"Le travail moral, la chasse dans les hautes régions de l'intelligence, est un des plus grands efforts de l'homme. Ce qui doit mériter la gloire dans l'art, car il faut comprendre sous ce mot toutes les créations de la pensée, c'est surtout le courage, un courage dont le vulgaire ne se doute pas […].
Penser, rêver, concevoir de belles oeuvres, est une occupation délicieuse. C'est fumer des cigares enchantés, c'est mener la vie de la courtisane occupée à sa fantaisie. L'oeuvre apparaît alors dans les grâces de l'enfance, dans la joie folle de la génération, avec les couleurs embaumées de la fleur et les sucs rapides du fruit dégusté par avance. Telle est la conception et ses plaisirs.
Celui qui peut dessiner son plan par la parole passe déjà pour un homme extraordinaire. Cette faculté, tous les artistes et les écrivains la possèdent. Mais produire! mais accoucher! mais élever laborieusement l'enfant, le coucher gorgé de lait tous les soirs, l'embrasser tous les matins avec le coeur inépuisé de la mère, le lécher sale, le vêtir cent fois des plus belles jaquettes qu'il déchire incessamment; mais ne pas se rebuter des convulsions de cette folle vie et en faire le chef d'oeuvre animé qui parle à tous les regards en sculpture, à toutes les intelligences en littérature, à tous les souvenirs en peinture, tous les coeurs en musique, c'est l'exécution et ses travaux. La main doit s'avancer à tout moment, prête à tout moment à obéir à la tête. Or, la tête n'a pas plus les dispositions créatrices à commandement, que l'amour n'est continu.
Cette habitude de la création, cet amour infatigable de la maternité qui fait la mère (ce chef d'oeuvre naturel si bien compris de Raphaël), enfin cette maternité cérébrale si difficile à conquérir, se perd avec une facilité prodigieuse. L'inspiration, c'est l'occasion du génie. Elle court non pas sur un rasoir, elle est dans les airs et s'envole avec la défiance des corbeaux, elle n'a pas d'écharpe par où le poète la puisse prendre, sa chevelure est une flamme, elle se sauve comme ces beaux flamands roses et blancs, le désespoir des chasseurs. Aussi le travail est-il une lutte lassante que redoutent et que chérissent les belles et puissantes organisations qui souvent s'y brisent. Un grand poète de ce temps-ci disait en parlant de ce labeur effrayant: « Je m'y mets avec désespoir et je le quitte avec chagrin. »
Que les ignorants le sachent! Si l'artiste ne se précipite pas dans son oeuvre,comme Curtius dans le gouffre, comme le soldat dans la redoute, sans réfléchir, et si dans ce cratère, il ne travaille pas comme le minier enfoui sous un éboulement; s'il contemple enfin les difficultés au lieu de les vaincre une à une, à l'exemple de ces amoureux des féeries, qui, pour obtenir leurs princesses, combattaient des enchantements renaissants, l'oeuvre reste inachevée, elle périt au fond de l'atelier, où la production devient impossible, et l'artiste assiste au suicide de son talent.
Rossini, ce génie frère de Raphaël, en offre un exemple frappant, dans sa jeunesse indigente superposée à son âge mûr opulent.
Telle est la raison de la récompense pareille, du pareil triomphe, du même laurier accordé aux grands poètes et aux grands généraux. […]
La solution de ce terrible problème ne se trouve que dans un travail constant, soutenu ; car les difficultés matérielles doivent être tellement vaincues, la main doit être si châtiée, si prête et obéissante, que le sculpteur puisse lutter âme à âme avec cette insaisissable nature morale qu'il faut transformer en la matérialisant.
Si Paganini, qui faisait raconter son âme par les cordes de son violon, avait passé trois jours sans étudier, il aurait perdu, selon son expression, le « registre » de son instrument ; il désignait ainsi le mariage existant entre le bois, l'archet, les cordes et lui; cet accord dissous, il serait devenu soudain un violoniste ordinaire.
Le travail constant est la loi de l'art comme celle de la vie ; car l'art est la création idéalisée. Aussi les grands artistes, les poètes complets, n'attendent-ils ni les commandes, ni les chalands ; ils enfantent aujourd'hui, demain toujours. Il en résulte cette habitude du labeur, cette perpétuelle connaissance des difficultés qui les maintient en concubinage avec la muse, avec ses forces créatrices. Canova vivait dans son atelier, comme Voltaire a vécu dans son cabinet. Homère et Phidias ont dû vivre ainsi. […]
Le bonheur […] avait rendu le poète à la paresse, état normal de tous les artistes, car leur paresse, à eux, est occupée. C'est le plaisir des pachas au sérail: ils caressent des idées, ils s'enivrent aux sources de l'intelligence : de grands artistes, tels que Steinbock, dévorés par la rêverie, ont été justement nommés des rêveurs. Ces mangeurs d'opium tombent tous dans la misère; tandis que, maintenus par l'inflexibilité des circonstances, ils eussent été de grands hommes. Ces demi-artistes sont d'ailleurs charmants, les hommes les aiment et les enivrent de louanges, ils paraissent supérieurs aux véritables artistes taxés de personnalité, de sauvagerie, de rébellion aux lois du monde.
Voici pourquoi :
Les grands hommes appartiennent à leurs oeuvres. Leur détachement de toutes choses, leur dévouement au travail, les constituent égoïstes aux yeux des niais; car on les veut vêtus des mêmes habits que le dandy, accomplissant les évolutions sociales appelés devoir du monde. On voudrait les lions de l'Atlas peignés et parfumés comme des bichons de marquise.
Ces hommes, qui comptent peu de pairs et qui les rencontrent rarement, tombent dans l'exclusivité de la solitude ; ils deviennent inexplicables pour la majorité, composée, comme on le sait, de sots, d'envieux, d'ignorants et de gens superficiels."
Balzac, La Cousine Bette, 1846, Folio, 2003, p. 230-236.
"La loi suprême de l'invention humaine est que l'on n'invente qu'en travaillant. Artisan d'abord. Dès que l'inflexible ordre matériel nous donne appui, alors la liberté se montre ; mais dès que nous voulons suivre la fantaisie, entendez l'ordre des affections du corps humain, l'esclavage nous tient, et nos inventions sont alors mécaniques dans la forme, souvent niaises et plus rarement émouvantes, mais sans rien de bon ni de beau. Dès qu'un homme se livre à l'inspiration, j'entends à sa propre nature, je ne vois que la résistance de la matière qui puisse le préserver de l'improvisation creuse et de l'instabilité d'esprit. Par cette trace de nos actions, ineffaçable, nous apprenons la prudence ; mais par ce témoin fidèle de la moindre esquisse, nous apprenons la confiance aussi.
Dans l'imagination errante tout est promesse, par des émotions sans mesure ; aussi il se peut bien que le sculpteur sans expérience souhaite quelque matière plastique qui change aussi vite que ses propres inspirations. Mais quand il souhaiterait seulement quelque aide du diable, par laquelle le marbre serait taillé aussitôt selon le désir, il se tromperait encore sur sa véritable puissance. Si le pouvoir d'exécuter n'allait pas beaucoup plus loin que le pouvoir de penser ou de rêver, il n'y aurait point d'artistes."
Alain, Système des beaux-arts, 1920, Chapitre VII : De la matière.
Ici : malléable, souple.
"Quand un musicien compose une symphonie, son oeuvre était-elle possible avant d'être réelle ? Oui, si l'on entend par là qu’il n'y avait pas d'obstacle insurmontable à sa réalisation. Mais de ce sens tout négatif du mot on passe, sans y prendre garde, à un sens positif : on se figure que toute chose qui se produit aurait pu être aperçue d'avance par quelque esprit suffisamment informé, et qu'elle préexistait ainsi, sous forme d'idée, à sa réalisation; - conception absurde dans le cas d'une oeuvre d'art, car dès que le musicien a l'idée précise et complète de la symphonie qu'il fera, sa symphonie est faite. Ni dans la pensée de l'artiste, ni, à plus forte raison, dans aucune autre pensée comparable à la nôtre, fut-elle impersonnelle, fut-elle même simplement virtuelle, la symphonie ne résidait en qualité de possible avant d'être réelle. Mais n'en peut-on pas dire autant d'un état quelconque de l'univers pris avec tous les êtres conscients et vivants ? N'est-il pas plus riche de nouveauté, d'imprévisibilité radicale, que la symphonie du plus grand maître?"
Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, 1934, PUF, 1946, Introduction (Première partie), p. 13-14.
"Il est fréquent en effet d'entendre dire que l'artiste a d'abord une idée en en image qu'il réalise ensuite sur la toile. L'erreur vient ici de ce que le peintre peut, en effet, partir d'une image mentale qui est, comme telle incommunicable et de ce que, à la fin de son travail, il livre au public un objet que chacun peut contempler. On pense alors qu'il y a eu passage de l'imaginaire au réel. Mais cela n'est point vrai. Ce qui est réel, il ne faut pas se lasser de l'affirmer, ce sont les résultats des coups de pinceau, l'empâtement de la toile, son grain, le vernis qu'on a passé sur les couleurs. Mais précisément tout cela ne fait point l'objet d'appréciations esthétiques. Ce qui est « beau », au contraire, c'est un être qui ne saurait se donner à la perception et qui, dans sa nature même, est isolé de l'univers. Nous montrions justement tout à l'heure qu'on ne peut point l'éclairer, par exemple en projetant sur la toile un pinceau lumineux ; c'est la toile qu'on éclaire et non lui-même. En fait le peintre n'a point réalisé son image mentale : il a simplement constitué un analogon matériel tel que chacun puisse saisir cette image si seulement on considère l'analogon. Mais l'image ainsi pourvue d'un analogon extérieur demeure image. Il n'y a pas réalisation de l'imaginaire, tout au plus pourrait-on parler de son objectivation. Chaque touche de pinceau n'a point été donnée pour elle-même ni même pour constituer un ensemble réel cohérent (au sens où l'on pourrait dire que tel levier dans une machine a été conçu pour J'ensemble et non pour lui-même). Elle a été donnée en liaison avec un ensemble synthétique irréel et le but de l'artiste était de constituer un ensemble de tons réels qui permissent à cet irréel de se manifester. Ainsi le tableau doit être conçu comme une chose matérielle visitée de temps à autre (chaque fois que le spectateur prend l'attitude imageante) par un irréel qui est précisément l'objet peint."
Jean-Paul Sartre, L'Imaginaire, 1940, Conclusion, Folio essais, 2019, p. 363-364.
"Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. Cet aspect des champs ou de la mer, cet air de visage que j'ai dévoilés, si je les fixe sur une toile, dans, un écrit, en resserrant les rapports, en introduisant de l'ordre là où il ne s'en trouvait pas, en imposant l'unité de l'esprit à la diversité de la chose, j'ai conscience de les produire, c'est-à-dire que je me sens essentiel par rapport à ma création. Mais cette fois-ci, c'est, l'objet créé qui m'échappe : je ne puis dévoiler et produire à la fois. La création passe à l'inessentiel par rapport à l'activité créatrice. D'abord, même s'il apparaît aux autres comme définitif, l'objet créé nous semble toujours en sursis : pouvons toujours changer cette ligne, cette teinte, ce mot ; ainsi ne s'impose-t-il jamais. Un peintre apprenti demandait à son maître : « Quand dois-je considérer que mon tableau est fini ? » Et le maître répondit : « Quand tu pourras le regarder avec surprise, en le disant : « C'est moi qui ai fait ça ! »
Autant dire : jamais. Car cela reviendrait à considérer son œuvre avec les yeux d'un autre et à dévoiler ce qu'on a créé. Mais il va de soi que nous avons d'autant, moins la conscience de la chose produite que nous avons davantage celle de notre activité productrice. Lorsqu'il s'agit d'une poterie ou d'une charpente et que nous les fabriquons selon des normes traditionnelles avec des outils dont l'usage est codifié, c'est le fameux « on », de Heidegger, qui travaille par nos mains. En ce cas, le résultat peut nous paraître suffisamment étranger pour conserver à nos yeux son objectivité. Mais si nous produisons nous-mêmes les règles de production, les mesures et les critères, et si notre élan créateur vient du plus profond de nôtre cœur, alors nous ne trouvons jamais que nous dans notre œuvre : c'est nous qui avons inventé les lois d'après lesquelles nous la jugeons ; c'est notre histoire, notre amour, notre gaieté que nous reconnaissons ; quand même nous la regarderions sans plus y toucher, nous recevons jamais d'elle cette gaîté ou cet amour : nous les y mettons ; les résultats que nous avons obtenus sur la toile ou sur le papier ne nous semblent jamais objectifs ; nous connaissons trop les procédés dont ils sont les effets. Ces procédés demeurent une trouvaille subjective : ils sont nous-mêmes, notre inspiration, notre ruse et lorsque nous cherchons à percevoir notre ouvrage, nous le créons encore, nous répétons mentalement les opérations qui l'ont produit, chacun des ses aspects apparaît comme un résultat. Ainsi, dans la perception, l'objet se donne comme l'essentiel et le sujet comme l'inessentiel ; celui-ci recherche l'essentialité dans la création et l'obtient, mais alors c'est l'objet qui devient l'inessentiel."
Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, 1948, Folio essais, 2011, p. 46-48.
"Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. Cet aspect des champs ou de la mer, cet air de visage que j'ai dévoilés, si je les fixe sur une toile, dans, un écrit, en resserrant les rapports, en introduisant de Tordre là où il ne s'en trouvait pas. en imposant l'unité de l'esprit à la diversité de la chose,, j'ai conscience de les produire, c'est-à-dire que je me sens essentiel par rapport à ma création. Mais cette fois-ci, c'est, l'objet créé qui m'échappe : je ne puis dévoiler et produire à la fois. La création passe à l'inessentiel par rapport à l'activité créatrice. D'abord, môme s'il apparaît aux autres comme définitif, l'objet créé nous semble toujours en sursis pilous pouvons toujours changer cette ligne, cette teinte, ce mot ; ainsi ne s'impose-t-il jamais. Un peintre apprenti demandait à son maître : « Quand dois-je considérer que mon tableau est fini ? » Et le maître répondit : « Quand tu pourras le regarder avec surprise, en le disant : « C'est moi qui ai fait ça ! »
Autant dire : jamais. Car cela reviendrait à considérer son œuvre avec les yeux d'un autre et à dévoiler ce qu'on a créé. Mais il va de soi que nous avons d'autant, moins la conscience de la chose produite que nous avons davantage celle de notre activité productrice. Lorsqu'il s'agit d'une poterie ou d'une charpente et que nous les fabriquons selon des normes traditionnelles avec des outils dont l'usage est codifié, c'est le fameux « on », de Heidegger, qui travaille par nos mains. En ce cas, le résultat peut nous paraître suffisamment étranger pour conserver à nos yeux son objectivité. Mais si nous produisons nous-mêmes les règles de production, les mesures et les critères, et si notre élan créateur vient du plus profond de nôtre cœur, alors nous ne trouvons jamais que nous dans notre œuvre : c'est nous qui avons inventé les lois d'après lesquelles nous la jugeons ; c'est notre histoire, notre amour, notre gaieté que nous reconnaissons ; quand même nous la regarderions sans plus y toucher, nous recevons jamais d'elle cette gaîté ou cet amour : nous les y mettons ; les résultats que nous avons obtenus sur la toile ou sur le papier ne nous semblent jamais objectifs ; nous connaissons trop les procédés dont ils sont les effets. [ ...]
Ainsi l'écrivain ne rencontre partout que son savoir, sa volonté, ses projets, bref lui-même ; il ne touche jamais qu'à sa propre subjectivité, l'objet qu'il crée est hors d'atteinte, il ne le crée pas pour lui. S'il se relit, il est déjà trop tard ; sa phrase ne sera jamais à ses yeux tout à fait une chose. Il va jusqu'aux limites du subjectif mais sans le franchir, il apprécie l'effet d'un trait, d'une maxime, d'un adjectif bien placé ; mais c'est l'effet qu'ils feront sur d'autres; il peut l'estimer, non le ressentir. [ ...]
Il n'est donc pas vrai qu'on écrive pour soi-même : ce serait le pire échec ; en projetant ses émotions sur le papier, à peine arriverait-on à leur donner un prolongement languissant. L'acte créateur n'est qu'un moment incomplet et abstrait de la production d'une œuvre ; si l'auteur existait seul, il pourrait écrire tant qu'il voudrait, jamais l'œuvre comme objet ne verrait le jour et il faudrait qu'il posât la plume ou désespérât. Mais l'opération d'écrire implique celle de lire comme son corrélatif dialectique et ces deux actes connexes nécessitent deux agents distincts. C'est l'effort conjugué de l'auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu'est l'ouvrage de l'esprit, il n'y a d'art que pour et par autrui."
Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, 1948, Folio essais, 2011, p. 46-47 et 49.
"Créer, c'est le propre de l'artiste ; où il n'y a pas création, l'art n'existe pas. Mais on se tromperait si l'on attribuait ce pouvoir créateur à un don inné. En matière d'art, le créateur authentique n'est pas seulement un être doué, c'est un homme qui a su ordonner en vue de leur fin tout un faisceau d'activités, dont l'oeuvre d'art est le résultat. C'est ainsi que pour l'artiste, la création commence à la vision. Voir, c'est déjà une opération créatrice, ce qui exige un effort. Tout ce que nous voyons, dans la vie courante, subit plus ou moins la déformation qu'engendrent les habitudes acquises, et le fait est peut-être plus sensible en une époque comme la nôtre, où cinéma, publicité et magazines nous imposent quotidiennement un flot d'images toutes faites, qui sont un peu, dans l'ordre de la vision, ce qu'est un préjugé dans l'ordre de l'intelligence. L'effort nécessaire pour s'en dégager exige une sorte de courage ; et ce courage est indispensable à l'artiste qui doit voir toutes choses comme s'il les voyait pour la première fois. Il faut voir toute la vie comme lorsqu'on était enfant, et la perte de cette possibilité vous enlève celle de vous exprimer d'une façon originale, c'est-à-dire personnelle.
Pour prendre un exemple, je pense que rien n'est plus difficile à un vrai peintre que de peindre une rose, parce que, pour le faire, il lui faut oublier toutes les roses peintes. Aux visiteurs qui venaient me voir à Vence, j'ai souvent posé la question: « Avez-vous vu les acanthes sur le talus qui bordent la route ? » Personne ne les avait vues; tous auraient reconnu la feuille d'acanthe sur un chapiteau corinthien, mais au naturel le souvenir du chapiteau empêchait de voir l'acanthe. C'est un premier pas vers la création que de voir chaque chose dans sa vérité, et cela suppose un effort continu."
Henri Matisse, propos recueillis par R. Pernoud, Le Courrier de l’U.N.E.S.C.O, octobre 1953. Repris dans Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, texte, notes et index établis par D. Fourcade, 1972, Coll. « Savoir, Hermann.
"La culture a proprement déconsidéré la création d'art. Le public la regarde comme activité ridicule, passe-temps d'incapables, inutile et oiseux et, par là-dessus, coloré d'imposture. Celui qui s'y adonne est l'objet de mépris. Cela vient justement des formes qu'elle emprunte, conservées du passé et réservées à une seule caste ; elles sont étrangères à la vie courante. La création parle une langue rituelle, une langue d'église. Le regard que l'homme de la rue porte à l'artiste est à peu près le même qu'il porte au curé. L'un comme l'autre lui paraît officiant d'un cérémonial totalement dénué de portée pratique. Il n'y aura d'affection et d'intérêt du public pour les poètes et les artistes que lorsque ceux-ci parleront la langue vulgaire, au lieu de leur langue prétendue sacrée.
Si, au lieu de mettre en tête des gens du commun que les mises en forme culturelles usuelles sont les seules admissibles pour la création d'art, on leur suggérait d'inventer eux-mêmes des mises en forme inédites et convenant à ce qu'ils désirent faire, des moules qui se prêtent à la nature propre de leur pâte, on verrait, je crois, grand nombre de gens s'adonner à la création. Ce sont les moules offerts qui les rebutent, moules dans lesquels d'ailleurs on ne peut couler qu'une certaine sorte de pâte, qui n'est pas du tout la leur. Ainsi renoncent-ils. La culture excelle à empêcher les oeufs d'éclore.
La culture a porté les choses à ce point que le public a le sentiment qu'il faut se contrefaire pour faire acte de production d'art."
Jean Dubuffet, Asphyxiante Culture, 1968, Éd. de Minuit, 1986, p. 27-28.
Une seule caste : celle que Dubuffet qualifie de "possédante", et qui ne voit "dans la création d'art que matière à prestige et signe de puissance".