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Texte à méditer :   De l'amibe à Einstein, il n'y a qu'un pas.   Karl Popper
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Hors des sentiers battus
La notion de cause/causalité
    "XLVI. Mais un jour, ayant entendu quelqu'un lire dans un livre, dont l'auteur était, disait-il, Anaxagore, que c'est l’esprit qui est l'organisateur et la cause de toutes choses, l'idée de cette cause me ravit et il me sembla qu'il était en quelque sorte parfait que l'esprit fût la cause de tout. S'il en est ainsi, me dis-je, l'esprit ordonnateur dispose tout et place chaque objet de la façon la meilleure. Si donc on veut découvrir la cause qui fait que chaque chose naît, périt ou existe, il faut trouver quelle est pour elle la meilleure manière d'exister ou de supporter ou de faire quoi que ce soit. En vertu de ce raisonnement, l'homme n'a pas autre chose à examiner, dans ce qui se rapporte à lui et dans tout le reste, que ce qui est le meilleur et le plus parfait, avec quoi il connaîtra nécessairement aussi le pire, car les deux choses relèvent de la même science. En faisant ces réflexions, je me réjouissais d'avoir trouvé dans la personne d'Anaxagore un maître selon mon cœur pour m'enseigner la cause des êtres. Je pensais qu'il me dirait d'abord si la terre est plate ou ronde et après cela qu'il m'expliquerait la cause et la nécessité de cette forme, en partant du principe du mieux, et en prouvant que le mieux pour elle, c'est d'avoir cette forme, et s'il disait que la terre est au centre du monde, qu'il me ferait voir qu'il était meilleur qu'elle fût au centre. S'il me démontrait cela, j'étais prêt à ne plus demander d'autre espèce de cause. De même au sujet du soleil, de la lune et des autres astres, j'étais disposé à faire les mêmes questions, pour savoir, en ce qui concerne leurs vitesses relatives, leurs changements de direction et les autres accidents auxquels ils sont sujets, en quoi il est meilleur que chacun fasse ce qu'il fait et souffre ce qu'il souffre. Je n'aurais jamais pensé qu'après avoir affirmé que les choses ont été ordonnées par l'esprit, il pût leur attribuer une autre cause que celle-ci : c'est le mieux qu'elles soient comme elles sont. Aussi je pensais qu'en assignant leur cause à chacune de ces choses en particulier et à toutes en commun, il expliquerait en détail ce qui est le meilleur pour chacune et ce qui est le bien commun à toutes. Et je n'aurais pas donné pour beaucoup mes espérances ; mais prenant ses livres en toute hâte, je les lus aussi vite que possible, afin de savoir aussi vite que possible le meilleur et le pire.
  XLVII. — Mais je ne tardai pas, camarade, à tomber du haut de cette merveilleuse espérance. Car, avançant dans ma lecture, je vois un homme qui ne fait aucun usage de l'intelligence et qui, au lieu d'assigner des causes réelles à l'ordonnance du monde, prend pour des causes l'air, l'éther, l'eau et quantité d’autres choses étranges. Il me sembla que c'était exactement comme si l'on disait que Socrate fait par intelligence tout ce qu'il fait et qu'ensuite, essayant de dire la cause de chacune de mes actions, on soutînt d'abord que, si je suis assis en cet endroit, c'est parce que mon corps est composé d'os et de muscles, que les os sont durs et ont des joints qui les séparent, et que les muscles, qui ont la propriété de se tendre et de se détendre, enveloppent les os avec les chairs et la peau qui les renferme, que, les os oscillant dans leurs jointures, les muscles, en se relâchant et se tendant, me rendent capable de plier mes membres en ce moment et que c'est la cause pour laquelle je suis assis ici les jambes pliées. C'est encore comme si, au sujet de mon entretien avec vous, il y assignait des causes comme la voix, l'air, 'ouïe et cent autres pareilles, sans songer à donner les véritables causes, à savoir que, les Athéniens ayant décidé qu'il était mieux de me condamner, j'ai moi aussi, pour cette raison, décidé qu'il était meilleur pour moi d’être assis en cet endroit et plus juste de rester ici et de subir la peine qu'ils m'ont imposée. Car, par le chien, il y a beau temps, je crois, que ces muscles et ces os seraient à Mégare ou en Béotie, emportés par l'idée du meilleur, si je ne jugeais pas plus juste et plus beau, au lieu de m'évader et de fuir comme un esclave, de payer à l’État la peine qu'il ordonne.
  Mais appeler causes de pareilles choses, c'est par trop extravagant. Que l'on dise que, si je ne possédais pas des choses comme les os, les tendons et les autres que je possède, je ne serais pas capable de faire ce que j'aurais résolu, on dira la vérité ; mais dire que c'est à cause de cela que je fais ce que je fais et qu'ainsi je le fais par l'intelligence, et non par le choix du meilleur, c'est faire preuve d’une extrême négligence dans ses expressions. C'est montrer qu’on est incapable de discerner qu'autre chose est la cause véritable, autre chose ce sans quoi la cause ne saurait être cause. C'est précisément ce que je vois faire à la plupart des hommes, qui, tâtonnant comme dans les ténèbres, se servent d'un mot impropre pour désigner cela comme la cause. Voilà pourquoi l'un, enveloppant la terre d’un tourbillon, la fait maintenir en place par le ciel, et qu'un autre la conçoit comme une large huche, à laquelle il donne l'air comme support. Quant à la puissance qui fait que les choses sont actuellement disposées le mieux qu'il est possible, ils ne la cherchent pas, ils ne pensent pas qu'elle possède une sorte de force divine ; mais ils croient pouvoir découvrir un Atlas plus fort, plus immortel qu'elle, et qui maintienne mieux l'ensemble des choses, et ils ne songent jamais qu'en réalité c'est le bien et la nécessité qui lient et maintiennent les choses. Quant à moi, pour connaître une telle cause et savoir ce qu'elle est, je me ferais avec allégresse le disciple de tous les maîtres possibles. Mais comme elle se dérobait et que j'étais impuissant à la trouver moi-même et à l'apprendre d'autrui, j’ai changé de direction pour la chercher."
 
 
Platon, Phédon, 97c – 99d, tr. fr. E. Chambry, GF-Flammarion, 1965, p. 155-157.

 

  "Supposons que deux objets se présentent à nous, dont l'un est la cause et l'autre l'effet : il est clair qu'à simplement considérer l'un de ces objets, ou les deux, nous ne percevrons jamais le lien qui les unit, nous ne serons jamais à même d'affirmer avec certitude qu'il existe une connexion entre eux. Ce n'est donc pas d'après un cas unique, quel qu'il soit, que nous parvenons à l'idée de cause et d'effet, d'une connexion nécessaire de pouvoir, de force, d'énergie et d'efficacité. Si nous n'avions jamais vu que des conjonctions particulières d'objets, entièrement différentes les unes des autres, nous ne serions jamais à même de former de telles idées.
  Mais, d'autre part, supposons que nous observons plusieurs cas où les mêmes objets sont toujours joints : nous concevons immédiatement une connexion entre eux, et commençons à tirer une inférence qui va de l'un à l'autre. Cette multiplicité de cas semblables constitue donc l'essence même du pouvoir ou de la connexion, et c'est la source d'où provient l'idée que nous en avons. […]
  La connexion nécessaire entre les effets et les causes est le fondement de l'inférence que nous tirons des unes aux autres. Le fondement de notre inférence est la transition qui naît de l'union coutumière. L'une l'autre sont donc identiques.
  L'idée de nécessité résulte de quelque impression. Il n'est pas d'impression transmise par nos sens qui puisse donner naissance à cette idée. Il faut qu'elle provienne de quelque impression interne, ou impression de réflexion. Il n'y a pas d'impression interne qui soit en relation avec ce dont nous parlons, hormis la tendance, que produit la coutume, à passer d'un objet à l'idée de son concomitant habituel. Telle est donc l'essence de la nécessité. Somme toute, la nécessité est quelque chose qui existe dans l'esprit, non pas dans les objets, et il nous est à jamais impossible d'en former une idée, même la plus lointaine, si nous la considérons comme une qualité appartenant aux corps. Soit nous n'avons pas d'idée de la nécessité, soit la nécessité n'est rien que la détermination de la pensée à passer des causes aux effets et des effets aux causes, conformément à l'expérience de leur union.
  Ainsi, de même que la nécessité qui fait que deux fois deux font quatre, ou que les trois angles d'un triangle égalent deux droits, ne se trouve que dans l'acte de l'entendement par lequel nous considérons et comparons ces idées, de la même manière, la nécessité ou le pouvoir qui unit les causes et les effets se trouve dans la détermination de l'esprit à passer des uns aux autres. L'efficacité ou l'énergie des causes ne réside ni dans les causes elles-mêmes, ni dans la divinité, ni dans le concours de ces deux principes, mais elle appartient entièrement à l'âme qui considère l'union de deux ou plusieurs objets dans tous les cas passés. C'est là que réside le pouvoir réel des causes, ainsi que leur connexion et leur nécessité."
 
David Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre I, III, 14, tr. fr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, GF, 1995, p. 238-239 et p. 241-242.

 

  "Voici une bille de billard posée sur la table et une autre bille qui se meut vers elle avec rapidité. Elles se heurtent ; et la bille, qui était précédemment en repos, acquiert maintenant un mouvement. C'est là un aussi parfait exemple de la relation de la cause et de l'effet que n'importe lequel de ceux que nous connaissons soit par la sensation, soit par la réflexion. Donc, examinons-le. Il est évident que les deux billes se sont touchées avant que le mouvement fût communiqué et qu'il n'y a aucun intervalle entre le choc et le mouvement. La contiguïté dans le temps et dans l'espace est donc une circonstance requise pour l'opération de toutes les causes. De même il est évident que le mouvement qui a été la cause est antérieur au mouvement qui a été l'effet. L'antériorité dans le temps est donc une autre circonstance requise dans chaque cause. Mais ce n'est pas tout. Faisons l'essai avec n'importe quelles autres billes de la même sorte dans une situation semblable, et toujours nous constaterons que l'impulsion de l'une communique du mouvement à l'autre. Voici donc une troisième circonstance, à savoir conjonction constante entre la cause et l'effet. Tout objet semblable à la cause produit toujours un objet semblable à l'effet. En dehors de ces trois circonstance de contiguïté, antériorité, et conjonction constante, je ne puis rien découvrir dans cette cause. La première bille est en mouvement; elle touche la seconde bille; immédiatement la seconde bille se met en mouvement; et lorsque je tente l'expérience avec les mêmes billes ou avec des billes semblables, je constate que du mouvement et du contact de l'une des billes, il s'ensuit toujours un mouvement dans l'autre bille".

 

David Hume, Abrégé du traité de la nature humaine, 1740, trad. D. Deleule, Aubier-Montaigne, 1971, p. 50-51.


 

    "Une proposition comme celle-ci : le soleil ne se lèvera pas demain, n'est pas moins intelligible et n'implique pas davantage contradiction que cette autre affirmation : il se lèvera. C'est donc en vain que nous tenterions d'en démontrer la fausseté. Si elle était fausse démonstrativement, elle impliquerait contradiction, et jamais l'esprit ne pourrait la concevoir distinctement.
 
Il pourrait donc être intéressant de rechercher quelle est la nature de cette évidence qui nous donne la certitude d'une existence réelle et d'une chose de fait en l'absence du témoignage présent de nos sens ou des souvenirs enregistrés par notre mémoire. [...]
Tous les raisonnements relatifs à une chose de fait paraissent fondés sur la relation de cause à effet. Seule cette relation nous permet de dépasser le témoignage de notre mémoire et de nos sens. Demandez à un homme pourquoi il ajoute foi à la réalité d'une chose de fait dont il n'est pas témoin : pourquoi il croit que son ami est à la campagne, par exemple, ou en France ; il vous donnerait une raison, et cette raison serait un autre fait: il a reçu une lettre de lui, ou il connaît ses résolutions et ses promesses antérieures. L'homme qui trouverait une montre, ou quelque autre instrument, dans une île déserte, en conclurait qu'il y a eu autrefois des hommes dans cette île. Tous nos raisonnements en matière de fait sont de même nature. On suppose constamment qu'il y a un lien entre le fait présent et celui qui en est inféré. [...]
Ainsi, pour déterminer à notre propre satisfaction la nature de cette évidence qui est la source de notre certitude touchant les choses de fait, il nous faut rechercher comment nous acquérons la connaissance de la cause et de l'effet.
 
Je me permettrai d'affirmer - et c'est là, selon moi, une proposition générale qui ne souffre point d'exception - que la connaissance de cette relation n'est acquise en aucun cas par des raisonnements a priori ; mais qu'elle vient uniquement de l'expérience, qui nous montre des objets particuliers dans une liaison constante. Présentez un objet à une personne: quelles que soient la raison naturelle et les facultés que vous lui supposiez, si cet objet est pour elle entièrement nouveau, elle sera impuissante, fût-ce par l'examen le plus attentif de ses qualités sensibles, à découvrir aucune de ses causes, aucun de ses effets."

 

David Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748, Le Livre de Poche, coll. « Classiques de la philosophie », 1999, p. 83-86, GF, p. 85-87.


 

  "S'il y a une relation entre les objets qu'il nous importe de connaître parfaitement, c'est celle de la cause et de l'effet. C'est sur elle que se fondent tous nos raisonnements sur les questions de fait ou d'existence. C'est elle seule qui nous permet d'atteindre la certitude sur les objets qui sont privés du témoignage présent de notre mémoire. La seule utilité immédiate de toutes les sciences est de nous enseigner comment nous pouvons contrôler et régler les évènements futurs par leurs causes. Nos pensées et nos recherches s'emploient donc, à tout moment, autour de cette relation ; pourtant, les idées que nous formons à son sujet sont si imparfaites qu'il est impossible de donner une juste définition de la cause, sinon celle qu'on tire de ce qui lui est extérieur et étranger. Des objets semblables sont toujours en connexion avec des objets semblables. Cette conjonction, nous en avons l’expérience. D'accord avec cette expérience, nous pouvons donc définir une cause comme un objet suivi d’un autre et tel que tous les objets semblables au premier sont suivis d'objets semblables au second. Ou, en d'autres termes, tel que, si le premier objet n'avait pas existé, le second n'aurait jamais existé. L'apparition de la cause conduit toujours l'esprit, par une transition coutumière, à l'idée de l’effet. Cette transition aussi, nous en avons l'expérience. Nous pouvons donc, conformément à cette expérience, former une autre définition de la cause et l'appeler un objet suivi d'un autre et dont l'apparition conduit toujours la pensée à l'idée de cet autre objet.
  Nous disons, par exemple, que la vibration de cette corde est la cause de ce son particulier. Mais qu'entendons-nous par cette affirmation ? Nous entendons, ou que cette vibration est suivie de ce son et que toutes les vibrations semblables ont été suivies de sons semblables, ou que cette vibration est suivie de ce son et qu'à l’apparition de l'une l'esprit devance les sens et forme immédiatement une idée de l'autre. Nous pouvons considérer la relation de cause à effet sous l'un de ces deux jours ; mais, en dehors d'eux, nous n'en avons pas d'idée."
 
David Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748, Section 7 : L'idée de connexion nécessaire, tr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, GF, p. 143-144.

 

  "Il semble évident que, si tous les spectacles de la nature changeaient continuellement, de telle manière qu'il n'y eût pas deux événements qui offrissent entre eux une ressemblance quelconque, mais que tout objet fût entièrement nouveau, sans aucune similitude avec rien de ce qu'on eût vu auparavant, nous ne serions jamais, en ce cas, parvenus à la moindre idée de nécessité, ou d'une connexion entre ces objets. Nous pourrions dire, dans une telle supposition, que l'un des objets ou des événements a suivi l'autre, non que l'un fût produit par l'autre. La relation de cause à effet ne pourrait qu'être absolument inconnue de l'humanité. L'inférence et le raisonnement touchant les opérations de la nature, de ce moment, prendraient fin ; et la mémoire et les sens resteraient les seuls canaux par où il fût possible que la connaissance d'une existence réelle quelconque eût accès dans l'esprit. Notre idée de nécessité et de causalité provient donc entièrement de l'uniformité observable dans les opérations de la nature, où des objets semblables sont constamment joints entre eux, et où l'esprit est déterminé par habitude à inférer l'un de l'apparition de l'autre. Ces deux circonstances forment le tout de la nécessité que nous attribuons la matière. Passé la constante conjonction d'objets semblables, et l'inférence de l'un à l'autre, qui en est la conséquence, nous n'avons aucune notion d'une nécessité ou d'une connexion quelconque."

 

 
 

David Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748, Section 8 : De la liberté et de la nécessité, tr. Philippe Folliot, GF, p. 151.


 

   "Toute cause produit un effet ; il ne peut y avoir d'effet sans cause. Toute impulsion est suivie de quelque mouvement plus ou moins sensible, de quelque changement plus ou moins remarquable, dans le corps qui la reçoit. Mais tous les mouvements, toutes les façons d'agir sont, comme on a vu, déterminées par leurs natures, leurs essences, leurs propriétés, leurs combinaisons ; il faut donc en conclure que tous les mouvements ou toutes les façons d' agir des êtres étant dus à quelques causes, et ces causes ne pouvant agir et se mouvoir que d' après leur façon d' être ou leurs propriétés essentielles, il faut en conclure, dis-je, que tous les phénomènes sont nécessaires, et que chaque être de la nature dans des circonstances et d' après des propriétés données ne peut agir autrement qu' il le fait.
  La nécessité est la liaison infaillible et constante des causes avec leurs effets. Le feu brûle nécessairement les matières combustibles qui sont placées dans la sphère de son action. L'homme désire nécessairement ce qui est, ou ce qui paraît utile à son bien-être. La nature dans tous ses phénomènes agit nécessairement d' après l'essence qui lui est propre ; tous les êtres qu'elle renferme agissent nécessairement d' après leurs essences particulières ; c'est par le mouvement que le tout a des rapports avec ses parties et celles-ci avec le tout ; c'est ainsi que tout est lié dans l'univers ; il n'est lui-même qu'une chaîne immense de causes et d'effets, qui sans cesse découlent les unes des autres. Pour peu que nous réfléchissions, nous serons donc forcés de reconnaître que tout ce que nous voyons est nécessaire , ou ne peut être autrement qu' il n' est ; que tous les êtres que nous apercevons, ainsi que ceux qui se dérobent à notre vue agissent par des lois certaines. D'après ces lois les corps graves tombent, les corps légers s'élèvent, les substances analogues s'attirent, tous les êtres tendent à se conserver, l'homme se chérit lui-même, il aime ce qui lui est avantageux dès qu'il le connaît, et déteste ce qui peut lui être défavorable."


 

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre IV, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 195.


 

   "D'après la découverte si juste de Kant lui-même, la loi de causalité nous est connue a priori, elle est une fonction de notre intellect, ce qui revient à dire qu’elle a une origine subjective ; bien plus, l’impression sensible elle-même, à laquelle nous appliquons ici la loi de causalité, est incontestablement subjective ; enfin l’espace, où, grâce à l’application de la loi de causalité, nous situons, en la nommant objet, la cause de notre impression, l’espace lui aussi n’est qu’une forme de notre intellect, donnée a priori, c’est-à-dire subjective. Ainsi, toute l’intuition empirique repose exclusivement sur une base subjective ; elle n’est qu’un processus, qui se déroule en nous-mêmes ; il nous est impossible d’élever à la dignité de chose en soi ou de proclamer existant, à titre d’hypothèse nécessaire, aucun objet radicalement différent et indépendant de cette intuition empirique. En réalité, l’intuition empirique est et demeure uniquement notre simple représentation : elle est le monde comme représentation. Pour ce qui est de l’être en soi du monde, nous n’y pouvons atteindre que par une méthode tout à fait différente, celle que j’ai employée : il faut pour cela invoquer le témoignage de la conscience qui nous fait voir dans la volonté l’être en soi de notre phénomène particulier ; mais alors la chose en soi devient quelque chose qui diffère du tout au tout (toto genere) de la représentation et de ses éléments ; c’est du reste ce que j’ai exposé."

 

 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1818, appendice, critique de la philosophie kantienne.


 

 "Pourtant, chaque fois qu'il y eut des conquêtes, il y eut des conquérants, chaque fois que des bouleversements se sont produits dans un État, il y eut de grands hommes », disent les historiens. En effet, toutes les fois qu'apparaissaient des conquérants, il y avait des guerres, répond l'esprit humain, mais cela ne prouve pas que les conquérants soient la cause des guerres et que l'examen des actes d'un homme puisse nous permettre de découvrir les lois de la guerre. Toutes les fois que, consultant ma montre, je vois que l'aiguille a atteint le chiffre dix, j'entends sonner les cloches de l'église voisine ; mais du fait que toutes les fois que l'aiguille est sur dix les cloches sonnent, je n'ai pas le droit de conclure que la position de l'aiguille est la cause du mouvement des cloches.
 Toutes les fois que je vois une locomotive en marche, j'entends un sifflet, je vois s'ouvrir les soupapes et tourner les roues ; mais je n'ai pas le droit d'en conclure que le sifflet et le mouvement des roues sont la cause de la marche de la locomotive."
 
Léon Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Tome troisième, Troisième partie, Chapitre premier, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 967.

   

 "L'ensemble des causes d'un phénomène est inaccessible à l'intelligence humaine, mais le besoin de rechercher ces causes est inscrit dans l'âme de l'homme. Et l'intelligence, étant incapable de saisir la multiplicité et la complexité des conditions d'un phénomène, dont chacune peut paraître la cause, s'empare de la plus proche, de la plus facile à comprendre, et déclare : voilà la cause. Lorsqu'il s'agit d'événements historiques (dont l'étude porte sur les actes des hommes), c'est tout d'abord à la volonté des dieux qu'on a eu recours, puis à la volonté des hommes occupant la place la plus en vue dans l'histoire, les héros historiques. Mais il suffit d'aller jusqu'au fond de n'importe quel événement historique, autrement dit l'activité de toute la masse des hommes ayant pris part à l'événement, pour se convaincre que la volonté du héros historique non seulement ne dirige pas les actions des masses, mais quelle est elle-même constamment dirigée. Il peut sembler que la façon dont on comprend la signification d'un événement n'a pas d'importance. Mais entre celui qui dit que les peuples de l'Occident partirent vers l'Orient parce que Napoléon le voulut, et celui qui dit que cela s'est accompli parce que cela devait s'accomplir, il y a la même différence qu'entre les gens qui affirmaient que la terre est immobile et que les planètes tournent autour d'elle et ceux qui disaient qu'ils ne savent pas ce qui soutient la terre, mais savent qu'il existe des lois qui gouvernent ses mouvements et ceux des autres planètes. Il n'y a pas et ne peut y avoir de causes d'un événement historique en dehors de l'unique cause de toutes les causes. Mais les événements sont gouvernés par des lois en partie inconnues, en partie pressenties par nous. La découverte de ces lois ne sera possible que lorsque nous renoncerons complètement à chercher les causes des événements dans la volonté d'un seul homme, tout comme la découverte des lois qui gouvernent le mouvement des planètes ne devint possible que lorsque les hommes renoncèrent à l'immobilité de la terre."
 
Léon Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Tome quatrième, Deuxième partie, Chapitre premier, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1157-58.

 

 "Les difficultés auxquelles nous nous heurtons pour comprendre la cause d'un événement auront beau s'accumuler, jamais nous ne parviendrons à nous représenter une liberté totale, c'est-à-dire l'absence de cause.
 Si inaccessible que nous soit la cause d'une manifestation de la volonté dans un acte quelconque accompli par nous ou par autrui, notre intelligence pose avant tout l'existence d'une cause et exige sa recherche, aucun phénomène n'étant concevable autrement. Je lève le bras pour accomplir un acte indépendant de toute cause, mais vouloir accomplir un acte qui n'ait pas de cause est la cause de cet acte.
Mais quand bien même nous nous représenterions un homme absolument dégagé de toute influence, en ne considérant son acte que dans l'instant même où il a été accompli, en supposant que cet acte n'est dû à aucune cause, et en admettant qu'il ne contient qu'un résidu infiniment petit de nécessité égal à zéro, même alors nous ne pourrions parvenir à la notion d'une totale liberté, car un être qui ne reçoit pas les influences du monde extérieur, qui est situé hors du temps, ne dépend d'aucune cause, n'est déjà plus un homme."
 
Léon Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Épilogue, Deuxième partie, Chapitre 10, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1431.

 

  "Cause et effet. – « Explication », disons-nous ; mais en fait, c'est une « description » qui nous distingue par rapport aux anciens degrés de la connaissance et de la science. Nous décrivons mieux, - nous expliquons aussi peu que nos prédécesseurs. Là où le chercheur naïf des anciennes civilisations ne voyait que deux choses, la « cause » et l' « effet », comme on disait, nous autres avons découvert une succession multiple ; nous avons achevé l'image du devenir, mais ne sommes guère passés au-delà, ni derrière cette image. 
   Dans chaque cas la série des « causes » se trouve plus complète sous nos yeux, et nous concluons : telle chose doit se produire d'abord pour que telle autre suive, - mais quand à comprendre quoi que ce soit, nous n'en sommes pas plus avancés.

   La qualité, dans tout processus chimique, apparaît, après aussi bien qu'avant, comme un « miracle », de même que chaque mouvement continu, nul n'a « expliqué » le choc. 
   Et d'ailleurs comment pourrions-nous expliquer ? Nous opérons au moyen de quantités de choses inexistantes, de lignes, de surfaces, de corps, d'atomes, de temps, d'espaces divisibles, – comment l'explication serait-elle possible, dès que nous faisons de tout une représentation, notre représentation ?
   Il suffit de considérer la science comme une humanisation relativement fidèle des choses ; nous apprenons à nous décrire nous-mêmes de façon de plus en plus précise, rien qu'à décrire les choses et leur succession. 
   Cause et effet : pareille dualité n'existe probablement jamais – en vérité nous avons affaire à un continuum dont nous isolons quelques fractions ; de même que nous ne percevons jamais que les points isolés d'un mouvement que nous ne voyons pas en somme, mais que nous ne faisons que supposer.
   La soudaineté avec laquelle un nombre d'effets se substituent les uns aux autres nous égare : mais pour nous ce n'est qu'une soudaineté. Il y a une foule infinie de processus dans cette seconde de soudaineté, qui nous échappent. 
   Un intellect capable de voir la cause et l'effet non pas à notre manière en tant que l'être arbitrairement divisé et morcelé, mais en tant que continuum, donc capable de voir le fleuve des évènements – rejetterait la notion de cause et d'effet, et nierait toute conditionnalité."

 

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, 1882, Livre troisième, § 112, tr. fr. Pierre Klossowski,  Folio essais, 1996, p. 142-143.



  "Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu allège, tranquillise et satisfait l’esprit, et procure en outre un sentiment de puissance. L’inconnu comporte le danger, l’inquiétude, le souci — le premier instinct porte à supprimer cette situation pénible. Premier principe : une explication quelconque est préférable au manque d’explication. Comme il ne s’agit au fond que de se débarrasser de représentations angoissantes, on n’y regarde pas de si près pour trouver des moyens d’y arriver : la première représentation par quoi l’inconnu se déclare connu fait tant de bien qu’on la « tient pour vraie ». Preuve du plaisir (« de la force ») comme critérium de la vérité. — L’instinct de cause dépend donc du sentiment de la peur qui le produit. Le « pourquoi », autant qu’il est possible, ne demande pas l’indication d’une cause pour l’amour d’elle-même, mais plutôt une espèce de cause — une cause qui calme, délivre et allège. La première conséquence de ce besoin c’est que l’on fixe comme cause quelque chose de déjà connu, de vécu, quelque chose qui est inscrit dans la mémoire. Le nouveau, l’imprévu, l’étrange est exclu des causes possibles. On ne cherche donc pas seulement à trouver une explication à la cause, mais on choisit et on préfère une espèce particulière d’explications, celle qui éloigne le plus rapidement et le plus souvent le sentiment de l’étrange, du nouveau, de l’imprévu, — les explications les plus ordinaires. — Qu’est-ce qui s’ensuit ? Une évaluation des causes domine toujours davantage, se concentre en système et finit par prédominer de façon à exclure simplement d’autres causes et d’autres explications. — Le banquier pense immédiatement à « l’affaire », le chrétien au « péché », la fille à son amour."

 

Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles, 1889, Les quatre grandes erreurs, § 5, tr. fr. Henri Albert, p. 108-109.


 

   "Prenons une tenaille ; nous savons qu'elle a été construite par un Homme dans un but déterminé, pour saisir, pour arracher des clous, etc. ; ce but, c'est la fonction ou fin de la tenaille. Et comme l'Homme en a arrangé le mécanisme dans ce but exprès, cette fin est intentionnelle. La tenaille est donc un instrument matériel pénétré d'une activité psychique, et il en est de même pour toutes les machines de l'Homme. La tenaille reconnaît évidemment deux causalités :1° elle a été bâtie avec de l'acier, taillée d'une certaine façon, ajustée d'une certaine manière ; la main de l'ouvrier qui l'a construite aurait pu sans doute être remplacée par une machine adéquate - cela, c'est la causalité mécanique de l'instrument. Un observateur qui aurait vu s'édifier l'outil petit à petit, pourrait décrire en détail la façon dont les deux branches ont été modelées à la forge, tordues, limées, ajustées, puis réunies par un axe solide, riveté aux deux extrémités ; dans ces phases mécaniques n'interviennent que des phénomènes physiques, un chauffage, des torsions, des pressions, des abrasions, qui pourraient s'exprimer exactement en langage énergétique. La tenaille est déterminée rigoureusement par le métal dont on a usé et par les chocs que celui-ci a reçus ; toutes les fois que, copiant la première opération, on fera subir au même métal les mêmes phénomènes physiques, dans le môme ordre, on obtiendra infailliblement le même outil.
  2° Mais il y a en plus une autre causalité ; c'est l'esprit de l'Homme qui, voyant dans l'avenir le but auquel il destine l'instrument, élimine les solutions mauvaises qui ne rempliraient pas convenablement la fonction ; il ne garde que la bonne, et en conséquence dirige les causes mécaniques dans le sens qui convient à la fin prévue. Cette cause finale contribue pour une part à bâtir l'outil ; elle est complémentaire de la cause mécanique; elle n'exclut pas le déterminisme, mais le suppose et l'utilise.
  Quand nous contemplons une tenaille et que nous nous posons le pourquoi de sa production, il nous apparaît que sa cause finale, qui répond au pourquoi, est le besoin qu'en éprouvait l'Homme qui l'a fabriquée ; bien qu'en fin de compte, la tenaille doive son origine à cette cause finale, celle-ci est entièrement en dehors de l'objet, et ne nous est révélée que par l'examen de l'outil, par la constatation de sa fonction ou fin qui ne peut être qu'intentionnelle, tant il y a de convenance entre la structure et l'effet produit par le fonctionnement du système complexe.
  Si nous nous demandons comment la tenaille a été faite, alors nous envisagerons seulement sa causalité mécanique et, abstraction faite du guidage continuel exercé par l'ouvrier, la description détaillée de l'observateur dont j'ai parlé plus haut nous éclairera d'une façon pleinement satisfaisante.
  J'insiste sur ce point que cause finale et cause mécanique sont complémentaires, et nullement contradictoires entre elles ; la première, qui se déduit et ne tombe pas sous l'expérience directe, serait sans effet s'il n'y avait pas la matière ; la deuxième n'aboutirait qu'à un objet informe et inutile s'il n'y avait pas la première ; on n'a jamais vu une tenaille se fabriquer dans un atelier où il y a de l'acier, une forge et des marteaux sans l'intervention d'une cause dirigeante. Nous appellerons encore les causes mécaniques des causes efficientes. Le concept qui envisage la fin d'un objet, son pourquoi, mais non son comment, est dit téléologique (de Τέλος, fin, et λόγος, discours).
  Évidemment, l'Homme n'a le droit d'avoir des concepts téléologiques, c'est-à-dire de rechercher les causes finales, que pour les objets qu'il peut fabriquer, que pour ses outils ou ses machines ; le fait est que nous donnons en toute sécurité une attribution, c'est-à-dire une cause finale, à maints objets, datant de l'âge de la pierre éclatée, que nous n'avons pas vu faire. En se plaçant dans l'hypothèse de l'existence de la seule intelligence humaine, il serait complètement absurde d'assigner une cause finale à un phénomène antérieur à l'humanité ou visiblement en dehors d'elle, par exemple à un arc-en-ciel ou à la lumière du soleil. Nous pouvons en étudier avec rigueur les déterminismes, les causes efficientes, la causalité mécanique, tous termes synonymes ; si le phénomène a une cause finale, nous ne pouvons que l'ignorer, puisqu'elle ne relève pas de l'Homme ; il serait plus que téméraire et stérile d'introduire une cause finale imaginaire comme complément de la causalité physique de l'arc-en-ciel. C'est cette grande erreur des anciens philosophes et des scolastiques du Moyen-Âge qu'a relevée François Bacon dans la phrase bien connue : Causarum finalium inquisitio sterilis est, et tanquam virgo Deo consacrata, nihil parit. [la recherche des causes finales est stérile et, semblable à une vierge consacrée à Dieu, elle n'engendre point]."

 
 
Lucien Cuénot, L'Adaptation, 1925, Doin, p. 379-382.

 

 "On entend par cause tantôt une per­sonne, comme dans l'histoire ou dans les procès criminels, tantôt une chose. Et, si c'est une personne, on entend bien, en disant qu'elle est cause, qu'elle commence quelque chose dont par la suite elle répondra, en sorte qu'il s'agit bien ici de la cause première, dont il sera traité sous le nom de libre vouloir. Si c'est une chose, ou un état des choses, qui en détermine un autre après lui, on entend bien, au contraire, que cette chose ou cet état des choses est à son tour déterminé par un état antécédent, toute cause étant aussi effet et tout effet étant aussi cause, comme par exemple, dans une traînée de poudre, chaque grain en brûlant est cause que le suivant s'enflamme. Et ce sont là des causes secondes, comme on dit. On voit que ces deux espèces de causes se distin­guent comme le sujet et l'objet, ou, si l'on veut, comme l'esprit et la chose.
 Or le fétichisme, toujours puissant sur l'imagination, se meut dans l'entre-deux, voulant toujours entendre par cause je ne sais quelle âme ou esprit agissant dans la chose et se manifestant par un pouvoir ou une propriété. Ce qui sera le plus sensible dans l'exemple où on l'attend le moins. Voici une pierre assez lourde, et qui tombera si je la laisse ; la cause qui fait qu'elle tombera, et qui fait aussi qu'elle presse et pousse contre ma main, c'est bien son poids, comme on dit, et ce poids est en elle. Mais pourtant non, pas plus que la valeur n'est dans l'or, autre fétiche, ou l'amertume dans l'aloès. La pierre pèse, cela veut dire qu'il s'exerce, entre la pierre et la terre, une force qui dépend de la distance, et des deux masses, ainsi la terre pèse sur ma main aussi bien que la pierre ; et cette force de pesanteur n'est pas plus cachée dans la terre que dans la pierre, mais est entre deux, et commune aux deux ; c'est un rapport pensé, ou une forme, comme nous disons. Mais qui ne voit que l'imagination nous fait ici inventer, quelque effort dans la pierre, qui lutte contre notre effort, et se trouve seulement moins capricieux que le nôtre ? Cette idolâtrie est bien forte ; l'imagination ne s'y arrachera jamais ; le tout est de n'en être pas dupe, et de n'en point juger par cette main crispée."
 
Alain, Éléments de philosophie, 1916, Chapitre XII, nrf idées, 1970, p. 130-131.


  "La proposition causale est selon Kant un « principe synthétique », une proposition qui sert à épeler les phénomènes pour pouvoir les lire comme une expérience. Mais cette synthèse du concept de causalité, à l'instar de la synthèse du concept d'objet en général, implique aussi une analyse très précisément orientée. Les deux, la synthèse et l'analyse, s'avèrent ici des méthodes complémentaires dont l'une appelle nécessairement l'autre. Un défaut essentiel de la conception psychologique qu'a Hume du concept de causalité, et de la critique qu'il en fait est qu'elles ne reconnaissent pas dans ses droits la fonction analytique qui est au cœur de ce concept. Selon Hume, on doit pouvoir dériver toute représentation de causalité de la représentation de la simple coexistence. Deux contenus qui apparaissent de manière relativement fréquente ensemble à la conscience s'agglomèrent finalement, grâce à la fonction médiatrice de l'imagination psychologique, pour constituer, à partir du simple rapport de proximité, de coexistence spatiale et de succession temporelle, une relation causale. La contiguïté spatiale ou temporelle se métamorphose, par un simple mécanisme d' « association », en causalité. Mais en vérité la manière dont la connaissance scientifique acquiert ses concepts et ses jugements de causalité manifeste l'attitude exactement inverse. Grâce à ces concepts et ces jugements, ce qui est cohérent pour l'impression sensible immédiate est progressivement décomposé et se dissocie alors pour se déployer en différents complexes de conditions. Dans la simple perception, à un état A à l'instant A1 succède un état B à l'instant A2. Mais cette succession, quelque fréquente qu'elle soit, ne mènera jamais à l'idée que A est la « cause » de B ; le post hoc ne se changera jamais en propter hoc si n'intervient pas ici un nouveau concept médiateur. Dans l'état global A, la pensée extrait un moment a bien déterminé qu'elle unit à un moment b dans B. Que a et b soient ensemble dans un rapport « nécessaire », de « fondement » à « conséquence », de « condition » à « conditionné », cela ne pourra jamais être déchiffré à partir d'une perception donnée, ou d'une pluralité de perceptions de ce genre : cela doit être vérifié en produisant pour elle-même la condition a et en examinant ensuite le résultat qui lui est attaché. L'expérimentation physique en particulier, â laquelle se rapportent en dernière analyse tous les jugements de causalité en physique, se fonde toujours sur une telle décomposition de l'événement en différents domaines de conditions, en diverses couches de relations. Grâce à cette analyse, qui ne cesse de progresser, l'événement spatio-temporel qui nous est d'abord donné comme un simple jeu d'impressions, comme une « rhapsodie de perceptions », acquiert alors seulement, un nouveau sens, qui lui donne valeur d'événement causal. Le phénomène isolé que nous avons devant nous dépasse maintenant ses limites : il devient le support et l'expression d'une légalité universelle qui le subsume, et qui se manifeste par lui. Le tressaillement de la cuisse de grenouille dans le laboratoire de Galvani devient une preuve et un témoignage de cette nouvelle force qu'est le « galvanisme » grâce à l'analyse intellectuelle qui l'accompagne et sans laquelle le phénomène indécomposé, en lui-même, ne signifierait rien. Les relations causales que la science établit ne reproduisent pas simplement, en le constatant, une existence sensible, elles interrompent et font éclater au contraire la contiguïté des éléments de l'expérience : des contenus qui, dans la simple présence empirique, coexistent les uns à côté des autres, sont par le « fondement » et l' « essence », séparés, tandis que d'autres, très éloignés pour la perception immédiate des sens, se rapprochent et se rapportent les uns aux autres pour le concept et la construction intellectuelle de la réalité. Newton découvre de cette manière un nouveau concept de causalité, la gravitation, qui rassemble et unifie des phénomènes aussi différents que la chute des corps, le cours des planètes et la marée, et les soumet à une seule règle universelle de l'événement en général.

 

Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, Tome 2 : la pensée mythique, 1925, Les Éditions de Minuit, 1999, p. 66-68.



  "Certains pensent que les physiciens n'ont tout simplement pas réussi à découvrir des lois qui nous donnent le pourquoi des choses qui se produisent dans le monde atomique, et il ont bon espoir que quelqu'un aura un jour l'éclair de génie qui le rendra capable de combler les lacunes de la mécanique ondulatoire ; ce jour-là, celle-ci deviendra une théorie entièrement déterministe. Mais qu'ils réalisent l'ampleur du clivage qui nous sépare du bon vieux temps ! L'espoir qu'ils chérissent se fonde sur une illusion : on a prouvé que la structure de la mécanique quantique est telle qu'aucune loi supplémentaire, susceptible de rendre déterministe la théorie tout entière, ne peut y être ajoutée ; car si cela était possible, nous serions empêtrés dans des contradictions, en raison du principe d'incertitude. (La situation est en fait plus compliquée, mais ce n'est pas le lieu d'entrer dans ces considérations). Nous sommes donc confrontés à ce dilemme : la mécanique quantique est soit consistante, soit déterministe ; impossible d'avoir les deux à la fois. La fissure dans le mur du Déterminisme est définitive, et il n'y a pas moyen de sortir de cette situation.
  Pour Kant, la causalité est une forme inéluctable que la nature de notre entendement impose sur tout matériau donné. S'il en était ainsi, il serait inconcevable – contraire aux conditions de l'expérience possible – de jamais rencontrer un événement qui ne soit pas conforme au principe de causalité. Les phénomènes quantiques ont cependant contraint les physiciens à s'écarter de ce principe, ou mieux, à le restreindre, tout en en conservant le torse. Bien que le sort d'un seul électron ne soit pas gouverné par des lois causales, (la particule étant libre de bouger, par exemple de « sauter » à sa guise pour entrer en collision avec des ondes lumineuses), le comportement de millions d'électrons est statistiquement prévisible. Ce n'est pas exactement comme si la mécanique quantique nous mettait face au rêve de chaos d'un mathématicien, rêve devenu réalité. Car il y a, comme je l'ai dit, un aspect causal dans la nouvelle théorie : certaines ondes liées au mouvement des particules, les ondes de de Broglie, obéissent à des lois « causales » strictes. C'est-à-dire que la propagation de ces ondes est gouvernée par une équation différentielle, du genre ancien et respectable que l'on trouve dans la physique des champs classique. Par conséquent, étant données les conditions initiales et les valeurs au-delà des frontières d'une région durant un certain intervalle de temps, nous pouvons prédire la propagation des ondes avec une précision absolue. C'est exactement ce qu'accomplit n'importe quelle théorie causale. Ce qui est nouveau cependant, c'est l'interprétation que nous devons donner de ces ondes : elles forment des sortes de « nuages probabilistes », dont la densité en chaque point a pour signification la probabilité de l'occurrence d'une particule. Nous ne pouvons donc déduire de la théorie que des énoncés de probabilité concernant la présence d'une particule en un lieu donné à un temps donné. On peut tester un tel énoncé, non pas en faisant une expérience unique comme l'observation d'un seul électron dans un microscope, mais en répétant l'expérience un grand nombre de fois, ou en observant un grand nombre d'électrons et en établissant la valeur moyenne de toutes les données ainsi obtenues. Nous ne pouvons par conséquent pas dire où se trouvera exactement un certain électron, mais seulement avec quelle probabilité, c'est-à-dire dans quel pourcentage de cas, nous pouvons nous attendre à le trouver en un certain endroit. Autrement dit, on ne peut utiliser la théorie que pour prédire le comportement moyen des particules. Tel est l'aspect statistique de la théorie.

  En résumé : la mécanique quantique n'est ni une théorie de type causal, déterministe, ni une théorie indéterministe, quoi qu'on puisse vouloir entendre par là. La nouvelle physique combine des traits déterministes et indéterministes. Ce qui est déterministe, c'est la loi de la propagation des ondes de de Broglie. C'est-à-dire que la propagation de ces ondes est déterminée causalement d'une façon assez semblable à la propagation des ondes électromagnétiques dans la théorie classique par exemple. Ce qui est indéterministe, c'est l'interprétation de ces ondes, c'est-à-dire leur connexion avec les faits d'observation. On ne peut donner une telle interprétation qu'en termes statistiques, et toute tentative pour l'interpréter différemment, de façon à réintroduire la causalité, ne conduirait qu'à un conflit avec d'autres parties bien établies de la théorie. Nous obtenons donc ce curieux résultat : la causalité vaut pour les ondes de de Broglie, qui ne sont rien de plus qu'une représentation purement symbolique et formelle de certaines probabilités, alors que les particules elles-mêmes n'obéissent à aucune loi causale.
  Pour finir, j'ajouterai ceci : s'il était possible de répéter exactement la même expérience, et de réunir exactement les mêmes conditions, le résultat serait à chaque fois différent. Le principe « mêmes causes – mêmes effets » n'est donc plus valable. Lasciate ogni speranza...
  Mais la mécanique quantique ne pourrait-elle pas être remplacée un jour par une théorie meilleure satisfaisant notre exigence d'explication causale ? Certainement; aucune théorie n'est sacro-sainte ni infaillible. Cependant, là n'est pas la question. Ce qui compte, ce n'est pas de savoir si la mécanique quantique donne une image vraie de la réalité, mais seulement si elle en donne une image acceptable, et cela fait peu de doute. Kant pensait que la science s'effondrerait tout simplement s'il n'y avait rien de tel que la causalité. Or, la chose importante qui est apparue, c'est qu'il est possible de construire une théorie d'après des principes différents, et qu'il est légitime de s'écarter de la causalité, sans que la science ne meure ou ne se suicide pour autant. Cela suffit à récuser toute prétention kantienne à considérer la causalité comme une forme indispensable de notre connaissance du monde. Si Kant avait eu raison, nous ne pourrions même pas envisager des idées telles que celles qui sont défendues par les physiciens aujourd'hui. Abandonner la causalité, même en partie, cela signifierait nous priver de la condition même d'acquisition de la connaissance; ce qui aurait pour seul résultat une confusion totale. Mais il n'en est pas ainsi. Bien que la causalité ait été sérieusement limitée, la mécanique quantique est un outil utile. Kant n'avait pas prévu les formes possibles des lois physiques : en mettant trop l'accent sur le schème de la causalité, en prétendant qu'il a un statut a priori, il a restreint de façon excessive le champ de la recherche.
  Il me semble que la conclusion qu'il faut titrer de ce qui précède est la suivante: même si l'on trouvait un jour que la mécanique quantique est en défaut et qu'elle est supplantée par une autre théorie, elle offre néanmoins une image possible du monde matériel. Cette image n'est ni contradictoire ni inintelligible, bien qu'elle ne soit peut-être pas le genre d'image auquel nous sommes habitués. C'est en tout cas une hypothèse qui donne des résultats et qui remplit son but par sa fécondité, c'est-à-dire en conduisant à de nouvelles découvertes. Nous ne pouvons pas dire si elle contient la vérité ultime (pas plus que dans le cas des théories déterministes). Seule l'expérience peut produire des données contre elle. Mais le fait même que nous puissions nous tourner vers l'expérience est significatif : en faisant cela nous reconnaissons que la mécanique quantique, et par conséquent les limites de la causalité, peuvent être testées dans l'expérience. De ce fait, toute tentative pour élever le principe de causalité au statut d'une vérité nécessaire est inconciliable avec la situation telle qu'elle est apparue en science. Peu importe que la mécanique quantique tienne bon ou qu'elle doive subir certaines modifications, le simple fait que la construction d'une telle théorie soit légitime devrait clore le débat: cela prouve que l'argument de Kant est fondé sur une illusion."

 

Friedrich Waismann, "La vérifiabilité", 1930, tr. fr. Delphine Chapuis-Schmitz et Sandra Laugier, in S. Laugier et P. Wagner (dir.), Philosophie des sciences. Théories expériences et méthodes, Vrin, 2004, p. 343-346.



  "En s'observant soi-même (introspection), l'homme trouve quelque chose qui correspond à l'idée que la « cause » produit l' « effet » conformément au principe du déterminisme causal. Il voit un objet (un motif) provoquer le désir, le désir engendrer une action, et l'action déterminer un changement prévisible dans le monde extérieur. Il veut par exemple déplacer un objet d'une certaine manière, et il le déplace en effet de la manière voulue. Ce qui lui est donné alors, ce n'est pas seulement une prévision vérifiée (ou une suite dans le temps), mais encore le sentiment d'un effort, d'une action, de quelque chose de réel qui produit l'effet prévu, et le détermine d'une manière univoque. Dans ce cas, l'homme observe la relation causale pour ainsi dire « du dedans ». Il ne comprend, certes, pas comment les choses se passent, mais il sait du moins de quoi il s'agit. Et, en se représentant par analogie les relations entre les objets extérieurs, il croit savoir que là aussi il y a des forces, des actions réelles, que là aussi la « cause » non seulement précède mais encore produit réellement l' « effet », et il a ainsi l'impression (d'ailleurs illusoire) de « comprendre » le rapport causal. Par contre, en s'observant soi-même, l'homme ne trouve rien d'analogue aux relations statistiques, chaque fois qu'il prend par exemple la décision D' de déplacer un objet du côté gauche, ou la décision (sur certains points semblable, mais tout de même différente) D'' de la déplacer du côté droit, et qu'il fait l'effort approprié, il se voit chaque fois déplacer l'objet du côté voulu. Mais il ne prend jamais (tout au moins consciemment) de décision D0 de déplacer un objet sur la droite ou sur la gauche, telle qu'en exécutant l'effort qui lui est approprié, il se voit déplacer l'objet tantôt vers la gauche (disons environ 20 fois sur 100) et tantôt vers la droite (80 fois sur cent environ), sans pouvoir dire de quel côté il déplacera l'objet dans un cas particulier. Et ne trouvant pas en soi des « forces » et des « causes » de ce genre, l'homme est naturellement porté à nier leur existence dans le monde extérieur. Même là où les choses peuvent être « expliquées » en admettant l'existence d'une « force statistique », il n'attribuera à une telle explication que la valeur d'un comme si, et il cherchera à expliquer le phénomène en postulant l'existence des forces causales réelles, analogue à celles qu'il observe à chaque pas en soi-même."
 
 
 

Alexandre Kojève, L'Idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne, 1932, Livre de Poche, 1990, p. 123-124.


 

  "La notion de cause nous vient de la vie ordinaire et apparaît dès lors en premier lieu comme la plus simple du monde. Tout ce qui advient a une ou plusieurs causes qui, toutes ensemble, traînent après elles, comme l'effet, l'événement considéré. Inversement, on peut considérer tout événement comme la cause d'un ou plusieurs autres qui s'ensuivent nécessairement. C'est sur ce principe que nous réglons toute notre activité pratique. Il nous entré dans la chair et le sang, par un exercice de tous les jours et de toutes les heures, d'une façon si complète que nous l'appliquons, pour ainsi dire, à demi inconsciemment.
  Si quelqu'un, pour nous en tenir un exemple tout à fait trivial, étant assis tranquille dans sa chambre, entend à l'improviste un bruit insolite, le voilà qui tourne la tête pour chercher la cause de ce bruit. Lorsque, contre son attente, ce regard ne le lui fait pas découvrir, il suppose qu'elle se trouve peut-être dans une autre chambre de la maison, peut-être aussi dehors, dans la rue, peut-être aussi plus loin encore et si rien de toute cela ne peut aller, il se voit amené, en fin de compte, à penser qu'il s'agit d'une illusion subjective des sens, d'une hallucination.
  Que se passera-t-il cependant (car il faut une bonne fois se le demander) s'il est impossible de prendre en considération aucune de ces possibilités ? Est-il donc désormais tout à fait décidé, sans que l'on puisse aucunement penser autre chose, que tout événement dans tous les cas doit avoir une cause naturelle ? Se heurterait-on  à une contradiction logique si l'on voulait écarter complètement une fois de sa pensée l'enchaînement des causes ? Un instant de réflexion montre qu'il faut donner résolument à cette question une réponse négative. Nous pouvons très bien, en effet, penser qu'un bruit entendu n'a pas de cause naturelle. En pareil cas, nous parlons de prodige, ou encore de sorcellerie. C'est assez déjà d'alléguer l'existence d'une littérature mondiale, riche et considérable, sur ce sujet pour nous convaincre que le prodige est parfaitement concevable. Oui, nous pouvons sans difficulté concevoir que tout aille pour ainsi dire sans dessus dessous dans le monde, nous pouvons concevoir que demain, pour changer, le soleil se lève à l'Ouest ; nous pouvons concevoir et nous représenter, sans excepter aucun détail, que dans un instant la porte de notre chambre s'ouvre et laisse entrer, en chair et en os, quelque personnage historique depuis longtemps disparu.
  Pour insensée et impossible que puisse nous apparaître, du point de vue du réel, l'arrivée d'un tel événement qui se joue comme celui-là de toute causalité, cette impossibilité doit pourtant être distinguée d'une impossibilité logique ou d'un contre-bon sens comme, par exemple, qu'une partie d'une chose quelconque puisse jamais être plus grande que le tout. Cela, même avec la meilleure volonté, il n'est pas possible de le penser, car cela contient en soi-même une contradiction. Aussi est-ce une nécessité, pour notre pensée, de considérer ce genre de choses comme impossible, tandis qu'une infraction à la loi de causalité peut fort bien s'accorder avec la logique formelle. De là, pour nous, cette conséquence importante que, touchant l'application de la loi de causalité dans le monde réel, il n'y a rien à trouver par les voies de la logique pure."

 

Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre V, § 1, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 91-93.


 

  "La loi de causalité apparaît […] comme une règle expérimentale qui attache les unes aux autres nos diverses perceptions propres ; mais sans que nous puissions naturellement jamais savoir si, l'instant d'après, la chaîne ne sera pas rompue. Nous devons donc, à vrai dire, nous attendre constamment à quelque prodige.
  Que le prodige se laisse très bien concevoir et imaginer, nous nous sommes déjà expliqués là-dessus en commençant et nous pouvons effectivement en avoir l'expérience dans nos rêves de chaque nuit. Si nous voulons cependant continuer à être logiques, il nous faut aller plus loin et avouer que le rêve ne se distingue, en général, en rien de la réalité, par aucun signe caractéristique. La loi de causalité ne peut ici nous servir de rien, car elle ne saurait y posséder plus qu'ailleurs une valeur sans limite et, à regarder les choses de près, il est fort possible d'avoir en rêve des perceptions causalement coordonnées. La force des perceptions ne saurait être, elle non plus, un signe décisif, car il est notoire que certains rêves font sur l'âme une impression à peine plus faible que celles des réalités. Qui donc, en me lisant, peut démontrer qu'il me lit autrement qu'en rêve ? Que l'on ne dise pas davantage qu'un songe se manifeste comme tel par son interruption soudaine au réveil. On peut aussi rêver que l'on s'éveille et pourtant continuer de rêver. Il pourrait fort bien arriver qu'une personne eût régulièrement, chaque nuit, un songe qui fût causalement la suite du songe fait la nuit précédente. Un pauvre être de cette sorte mènerait une vie en partie double et ne saurait jamais, avec quelque certitude, de quel côté la réalité se trouve et de quel côté le rêve. Nous le voyons, à s'en tenir à la pure logique, tout le système philosophique ordinairement désigné sous le nom de « solipsisme » ne peut être en défaut sur aucun point."

 

Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre V, § 2, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 100.



  "Dans la dynamique classique, où nous pouvons inclure aussi bien la mécanique, y compris la théorie de la gravitation, que l'électrodynamique de Lorenz et de Maxwell, la loi de causalité s'exprime par une formule qui, pour l'exactitude et la précision, s'approche dans une certaine mesure du but idéal décrit par nous plus haut [l'application universelle de la loi de causalité]. Cette formule consiste en un certain système d'équations mathématiques en vertu duquel tous les processus ayant lieu dans un système physique donné sont complètement déterminés dès que l'on en connaît les conditions limites spatiales et temporelles, c'est-à-dire l'état initial et les influences extérieures agissant sur le système. Il en résulte qu'il est possible de déterminer à l'avance par le calcul tous les phénomènes qui auront lieu dans le système, jusque dans leurs moindres particularités, et ainsi de déduire l'effet de la cause."

 

Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre V, § 4, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 110.

 


 

  "La question « pourquoi » peut avoir deux significations très différentes en psychologie.

1. Pourquoi une situation donnée S (c'est-à-dire une personne particulière P dans un environnement particulier E) a-t-elle pour résultat l'événement B et pas un autre ? […] Nous pouvons répondre à cette question si nous parvenons à découvrir la loi générale B = f (PE) qui est valable pour la structure dynamique de la situation en question. Ainsi, l'événement est ramené aux caractéristiques dynamiques de la situation momentanée. La « cause » de l'événement consiste dans les propriétés de l'espace vital momentané ou de certaines parties intégrantes de celui-ci.

2. Pourquoi une certaine situation advient-elle – c'est-à-dire, pourquoi l'espace vital a-t-il, dans un cas particulier, ces propriétés particulières ? Cette question a un sens historique spécifique ou, si l'on veut parler de manière plus précise, un sens « historico-géographique ». Elle a partie liée avec des développements historiques, des chaînes causales, et avec le point de convergence de ces chaînes. La réponse à cette question n'est obtenue que par une analyse de l'histoire de l'individu et de son environnement. Dans ces cas, nous parlerons donc de « concepts historiques de causalité », contrairement aux « concepts systématiques de causalité » qui ont été caractérisés ci-dessus.
  Prenons un exemple physique : alors qu'il pleut, je suis assis sous un arbre dont les feuilles me protègent de la pluie. Je demande : « Pourquoi ne suis-je pas mouillé ? ». Il est possible de répondre à cette question en déterminant la direction et la vitesse des gouttes qui tombent, la position des feuilles, ma propre position, etc. Bref on peut décrire la situation actuelle et, en appliquant les lois de la mécanique ou d'autres lois pertinentes, en déduire quel événement doit se produire dans une telle situation. Mais la réponse à cette question pourrait aussi être la suivante : « C'est grâce à votre grand-père qui a planté cet arbre que vous n'êtes pas mouillé. Il est certain que le sol n'est pas très fertile ici, mais votre grand-père a pris grand soin de l'arbre au cours de ses premières années. Pourtant, si le projet d'une nouvelle route nationale avait abouti l'année dernière, l'arbre aurait déjà été coupé et vous ne pourriez pas rester ici sans vous mouiller. » La deuxième réponse est un exemple d'explication en termes de causalité historique. Son trait caractéristique est qu'elle rend compte de la formation et des entrelacements de chaînes causales d'événements, des événements qui ne sont produits qu'une seule fois, et auxquels peuvent être assignés une date et un emplacement géographique. De son côté, la réponse en termes de causalité systématique fait référence à des cas et à des lois pour lesquels il n'y a pas de dates. Les deux réponses sont tout à fait légitimes et importantes, mais aucune ne peut se substituer à l'autre, même si l'une a une incidence sur l'autre. Pour la psychologie les deux types de réponses sont importants. Le concept historique joue un rôle particulièrement important dans la psychologie du développement, à la fois des individus et des groupes. Il est également important dans la psychopathologie où il peut être essentiel de comprendre la genèse de la maladie."

 

Kurt Lewin, Principles of topological psychology, 1936, Chapter V, tr. fr. P.-J. Haution, 2013, Read Books, p. 55-56.

 

"The question “why” can have two very different meanings in psychology.

1. Why does a given situation S (i.e., a particular person P in a particular environment E) have the event B and no other as a result ? […] this question is answered if we succeed in discovering the general law B = f(PE) which is valid for the dynamic structure of the situation in question. Thus the event is traced back to the dynamic characteristics of the momentary situation. The “cause” of the event consists in the properties of the momentary life space or of certain integral parts of it.
2. Why does just such a situation come into being – i.e., why has the life space in a particular case these particular properties ? This question has a specific historical, or as one can say more accurately a “historical-geographical”[1] meaning. It deals with historical developments, with chains of causes, and with the point of convergence of these chains. The answer to this question is obtained only by an analysis of the history of the individual and of his environment. We shall speak therefore of “historical concepts of causation” in these cases in contrast to the “systematic concepts of causation” which were characterized above.
  A physical example: I am sitting in the rain under a tree whose leaves keep me from getting wet. I ask: “Why don't I get wet ?” It is possible to answer this question by finding out the direction and velocity of the falling drops, the position of the leaves, my own position, etc. In short one can represent the present situation and, by applying the laws of mechanics or other relevant laws, derive what event must occur in such a situation. But the answer to this question could also be as follows : “It is thanks to your grandfather who planted this tree that you do not get wet. To be sure the soil is not very good right here, but your grandfather took special care of the tree during its first years. Yet if the plan for a new state road had gone through last year the tree would already have been cut down and you couldn't sit here without getting wet.” The second answer is an example of explanation in terms of historical causality. Its characteristic feature is that it gives an account of the course and interweavings of causal chains of events, events which happened but once and which can be placed in certain years and certain geographical locations. The answer in terms of systematic causality on the other hand refers to types and to laws in which there are no dates. Both answers are entirely legitimate and important, but neither is a substitute for the other, although one has bearing on the other. For psychology both types of answer are important. The historical concept plays an especially important role in developmental psychology, both of individuals and of groups. It is also important in psychopathology where it may be essential to understand the genesis of the illness."

 

Kurt Lewin, Principles of topological psychology, 1936, Chapter V, tr. Fritz Heider, 2013, Read Books, pp. 55-56.


[1] Kurt Lewin, Vectors, cognitive processess, and Mar. Tolman’s criticism, J. Gen. Psychol., 1933, 8, pp. 328-329.


 

  "M. Bachelard déclare encore que toute pensée claire sépare la cause de l'effet comme un avant d'un après : « toute causalité s'expose dans le discontinu des états : on représente un phénomène comme cause et un autre comme effet en les entourant chacun d'un trait qui les définit et les isole ».
  Mais, s'il sépare l'antécédent du conséquent, le temps rend incompréhensible la notion même de causalité : celle-ci ne reprend son sens que dans la mesure où le temps est nié, et, avec lui, la distinction de l'effet et de la cause. C'est cette négation qu'opère l'esprit quand il conçoit la cause comme principe, l'effet comme conséquence. Descartes et Spinoza parlent de la même façon de la cause d'une proposition ou de la cause d'un fait, la cause étant ce qui fonde la vérité et contient la raison, la « causa » étant la « ratio ». La causalité suppose donc un ordre de dépendance intemporelle et substitue, à la chronologie, une logique. Sans doute faut-il ensuite, pour suivre les phénomènes, projeter cette logique dans le temps ; mais l'éternité devient alors permanence, et l'explication s'opère toujours par le rejet du changement temporel. Ainsi, M. Lalande a montré que toute idée de causalité suppose la continuation d'un état dans un autre état, et qu'il n'y a continuation que sur la base d'une identité partielle. Si le boulet de canon qui a frappé la plaque de blindage rougit, c'est que « chaque atome continue sous forme moléculaire le mouvement qu'il avait commencé sous forme de translation ». Et, sous sa forme la plus générale, le principe de causalité affirme qu'il existe entre cause et effet une quantité d'action identique, invariable, quantité d'action que les physiciens appellent énergie. De même Meyerson voit dans l'effort scientifique l'identification d'un divers successif, la négation du changement, la science s'appliquant à rendre identiques pour la pensée des choses qui ont d'abord paru différentes à la perception. Et, pour reprendre l'exemple fameux des deux billes qui se heurtent, exemple dont Hume conclut qu'on ne saurait apercevoir aucune réalité demeurant et passant de la cause à l'effet, on peut noter que, si nous avons l'impression de comprendre, c'est que la première bille cessant de se mouvoir et la seconde se mettant à le faire, nous croyons voir le mouvement demeurer, comme si, notre vue étant un peu troublée, nous apercevions toujours une bille immobile, et l'autre se mouvant sans remarquer qu'à un certain moment elles changent de rôle. Toujours donc l'explication causale fait appel à un système de permanence. Pour la science, ce système est le mécanisme : ici est affirmée, sous la diversité des qualités, la conservation du mouvement. Pour les philosophes, l'affirmation de la permanence conduit à la notion de substance, la substance étant ce qui demeure sous le changement apparent. On sait que, chez Spinoza, l'éternité du Dieu substance est la condition même de toute explication, de toute compréhension de l'univers : le mode fini, pensé selon le temps, semble perdu dans une succession sans fin de causes et d'effets ; mais si, cessant de le considérer dans la durée et par rapport au système des autres modes finis, nous le rattachons à l'attribut éternel dont il dérive, nous apercevons aussitôt sa nécessité."

 

Ferdinand Alquié, Le Désir d'Éternité, 1943, PUF, 1987, p. 72-74.



  "L'entendement comme tel ne connaît que la raison et la conséquence non la cause et l’effet : ces derniers désignent une connexion de réalité par le moyen de la force et non d’idéalité par le moyen de la forme. L'expérience de la force vivante, de la sienne propre plus précisément, dans l'action du corps est la base expérientielle pour les abstractions des concepts généraux d'action et d'action causale ; et c'est le "schématisme" du mouvement corporel orienté, et non pas celui de l'intuition dont la réceptivité est neutre, qui assure la médiation entre le caractère formel de l'entendement et la dynamique du réel.
  La causalité est donc une base a priori de l'expérience, c'est elle-même une expérience de base. Cette expérience a son siège dans l'effort que je dois faire pour vaincre al résistance au choc de la matière mondaine sur moi-même. Ceci se produit grâce à mon corps et avec lui, avec à la fois une extériorité extensive et son intériorité intensive, qui sont toutes deux d'authentiques aspects de moi-même. Et progressant à partir de mon corps, mieux, moi-même progressant corporellement, je construis dans l'image de son expérience de base, l'image dynamique du monde - un monde de force et de résistance, d'action et d'inertie, de cause et d'effet. Ainsi la causalité n'est pas l'a priori de l'expérience dans l'entendement, mais l'extrapolation universelle de l'expérience fondamentale du corps propre dans le tout de la réalité".

 

Hans Jonas,  Le Phénomène de la vie, 1966, De Boeck Université, p. 32-33.



  "Les systèmes cybernétiques utilisent une logique circulaire qui paraîtra étrangère à ceux d'entre nous qui ont l'habitude de penser en termes de logique linéaire traditionnelle de cause et d'effet. Commençons donc par considérer quelques systèmes d'engineering simples qui recourent à la cybernétique pour préserver un état donné. Prenons par exemple le contrôle de la température. La plupart des ménages possèdent désormais un four électrique, un fer à repasser électrique, un système de chauffage central. L'objectif de chacun de ces engins est de maintenir la température désirée et appropriée. Le fer doit être suffisamment chaud pour repasser sans brûler ; le four pour cuire… Ce dernier renferme… un thermostat. Cet objet n'est pas prévu pour afficher la température visuellement, comme le ferait un thermomètre ordinaire. Il est prévu en revanche pour actionner un interrupteur lorsque la température désirée est atteinte. Cette température choisie est déterminée et indiquée par un cadran sur le panneau de contrôle, lequel est directement relié au thermostat. Un four bien conçu possède une qualité essentielle et peut-être surprenante : il doit être capable d'atteindre des températures considérablement supérieures à celles nécessaires pour la cuisson, faute de quoi le temps qu'il mettrait pour accéder au niveau de chaleur désiré serait beaucoup trop long… La température du four oscille donc de quelques degrés au dessus et au-dessous de la température désirée. Cette petite marge d'erreur dans le contrôle de la température est une caractéristique inhérente aux systèmes cybernétiques. Tels les êtres vivants, ils recherchent la perfection, s'en approchent, mais ne l'atteignent jamais vraiment. [...]
     Le principe de la cause et de l'effet n'est plus applicable en cybernétique ; il impossible de les différencier l'un de l'autre et d'ailleurs la question en se pose même pas. .. Songez encore à notre four à température contrôlée. Est-ce la fourniture de courant qui le maintient à la température désirée ? Est-ce la thermostat, ou l'interrupteur que contrôle le thermostat ? Ou est-ce l'objectif que nous établissons lorsque nous fixons sur le cadran la température de cuisson désirée ? Même dans le cas d'un système de contrôle aussi primitif, on n'obtiendra aucune compréhension de son mode d'action par l'analyse, c'est-à-dire en séparant les parties composantes et en les étudiant tour de rôle, ce qui est l'essence d'une pensée logique en termes de cause et d'effet. La clé de la compréhension de systèmes cybernétiques est qu'à l'instar de la vie elle-même le tout est toujours supérieur à la somme des parties. Ces engins ne peuvent être considérés et compris que comme des systèmes opérants. Un four débranché ou démantelé ne révèle rien de plus de ses possibilités potentielles que le cadavre d'une homme ne livre d'information sur l'individu qu'il fut."

 

James Lovelock, La Terre est un être vivant. L'hypothèse Gaïa, 1979, Flammarion, 1993, p. 70-73.



  "La différence entre systèmes stables et instables nous est familière. Prenons un pendule et étudions son mouvement en tenant compte de l'existence d'une friction. Supposons-le d'abord immobile à l'équilibre. On sait que son énergie potentielle y présente une valeur minimale. Une petite perturbation sera suivie par un retour à l'équilibre. L'état d'équilibre du pendule est stable. En revanche, si nous réussissons à faire tenir un crayon sur sa pointe, l'équilibre est instable. La moindre perturbation le fera tomber d'un côté ou de l'autre. Il y a une distinction fondamentale entre les mouvements stables et instables. En bref, les systèmes dynamiques stables sont ceux ou de petites modifications des conditions initiales produisent de petits effets. Mais pour une classe très étendue de systèmes dynamiques, ces modifications s'amplifient au cours du temps. Les systèmes chaotiques sont un exemple extrême de systèmes instables car les trajectoires correspondant à des conditions initiales aussi proches que l'on veut divergent de manière exponentielle au cours du temps. On parle alors de « sensibilité aux conditions initiales » telle que l'illustre la parabole bien connue de « l'effet papillon » : le battement des ailes d'un papillon dans le bassin amazonien peut affecter le temps qu'il fera aux Etats-Unis. […] On parle souvent de « chaos déterministe ». En effet, les équations de systèmes chaotiques sont déterministes comme le sont les lois de Newton. Et pourtant elles engendrent des comportements d'allure aléatoire ! Cette découverte surprenante a renouvelé la dynamique classique, jusque là considérée comme un sujet clos."

 

Ilya Prigogine, La Fin des Certitudes, 1996, Odile Jacob, p. 34-35.
 

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Date de création : 07/02/2007 @ 15:49
Dernière modification : 17/02/2023 @ 09:47
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