"En effet, il existe une hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de l'assentiment : certains hommes assentent par l'effet de la démonstration ; d'autres assentent par l'effet des arguments dialectiques, d'un assentiment similaire à celui de l'homme de démonstration, car leurs natures ne les disposent pas à davantage ; d'autres enfin assentent par l'effet des arguments rhétoriques, d'un assentiment similaire à celui que donne l'homme de démonstration aux arguments démonstratifs.
Ainsi, comme notre divin Texte révélé appelle les hommes [en leur présentant] ces trois méthodes, il doit [nécessairement] produire l'assentiment de la totalité des hommes, excepté de ceux qui le désavouent en parole par obstination ou de ceux dans [l'esprit desquels] la validité des méthodes qui y sont mises en œuvre pour appeler à connaître Dieu – exalté soit-Il – ne s'est pas établie, du fait d'une négligence imputable à eux-mêmes. C'est pourquoi la mission du Prophète – sur lui soit la paix – possède cette particularité d'avoir été adressée à tout homme, blanc et noir : parce que la Révélation apportée par lui comprend l'ensemble des méthodes par lesquelles on appelle à connaître Dieu – exalté soit-Il."
Averroès, Discours décisif, 1179, § 16-17, tr. fr. Marc Geoffroy, GF, 1996, p. 117-119.
"Quand les raisons pour lesquelles nous donnons notre consentement à quelque proposition, ne sont pas tirées d'elle-même, mais de la personne qui l'a mise en avant, comme si nous estimions qu'elle est si bien avisée qu'elle ne peut se méprendre, et si nous ne voyons point de sujet qu'elle voulût nous tromper, alors notre consentement se nomme foi, à cause qu'il ne naît pas de notre science particulière, mais de la confiance que nous avons en celle d'autrui ; et il est dit que nous croyons à ceux auxquels nous nous en rapportons. De tout ce discours on voit la différence qu'il y a, premièrement, entre la foi et la profession extérieure : car celle-là est toujours accompagnée d'une approbation intérieure ; et celle-ci en est quelquefois séparée ; celle-là est une intérieure persuasion de l'âme ; mais celle-ci n'est qu'une obéissance extérieure. Puis, entre la foi et l'opinion : car celle-ci est appuyée sur notre raisonnement, et l'autre sur l'estime que nous faisons d'autrui. Enfin entre la foi et la science : car en celle-ci, une proposition qu'on examine est dissoute et mâchée longtemps avant qu'on la reçoive ; mais en l'autre, on l'avale tout d'un coup et toute entière. L'explication des noms, sous lesquels ce qu'on recherche est proposé, sert à acquérir la science, voire même il n'y a que la seule voie des définitions par laquelle on puisse savoir quelque chose : mais en la foi, cette pratique est nuisible. Car les choses qui nous sont proposées à croire étant au-dessus de notre esprit, l'exposition ne les rendra jamais plus évidentes, et, au contraire, plus on tâche de les éclaircir, plus obscures et incroyables elles deviennent. Et il en prend à un homme qui tâche de démontrer les mystères de la foi par raisons naturelles, de même qu'à un malade qui veut mâcher des pilules, bonnes à la santé, mais amères, avant de les faire descendre dans son estomac ; car l'amertume les lui fera tout incontinent rejeter, et elles n'opéreront point, là où, s'il les eût promptement avalées, il n'en eût pas senti le mauvais goût et il en eût recouvré sa guérison."
Hobbes, Le Citoyen, 1642, ch. XVIII, 4.
"Car il y a deux voies générales qui nous font croire qu'une chose est vraie. La première est la connaissance que nous en avons par nous-mêmes, pour en avoir reconnu et recherché la vérité, soit par nos sens, soit par notre raison ; ce qui peut s'appeler généralement raison, parce que les sens mêmes dépendent du jugement de la raison ; ou science, prenant ici ce nom plus généralement qu'on ne le prend dans les écoles, pour toute connaissance d'un objet tiré de l'objet même.
L'autre voie est l'autorité des personnes dignes de croyance qui nous assurent qu'une telle chose est, quoique par nous-mêmes nous n'en sachions rien ; ce qui s'appelle foi ou croyance, selon cette parole de saint Augustin : Quoi scimus, debemus rationi ; quod credimus, auctoritati[1].
Mais comme cette autorité peut être de deux sortes, de Dieu ou des hommes, il y a aussi deux sortes de foi, divine et humaine.
La foi divine ne peut être sujette à erreur, parce que Dieu ne peut ni nous tromper ni être trompé.
La foi humaine est de soi-même sujette à erreur, parce que tout homme est menteur, selon l'Écriture, et qu'il peut se faire que celui qui nous assurera une chose comme véritable sera lui-même trompé : et néanmoins, ainsi que nous avons déjà marqué ci-dessus, il y a des choses que nous ne connaissons que par une foi humaine, que nous devons tenir pour aussi certaines et aussi indubitables que si nous en avions des démonstrations mathématiques ; comme ce que l'on sait, par une relation constante de tant de personnes, qu'il est moralement impossible qu'elles eussent pu conspirer ensemble pour assurer la même chose, si elle n'était vraie. Par exemple, les hommes ont assez de peine naturellement à concevoir qu'il y ait des antipodes ; cependant, quoique nous n'y ayons pas été, et qu'ainsi nous n'en sachions rien que par une foi humaine, il faudrait être fou pour ne pas le croire, et il faudrait de même avoir perdu le sens pour douter si jamais César, Pompée, Cicéron, Virgile ont été, et si ce ne sont point des personnages feints comme ceux des Amadis.
Il est vrai qu'il est souvent assez difficile de marquer précisément quand la foi humaine est parvenue à cette certitude , et quand elle n'y est pas encore parvenue ; et c'est ce qui fait tomber les hommes en deux égarements opposés : dont l'un est de ceux qui croient trop légèrement sur les moindres bruits , et l'autre de ceux qui mettent ridiculement la force de l'esprit à ne pas croire les choses les mieux attestées lorsqu'elles choquent les préventions de leur esprit ; mais on peut néanmoins marquer de certaines bornes qu'il faut avoir passées pour avoir cette certitude humaine, et d'autres au delà desquelles on l'a certainement, en laissant un milieu entre ces deux sortes de bornes , qui approche plus de la certitude ou de l'incertitude , selon qu'il approche plus des unes ou des autres.
Que si l'on compare ensemble les deux voies générales qui nous font croire qu'une chose est, la raison et la foi, il est certain que la foi suppose toujours quelque raison ; car, comme dit saint Augustin dans sa Lettre 122, et en beaucoup d'autres lieux, nous ne pourrions pas nous porter à croire ce qui est au-dessus de notre raison , si la raison même ne nous avait persuadés qu'il y a des choses que nous faisons bien de croire, quoique nous ne soyons pas encore capables de les comprendre : ce qui est principalement vrai à l'égard de la foi divine , parce que la vraie raison nous apprend que Dieu étant la vérité même, il ne peut nous tromper en ce qu'il nous révèle de sa nature ou de ses mystères. D'où il paraît qu'encore que nous soyons obligés de captiver notre entendement pour obéir à Jésus-Christ , comme dit saint Paul , nous ne le faisons pas néanmoins aveuglément et déraisonnablement, ce qui est l'origine de toutes les fausses religions ; mais avec connaissance de cause , et parce que c'est une action raisonnable que de se captiver de la sorte sous l'autorité de Dieu, lorsqu'il nous a donné des preuves suffisantes, comme sont les miracles et autres événements prodigieux, qui nous obligent de croire que c'est lui-même qui a découvert aux hommes les vérités que nous devons croire.
Il est certain, en second lieu, que la foi divine doit avoir plus de force sur notre esprit que notre propre raison ; et cela par la raison même qui nous fait voir qu'il faut toujours préférer ce qui est plus certain à ce qui l'est moins ; et qu'il est plus certain que ce que Dieu dit est véritable, que ce que notre raison nous persuade, parce que Dieu est plus incapable de nous tromper que notre raison d'être trompée.
Néanmoins, à considérer les choses exactement, jamais ce que nous voyons évidemment et par la raison ou par le fidèle rapport des sens n'est opposé à ce que la foi divine nous enseigne ; mais ce qui fait que nous le croyons, c'est que nous ne prenons pas garde à quoi doit se terminer l'évidence de notre raison et de nos sens."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 4e partie, Chapitre XII, Champs Flammarion, 1978, p. 409-411.
[1] "Ce que nous savons, par le fait même nous le devons à la raison ; ce que nous croyons, nous le devons à l'autorité." (De l'utilité de la croyance, 11, 25).
"Personne n'ignore qu'il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l'âme, qui sont ses deux principales puissances, l'entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement, car on ne devrait jamais consentir qu'aux vérités démontrées; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu'il y a d'hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l'agrément.
Cette voie est basse, indigne et étrangère: aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n'aimer que s'il sait le mériter. […]
Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs actions.
Ceux de l'esprit sont des vérités naturelles et connues à tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes particuliers que les uns reçoivent et non pas d'autres, mais qui, dès qu'ils sont admis, sont aussi puissants, quoique faux, pour emporter la créance, que les plus véritables.
Ceux de la volonté sont de certains désirs naturels et communs à tous les hommes, comme le désir d'être heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir, outre plusieurs objets particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui, ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la volonté, que s'ils faisaient son véritable bonheur.
Voilà pour ce qui regarde les puissances qui nous portent à consentir.
Mais pour les qualités des choses que nous devons persuader, elles sont bien diverses.
Les unes se tirent, par une conséquence nécessaire, des principes communs et des vérités avouées. Celles-là peuvent être infailliblement persuadées; car, en montrant le rapport qu'elles ont avec les principes accordés, il y a une nécessité inévitable de convaincre […]
Il y en a qui ont une union étroite avec les objets de notre satisfaction; et celles-là sont encore reçues avec certitude, car aussitôt qu'on fait apercevoir à l'âme qu'une chose peut la conduire à ce qu'elle aime souverainement, il est inévitable qu'elle ne s'y porte avec joie. […]
Mais il y en a où les choses qu'on veut faire croire sont bien établies sur des vérités connues, mais qui sont en même temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-là sont en grand péril de faire voir, par une expérience qui n'est que trop ordinaire, ce que je disais au commencement : que cette âme impérieuse, qui se vantait de n'agir que par raison, suit par un choix honteux et téméraire ce qu'une volonté corrompue désire, quelque résistance que l'esprit trop éclairé puisse y opposer.
C'est alors qu'il se fait un balancement douteux entre la vérité et la volupté, et que la connaissance de l'une et le sentiment de l'autre font un combat dont le succès est bien incertain, puisqu'il faudrait, pour en juger, connaître tout ce qui se passe dans le plus intérieur de l'homme, que l'homme même ne connaît presque jamais."
Pascal, De l'art de persuader, 1728, posthume, Seuil, 1963, p. 355-356.
"Si les hommes avaient le pouvoir d'organiser les circonstances de leur vie au gré de leurs intentions, ou si le hasard leur était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie à la superstition.Mais on les voit souvent acculés à une situation si difficile, qu'ils ne savent plus quelle résolution prendre ; en outre, comme leur désir immodéré des faveurs capricieuses du sort les ballotte misérablement entre l'espoir et la crainte, ils sont en général très enclins à la crédulité.Lorsqu'ils se trouvent dans le doute, surtout concernant l'issue d'un événement qui leur tient à cœur, la moindre impulsion les entraîne tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; en revanche, dès qu'ils se sentent sûrs d’eux-mêmes, ils sont vantards et gonflés de vanité.
[...] D'infimes motifs suffisent à réveiller en eux soit l'espoir, soit la crainte.Si, par exemple, pendant que la frayeur les domine, un incident quelconque leur rappelle un bon ou mauvais souvenir, ils y voient le signe d'une issue heureuse ou malheureuse; pour cette raison, et bien que l'expérience leur en ait donné cent fois le démenti, ils parlent d'un présage soit heureux, soit funeste.
[...] Ayant forgé d'innombrables fictions, ils interprètent la nature en termes extravagants, comme si elle délirait avec eux."
Spinoza, Traité des Autorités Théologiques et Politiques, 1670, Préface, Pléiade, p. 606-607, GF, p. 19.
"Quelle est la cause de la persuasion produite par le témoignage ? Pourquoi croyons-nous sur le rapport d'autrui ?
La réponse la plus commune à cette question la résout par l'expérience.
Dans le commerce habituel de la vie, le oui et le non, concernant une multitude de faits, se présentent sous une variété infinie de formes. Le plus souvent, nous éprouvons que les assertions[1] sur l'existence de tels ou tels faits sont conformes à la vérité. Le témoignage s'étant trouvé vrai dans le plus grand nombre de cas pour le passé, nous avons un penchant à nous y fier pour le présent et pour le futur. De là en un mot la disposition à croire.
D'un autre côté, il y a eu des cas, et ces cas ne sont pas très rares, où nous avons éprouvé que les témoignages étaient trompeurs : de là la disposition à douter ou à ne pas croire.
Mais, comme les assertions vraies l'emportent de beaucoup en nombre sur les fausses, la disposition à croire est l'état habituel, le non-croire est un cas d'exception : pour refuser de croire, il faut toujours une cause spéciale, une objection particulière.
S'il en était autrement, les affaires sociales ne marcheraient plus ; tout le mouvement de la société serait paralysé ; nous n'oserions plus agir: car le nombre des faits qui tombent sous la perception immédiate de chaque individu n'est qu'une goutte d'eau dans le vase, comparé à ceux dont il ne peut être informé que sur le rapport d'autrui.
On croit au témoignage humain par la même cause qu'on croit à l'existence de la matière, c'est-à-dire en vertu d'une expérience générale confirmée par celle de chaque individu. Agissez d'après la présomption que le témoignage humain est le plus souvent conforme à la vérité, vous continuerez à faire ce que vous avez fait jusqu'à présent, la suite de votre vie ira son train ordinaire ; agissez d'après la présomption que ce témoignage est toujours faux, vous serez arrêté dès le premier pas, comme dans un pays perdu, dans un désert ; agissez comme si ce témoignage était beaucoup plus souvent faux que vrai, vous allez souffrir dans tous les points de votre existence, et la continuation de votre vie, dépouillée de toutes ses douceurs, ne sera plus qu'un supplice. [...]
On doit observer ici qu'il y a une liaison naturelle entre la créance et la sympathie. On croit aisément ceux qu'on aime, il ne vient pas même dans l'esprit qu'ils veuillent nous tromper ; et de plus on éprouve du plaisir à penser comme eux, l'affection réciproque en est augmentée."
Jeremy Bentham, Traité des preuves judiciaires, Tome1, p. 33-35, trad. E. Dumont, Bossange frères, 1823.
[1] Assertions : affirmations.
"Le fait que la croyance aux fantômes, en une divinité, en une vie future ou dans n'importe quelle autre chose, crédible ou non, soit universelle ne démontre rien de plus que ce qui n'a besoin d'aucune démonstration : l'unanimité entre les hommes, l'identité de la constitution du cerveau humain, identité dont la résultante inévitable sera, globalement, que des déductions semblables seront tirées de donnés semblables."
Edgar Allan Poe, Marginalia, 1845-1849.
"That the belief in ghosts, or in a Deity, or in a future state, or in anything else credible or incredible – that any such belief is universal, demonstrates nothing more than that which needs no demonstration – the human unanimity – the tity of construction in the human brain – an identity of which the inevitable result must be, upon the whole, similar deductions from similar data."
Edgar Allan Poe, Marginalia, 1845-1849.
Date de création : 28/01/2007 @ 21:32
Dernière modification : 15/05/2015 @ 12:34
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