leur ensemble, avec le monde extérieur.
Mais c'est, en somme, exactement la même chose que ce que l'on peut voir dans n'importe quel corps inanimé. Prenons un corps à formule chimique compliquée : ce corps ne peut rester sous cette forme que grâce à l'équilibre de ses atomes et de leurs groupements entre eux, et celui de l'ensemble de ces groupements avec le milieu ambiant.
[...]
C'est l'analyse même de l'équilibre de ces systèmes qui constitue le problème principal et le but des recherches physiologiques par la méthode objective pure. Ce point prête difficilement à discussion. Malheureusement, il n'existe pas, jusqu'à présent, de terme scientifique pour désigner ce principe fondamental de l'équilibre intérieur et extérieur de l'organisme. Le terme d'adaptation, employé à cet effet, malgré le sens scientifique que Darwin lui a donné, continue trop souvent à porter le sceau du subjectivisme, ce qui entraîne des malentendus de part et d'autre. Les partisans de la théorie physico-mécanique de la vie voient, dans ce terme, une tendance antiscientifique, le passage de l'objectivisme pur à la spéculation et à la téléologie . D'autre part, les biologistes à tendance philosophique interprètent tous les faits concernant l'adaptation comme la preuve de l'existence d'une force vitale ou, comme on dit aujourd'hui, spirituelle (le vitalisme se transforme en animisme), force ayant un but, choisissant ses moyens, s'adaptant, etc."
Ivan Pavlov, Le Réflexe conditionné (1912), trad. N. et G. Gricouroff, Masson et Cie, "Les classiques de la médecine", Genève, 1962, p. 41-43.
Téléologie : théorie (finaliste) selon laquelle la fin peut agir comme une cause sur le vivant.
"Une protéine globulaire c'est déjà, à l'échelle moléculaire, une véritable machine par ses propriétés fonctionnelles, mais non, nous le voyons maintenant, par sa structure fondamentale où rien ne se discerne que le jeu de combinaisons aveugles. Hasard capté, conservé, reproduit par la machinerie de l'invariance et ainsi converti en ordre, règle, nécessité. D'un jeu totalement aveugle, tout, par définition, peut sortir, y compris la vision elle-même. Dans l'ontogenèse d'une protéine fonctionnelle, l'origine et la filiation de la biosphère entière se reflètent et la source ultime du projet que les êtres vivants représentent, poursuivent et accomplissent se révèle dans ce message, dans ce texte précis, fidèle, mais essentiellement indéchiffrable que constitue la structure primaire. Indéchiffrable, puisque avant d'exprimer la fonction physiologiquement nécessaire qu'il accomplit spontanément, il ne révèle dans sa structure que le hasard de son origine. Mais tel est, justement, le sens le plus profond, pour nous, de ce message qui nous vient du fond des âges. […]
Parmi les recherches modernes en biologie, certaines des plus belles par leur méthodologie, comme des plus profondément signifiantes, constituent ce qu'on appelle la génétique moléculaire [...]. Ces recherches ont permis, en particulier, d'analyser les différents types d'altérations accidentelles discrètes que peut subir une séquence de polynucléotides dans la double fibre de l'ADN. [...]
Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu'elles ont lieu au hasard. Et puisqu'elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire, à son tour, des structures héréditaires de l'organisme, il s'ensuit nécessairement que le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l'évolution : cette notion centrale de la biologie moderne n'est plus aujourd'hui une hypothèse, parmi d'autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d'observation et d'expérience. Et rien ne permet de supposer (ou d'espérer) que nos conceptions sur ce point devront ou même pourront être révisées. [...]
Les événements élémentaires initiaux qui ouvrent la voie de l'évolution à ces systèmes intensément conservateurs que sont les êtres vivants sont microscopiques, fortuits et sans relation aucune avec les effets qu'ils peuvent entraîner dans le fonctionnement téléonomique . [..]
Mais une fois inscrit dans la structure de l'ADN, l'accident singulier et comme tel essentiellement imprévisible va être mécaniquement et fidèlement répliqué et traduit, c'est-à-dire à la fois multiplié et trans- posé à des millions ou des milliards d'exemplaires. Tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité, des certitudes les plus implacables. Car c'est à l'échelle macroscopique, celle de l'organisme qu'opère la sélection.
Beaucoup d'esprits distingués, aujourd'hui encore, paraissent ne pas pouvoir accepter ni même comprendre que d'une source de bruit la sélection ait pu, à elle seule, tirer toutes les musiques de la biosphère. La sélection opère en effet sur les produits du hasard et ne peut s'alimenter ailleurs ; mais elle opère dans un domaine d'exigences rigoureuses dont le hasard est banni. C'est de ces exigences, et non du hasard, que l'évolution a tiré ses orientations généralement ascendantes, ses conquêtes successives, l'épanouissement ordonné dont elle semble donner l'image."
Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Éd. du Seuil, 1970, pp. 111-112-126-127-135.
"Nous disons : le chat dévore la souris afin d'assouvir sa faim, il la tuait afin de pouvoir la dévorer, il l'attrapait afin de pouvoir la tuer, il la guettait, afin de pouvoir l'attraper ; mais peut-être serait-il préférable de dire : il la dévore par instinct de dévoration (non afin de se rassasier), il la tuait par instinct de tuer, il l'attrapait par plaisir d'attraper, il la guettait par plaisir de guetter. Le résultat est le même, mais l'explication est différente. Car dans le second cas l'avidité ou la jouissance ressentie peut tout aussi bien être considérée comme une simple manifestation subjective secondaire (un symbole psychique) d'un état de tension psychologique que nous avions concédée pour le sentiment global de la « faim » ; et cette condition préalable physique dans l'état organique ensemble avec le « mot de passe » sensitif suffirait à déclencher le modèle de comportement approprié à chaque cas. Ainsi par exemple la souris doit d'abord avoir été appréhendée (mot de passe !) pour qu'on puisse se mettre aux aguets et qu'ensuite l'acte de l'épier puisse tenir compte en permanence des mouvements observés de la proie, afin de conduire au but : dans cette mesure il est exact de dire que le processus est un processus clairvoyant et non pas aveugle - qu'il a le but « devant les yeux ». Mais jusqu'à quel point faut-il ici prendre au sérieux le « voir » en tant qu'appréhension mentale ? D'après l'interprétation cybernétique, l'appréhension peut seulement être comprise comme un simple influx nerveux objectif dans le rôle du trigger et les ajustements du comportement qui en découlent comme un mécanisme de feed-back sensori-moteur tout aussi objectif, de sorte que le processus complet doit être décrit à peu près ainsi : tension physiologique (« écart de tension » homéostatique) ; sécrétion interne et excitation nerveuse ; disposition au déclenchement sélectif du modèle de comportement adapté ; rétroinjection sensori-motrice en tant que conducteur du déroulement du comportement ; succès du comportement en tant qu'équilibre de la tension (équilibre homéostatique). Donc dans le cas de figure de notre exemple nous obtenons l'aller-retour suivant : souris appréhendée - être aux aguets, la souris dans la position appropriée - bond, la souris entre les griffes - la déchirer, la souris déchirée - la manger ; en présupposant l'état de manque homéostatique (dihoméostase) comportant son système d'information et d'excitation interne (« faim ») comme condition générale sous-jacente.
Conformément à cette conception, tout effort de la vie animale aurait seulement un but unique et un but négatif, à savoir la suppression d'une tension ; ou plutôt, comme le mot « but » est devenu inadéquat, tout déroulement animal de l'action obéit à la loi de la compensation, c'est-à-dire à la mécanique de l'entropie : le bonum desideratum serait la figuration subjective de l'indifférence ou du néant qui guette à la fin ; ce qui se présente comme une tendance de réalisation serait simplement la chute du potentiel de la détente à sens unique, la jouissance de son obtention serait le déguisement positif d'une disparition, c'est-à-dire l'entrée en scène de l'absence (momentanée) de tension, ou de l'état de repos. Le déroulement en soi ne serait représenté qu'indirectement par ces ingrédients de l'affect et de la représentation, mais il ne serait vraiment décrit par elles."
Hans Jonas, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique (1979), trad. J. Greisch, Champs Flammarion, 1998, pp. 125-127.
"Les agents surnaturels sont bannis, non seulement des explications sur le développement des mécanismes biologiques, mais aussi des tentatives modernes pour comprendre leur fonctionnement. Quand j'ai utilisé le terme de machinerie fondé sur des protéines [protein-based machinery], j'ai laissé entendre que le fonctionnement du corps humain peut être compris de manière très semblable à notre compréhension des machines faites de métal et de plastique. J'ai supposé que nous pouvons, au moins métaphoriquement, prendre le corps de manière isolée et voir ce qui le fait marcher. Cette compréhension peut faire usage de n'importe lequel et de tous les principes physiques connus, mais aucun physiologiste moderne n'invoquerait quelque chose d'immatériel ou de surnaturel. S'ils échouent dans leurs efforts pour comprendre comment une partie fonctionne, c'est parce qu'ils ont dû se tromper quelque part, et peut-être que cela pourra être corrigé dans la prochaine tentative. Les biologistes n'ont jamais conclu que la physique et la chimie ne sont pas un fondement suffisant pour comprendre comment fonctionne un mécanisme biologique. Ce bannissement du surnaturel de l'explication biologique est une doctrine traditionnellement connue sous le nom de mécanisme.
L'alternative est le vitalisme, qui suppose que le fonctionnement d'un organisme, humain ou autre, requiert quelque chose de plus que la seule machinerie physique opérant en accord avec les lois de la physique et de la chimie. La machinerie est manifestement là, mais les vitalistes croient que son autonomie est limitée. Ils imaginent une entité immatérielle faisant fonctionner la machinerie, tout comme un navire, aussi complexe et automatisé soit-il, peut encore avoir besoin de l'intelligence d'un capitaine pour prendre des décisions et pour le faire démarrer."
George C. Williams, Plan & purpose in nature, Chapter 4, 1996, tr. fr. Pierre-Jean Haution, Phoenix, 1997, p. 88-89.