"D'ailleurs, tous les préjugés que j'entreprends de signaler ici dépendent d'un seul : les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, en vue d'une fin, et bien plus, il considèrent comme certain que Dieu lui-même dispose tout en vue d'une certaine fin, car ils disent que Dieu a fait toutes choses en vue de l'homme, mais il a fait l'homme pour en recevoir un culte. C'est donc ce seul préjugé que je considérerai d'abord, en cherchant en premier lieu pourquoi la plupart des hommes se plaisent à ce préjugé, et pourquoi ils sont tous naturellement enclins à l'adopter. [...]
Mais en voulant montrer que la Nature ne fait rien en vain (c'est-à-dire qui ne soit à l'usage des hommes), ils semblent avoir uniquement montré que la Nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes. Voyez, je vous prie, où cela conduit ! Parmi tant d'avantages qu'offre la Nature, ils ont dû trouver un nombre non négligeable d'inconvénients, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc., et ils ont admis que ces événements avaient pour origine l'irritation des Dieux devant les offenses que leur avaient faites les hommes ou les fautes commises dans leur culte ; et quoique l'expérience s'inscrivît chaque jour en faux contre cette croyance et montrât par d'infinis exemples que les avantages et les inconvénients échoient indistinctement aux pieux et aux impies, ils n'ont pas cependant renoncé à ce préjugé invétéré : ils leur a été, en effet, plus facile de classer ce fait au rayon des choses inconnues, dont ils ignoraient l'usage, et de garder ainsi leur état actuel et inné d'ignorance, que de ruiner toute cette construction et d'en inventer une nouvelle. Ils ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l'intelligence humaine ; et cette seule raison, certes, eût suffit pour que la vérité demeurât à jamais cachée au genre humain, si la Mathématique, qui s'occupe non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures, n'avait montré aux hommes une autre règle de vérité."
Spinoza, Éthique, Appendice de la partie 1, trad. Caillois, Gallimard, Pléiade, p. 403-405.
"La nature indéfinie de l'esprit humain est cause que l'homme plongé dans l'ignorance fait de lui-même la règle de l'univers […]
Il y a une autre faculté propre de l'esprit humain, qui fait que lorsque les hommes ne peuvent se former une idée des choses, parce qu'elles sont éloignées et inconnues, ils se les figurent d'après celles qu'ils connaissent, et qui leur sont présentes.
Cette vérité nous indique la source inépuisable de toutes les erreurs dans lesquelles sont tombés les peuples et les érudits au sujet des commencements de l'humanité ; car ils jugèrent d'après les temps où ils commencèrent leurs recherches, et ces temps étaient éclairés, pleins de science et de grandeur, tandis que l'humanité n'a eu que des origines petites, obscures et grossières.
Il faut rattacher à ce principe les deux espèces de vanité dont nous avons parlé plus haut, et dont l'une appartient aux nations, et l'autre aux érudits. […]
Lorsque les hommes ignorent les causes naturelles des choses, et lorsqu’ils ne peuvent pas même s'en rendre approximativement compte par la comparaison de choses semblables, dont les causes leur sont connues, ils attribuent aux choses leur propre nature. C'est ainsi que le vulgaire dit que l'aimant est amoureux du fer.
Cet axiome n'est qu'une fraction du premier, savoir : que lorsque l'esprit humain, dont la nature est indéfinie, se trouve plongé dans l'ignorance, il fait de soi-même la règle de l'univers."
Giambattista Vico, La science nouvelle, 1725, tr. fr. Christina Trivulzio Princesse de Belgiojoso, Gallimard, tel, 1993, p. 67-68 et 78-79.
"Dans toutes les langues, la plus grande partie des expressions par lesquelles on désigne les choses inanimées sont empruntées aux dénominations du corps humain, de ses différentes parties, des sens et des passions : ainsi chef ou tête se dit d'une sommité ou d'un commencement ; en face et au dos se dit pour devant et derrière ; toute ouverture s'appelle bouche ; on dit les yeux de la vigne, les dents du râtelier ou du peigne, la barbe des racines, une langue de terre, une gorge de montagne, un bras de mer ou les côtes de la mer : on dit aussi une poignée pour un petit nombre, les flancs pour les côtés, le cœur pour le milieu que les Latins appellent umbilicus, le pied pour la fin ou la base. Les fruits ont une chair ; nous parlons d'une veine d'eau ou de métal ; le vin n'est plus que le sang de la vigne ; la terre a des entrailles, le ciel des sourires ; le vent siffle et l'onde murmure. […]. Chaque langue pourrait nous fournir une infinité de ces exemples, et cela démontre d'autant plus la vérité de cet aphorisme : que l'homme ignorant fait de lui-même la règle de l'univers. Et en effet, dans les expressions que nous venons de rapporter, l'homme a fait de son être un monde entier. La métaphysique raisonnée enseigne ceci : homo intelligendo fit omnia [L'homme, en comprenant, devient toutes les choses], mais il nous semble que la métaphysique de l'imagination pourrait dire avec plus de raison : homo non intelligendo fit omnia [L'homme, en ne comprenant pas, devient toutes les choses] ; car l'homme par son intelligence déploie son esprit et comprend les choses, tandis que l'homme dont l'intelligence est encore fermée crée les choses à son image, et en se transformant en elles, il devient pour ainsi dire ces choses mêmes."
Giambattista Vico, La science nouvelle, 1725, tr. fr. Christina Trivulzio Princesse de Belgiojoso, Gallimard, tel, 1993, p. 146-147.
"Regardez le monde autour de vous, contemplez le tout et toutes ses parties. Vous trouverez qu'il n'est rien qu'une grande machine subdivisée en un nombre infini de plus petites machines qui, de nouveau, admettent des subdivisions jusqu'à un degré tel que les sens et les facultés de l'homme ne peuvent les découvrir et les expliquer. Toutes ces diverses machines, et même leurs parties les plus minuscules, sont ajustées les unes aux autres avec une précision qui ravit d'admiration tous les hommes qui les ont contemplées. La curieuse adaptation des moyens aux fins dans toute la nature ressemble exactement, mais en beaucoup plus grand, aux productions des artifices humains, aux produits du dessein humain, de la sagesse et de l'intelligence humaines. Puisque donc les effets se ressemblent, nous sommes conduits à inférer, par toutes les règles de l'analogie, que les causes se ressemblent aussi et que l'Auteur de la Nature est en quelque façon semblable à l'esprit de l'homme, même s'il possède des facultés beaucoup plus grandes et proportionnées à la grandeur de l'ouvrage qu'il a exécuté. Par cet argument a posteriori et par cet argument seul, n'avons-nous pas prouvé en même temps l'existence de Dieu et sa similitude avec l'esprit et l'intelligence de l'homme ?"
Hume, Dialogues sur la religion naturelle, 1779, Partie II, tr. fr. M. Philippe Folliot.
"La doctrine de la finalité, sous sa forme extrême, telle que nous la trouvons chez Leibniz par exemple, implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé. Mais, s'il n'y a rien d'imprévu, point d'invention ni de création dans l'univers, le temps devient encore inutile. Comme dans l'hypothèse mécanistique, on suppose encore ici que tout est donné. Le finalisme ainsi entendu n'est qu'un mécanisme à rebours. Il s'inspire du même postulat, avec cette seule différence que, dans la course de nos intelligences finies le long de la succession toute apparente des choses, il met en avant de nous la lumière avec laquelle il prétend nous guider, au lieu de la placer derrière. Il substitue l'attraction de l'avenir à l'impulsion du passé. Mais la succession n'en reste pas moins une pure apparence, comme d'ailleurs la course elle-même."
Bergson, L'évolution créatrice, 1907, P.U.F., 1998, p. 39-40.
"Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la Terre, loin d'être le centre de l'Univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable.
Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains.
Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique.
Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c'est à eux que semble échoir la mission d'étendre cette manière de voir avec le plus d'ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l'expérience et accessibles à tous. D'où la levée générale de boucliers contre notre science, l'oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d'une opposition qui secoue toutes les entraves d'une logique impartiale".
Freud, Introduction à la psychanalyse, 1917, Petit Bibliothèque Payot, 1965, p. 266.
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