"Déstabilisée par la modernisation, la politique globale se recompose selon des axes culturels. Les peuples et les pays qui ont des cultures semblables se rapprochent. Ceux qui ont des cultures différentes s'éloignent. Les alliances définies par l'idéologie et les relations avec les superpuissances sont remplacées par des alliances définies par la culture et la civilisation. Les frontières politiques se redessinent de plus en plus pour correspondre à des frontières culturelles, c'est-à-dire ethniques, religieuses et civilisationnelles. Les communautés culturelles remplacent les blocs de la guerre froide, et les frontières entre civilisations sont désormais les principaux points de conflit à l'échelon mondial."
Samuel Huntington, Le choc des civilisations, 1996, Troisième partie, Chapitre VI, tr. fr. J.-L. Fidel, G. Joublain, P. Jorland et J.-J. Pédussaud, Odile Jacob, 2000, Le choc des civilisations, p. 177.
"Depuis la fin de la guerre froide, la façon dont les peuples définissent leur identité et la symbolisent a profondément changé. La politique globale dépend désormais de plus en plus de facteurs culturels. […] [Les peuples] se mobilisent derrière des drapeaux et d'autres symboles d'une identité culturelle nouvelle. […]
Dans le monde d'après la guerre froide, les drapeaux restent essentiels, tout comme d'autres symboles d'identité culturelle, les croix par exemple, les croissants et même les chapeaux, car la culture est déterminante, et l'identité culturelle est ce qui importe le plus à beaucoup de personnes. On se découvre de nouvelles identités ; on en redécouvre aussi d'anciennes. Et, qu'ils soient anciens ou nouveaux, défiler en brandissant des drapeaux conduit à entrer en guerre contre des ennemis anciens mais aussi nouveaux, bien souvent.
La vision pessimiste du monde qui va de pair avec ce nouvel âge se trouve bien exprimée par le démagogue vénitien qui apparaît dans le roman de Michael Dibdin intitulé Dead Lagoon : « On ne peut avoir de vrais amis si on n'a pas de vrais ennemis. À moins de haïr ce qu'on n'est pas, il n'est pas possible d'aimer ce que l'on est. Voilà des vérités très anciennes que nous sommes en train de redécouvrir avec douleur après plus d'un siècle de sentimentalité. Ceux qui les nient, nient leur famille, leur héritage, leur culture, les droits qu'ils acquièrent en naissant, et jusqu'à leur moi, pas de pardon pour eux. » Les hommes politiques et les universitaires ne peuvent ignorer la vérité qui se cache derrière ces vérités très anciennes, fût-elle déplorable. Tous ceux qui sont en quête d'identité et d'unité ethnique ont besoin d'ennemis. Les conflits les plus dangereux aujourd'hui surviennent désormais de part et d'autre des lignes de partage qui séparent les civilisations majeures du monde.
Quel est le thème de ce livre ? Le fait que la culture, les identités culturelles qui, à un niveau grossier, sont des identités de civilisation, déterminent les structures de cohésion, de désintégration et de conflits dans le monde d'après la guerre froide. […]
À la fin des années quatre-vingt, le bloc communiste s'est effondré, et le système international lié à la guerre froide n'a plus été qu'un souvenir. Dans le monde d'après la guerre froide, les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques. Elles sont culturelles. Les peuples et les nations s'efforcent de répondre à la question : qui sommes-nous ? Et ils y répondent de la façon la plus traditionnelle qui soit : en se référant à ce qui compte le plus pour eux. Ils se définissent en termes de lignages, de religion, de langue, d'histoire, de valeurs, d'habitudes et d'institutions. Ils s'identifient à des groupes culturels : tribus, ethnies, communautés religieuses, nations et, au niveau le plus large, civilisations. Ils utilisent la politique non pas seulement pour faire prévaloir leur intérêt, mais pour définir leur identité. On sait qui on est seulement si on sait qui l'on n'est pas. Et, bien souvent, si l'on sait contre qui l'on est.
Les États-nations restent les principaux acteurs sur la scène internationale. Comme par le passé, leur comportement est déterminé par la quête de la puissance et de la richesse. Mais il dépend aussi de préférences, de liens communautaires et de différences culturelles. Les principaux groupes d'États ne sont plus les trois blocs de la guerre froide ; ce sont plutôt les sept ou huit civilisations majeures dans le monde. […]
Dans le monde nouveau qui est désormais le nôtre, la politique locale est ethnique, et la politique globale est civilisationnelle. La rivalité entre grandes puissances est remplacée par le choc des civilisations.
Dans ce monde nouveau, les conflits les plus étendus, les plus importants et les plus dangereux n'auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples appartenant à différentes identités culturelles."
Samuel Huntington, Le choc des civilisations, 1996, tr. fr. J.-L. Fidel, G. Joublain, P. Jorland et J.-J. Pédussaud, Odile Jacob, 2000, pp. 15, 16-17, 18-21 et 21-23.