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Texte à méditer :  Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.  David Hume
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Les lois de la nature ou lois scientifiques

  "Je veux expliquer ici en peu de mots ce que par la suite j'entendrai par gouvernement de Dieu, secours de Dieu externe et interne, par élection de Dieu et enfin par fortune. Par gouvernement de Dieu j'entends l'ordre fixe et immuable de la nature, autrement dit l'enchaînement des choses naturelles ; en effet nous avons dit plus haut et montré ailleurs que les lois universelles de la nature suivant lesquelles tout se produit et tout est déterminé, ne sont pas autre chose que les décrets éternels de Dieu qui enveloppent toujours une vérité et une nécessité éternelles. Que nous disions donc que tout se fait suivant les lois de la nature ou s'ordonne par le décret ou le gouvernement de Dieu, cela revient au même. En second lieu la puissance de toutes les choses naturelles n'étant autre chose que la puissance même de Dieu, par laquelle tout se fait et tout est déterminé, il en suit que tout ce dont l'homme, partie de lui-même de la nature, tire par son travail un secours, pour la conservation de son être, et tout ce qui lui est en réalité offert par la seule puissance divine, en tant qu'elle agit soit par la nature même de l'homme, soit par des choses extérieures à cette nature.

  Ainsi tout ce que la nature humaine peut produire par sa seule puissance pour la conservation de son être, nous pouvons l'appeler secours interne de Dieu, et secours externe tout ce que produit d'utile pour lui la puissance des choses extérieures. De là ressort aisément ce que l'on doit entendre par élection de Dieu ; nul en effet n'agissant que suivant l'ordre prédéterminé de la nature, c'est-à-dire par le gouvernement et le décret éternel de Dieu, nul ne choisit sa manière de vivre et ne fait rien, sinon par une vocation singulière de Dieu qui a élu tel individu de préférence aux autres pour telle oeuvre ou telle manière de vivre. Par fortune enfin, je n'entends rien d'autre que le gouvernement de Dieu en tant qu'il gouverne les choses humaines par des causes extérieures et inattendues."

 

Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, Chapitre III, tr. fr. Charles Appuhn, GF, p. 70-71.


 

  "Tout ce que Dieu veut ou détermine enveloppe une nécessité et une vérité éternelle. Nous avons conclu en effet de ce que l'entendement de Dieu ne se distingue pas de sa volonté, que c'est tout un de dire que Dieu veut quelque chose et qu'il conçoit quelque chose : la même nécessité qui fait que Dieu par sa nature et sa perfection conçoit une chose comme elle est, fait aussi qu'il la veut comme elle est. Puis donc que nécessairement rien n'est vrai sinon par un décret divin, il suit de là très clairement que les lois universelles de la nature sont de simples décrets divins découlant de la nécessité de la perfection de la nature divine. Si donc quelque chose arrivait dans la Nature qui contredit à ses lois universelles, cela contredirait aussi au décret, à l'entendement et à la nature de Dieu; ou, si l'on admettait que Dieu agit contrairement aux lois de la Nature, on serait obligé d'admettre aussi qu'il agit contrairement à sa propre nature, et rien ne peut être plus absurde […] Il n'arrive donc rien dans la nature qui contredise à ses lois universelles ; ou même qui ne s'accorde pas avec ses lois ou n'en soit une conséquence. Tout ce qui arrive en effet, arrive par la volonté et le décret éternel de Dieu; c'est-à-dire, comme nous l'avons déjà montré, rien n'arrive que suivant les lois et des règles enveloppant une nécessité éternelle. La Nature observe donc toujours des lois et des règles qui enveloppent, bien qu'elle ne nous soient pas toutes connues, une nécessité et une vérité éternelle, et par suite un ordre fixe et immuable".

Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, Chapitre VI, tr. fr. Charles Appuhn, GF, p. 119.


 

  "Qu'est-ce que l'autorité ? Est-ce la puissance inévitable des lois naturelles qui se manifestent dans l'enchaînement et dans la succession fatale des phénomènes tant du monde physique que du monde social ? En effet, contre ces lois, la révolte est non seulement défendue, mais elle est encore impossible. Nous pouvons les méconnaître ou ne point encore les connaître, mais nous ne pouvons pas leur désobéir, parce qu'elles constituent la base et les conditions mêmes de notre existence ; elles nous enveloppent, nous pénètrent, règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes; de sorte qu'alors même que nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que manifester leur toute-puissance.
  Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n'y a rien d'humiliant dans cet esclavage, ou plutôt ce n'est pas même l'esclavage. Car l'esclavage suppose un maître extérieur, un législateur qui se trouve en dehors de celui auquel il commande, tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous : elles nous sont inhérentes, elles constituent notre être tout notre être, tant corporel qu'intellectuel et moral: nous ne vivons, nous ne respirons, nous n'agissons nous ne pensons, nous ne voulons que par elles. En dehors d'elles, nous ne sommes rien, nous ne sommes pas. D'où nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous révolter contre elles?
  Vis-à-vis des lois naturelles, il n'est pour l'homme qu'une seule liberté possible, c'est de les reconnaître et de les appliquer toujours davantage, conformément au but d'émancipation ou d'humanisation tant collective qu'individuelle qu'il poursuit, à l'organisation de son existence matérielle et sociale. Ces lois, une fois reconnues, exercent une autorité qui n'est jamais discutée par la masse des hommes. Il faut, par exemple, être un fou ou un théologien, ou pour le moins un métaphysicien, un juriste ou un économiste bourgeois, pour se révolter contre cette loi d'après laquelle deux fois deux font quatre. Il faut avoir la foi pour s'imaginer qu'on ne brûlera pas dans le feu et qu'on ne se noiera pas dans l'eau, à moins qu'on n'ait recours à quelque subterfuge qui est encore fondé sur quelque autre loi naturelle."
 
Mikhaïl Bakounine, Dieu et l'État, 1882, Mille et une nuits, p. 30-31.


  "On dit souvent : qui sait si les lois n'évoluent pas et si on ne découvrira pas un jour qu'elles n'étaient pas à l'époque carbonifère ce qu'elles sont aujourd'hui ? Qu'entend-on par là ? Ce que nous croyons savoir de l'état passé de notre globe, nous le déduisons de son état présent. Et comment se fait cette déduction, c'est par le moyen des lois supposées connues. La loi étant une relation entre l'antécédent et le conséquent, nous permet également bien de déduire le conséquent de l'antécédent, c'est-à-dire de prévoir l'avenir et de déduire l'antécédent du conséquent, c'est-à-dire de conclure du présent au passé. L'astronome qui connaît la situation actuelle des astres, peut en déduire leur situation future par la loi de Newton, et c'est ce qu'il fait quand il construit des éphémérides ; et il peut également en déduire leur situation passée. Les calculs qu'il pourra faire ainsi ne pourront pas lui enseigner que la loi de Newton cessera d'être vraie dans l'avenir, puisque cette loi est précisément son point de départ ; ils ne pourront pas davantage lui apprendre qu'elle n'était pas vraie dans le passé. Encore en ce qui concerne l'avenir, ses éphémérides pourront être un jour contrôlées et nos descendants reconnaîtront peut-être qu'elles étaient fausses. Mais en ce qui concerne le passé, le passé géologique qui n'a pas eu de témoins, les résultats de son calcul, comme ceux de toutes les spéculations où nous cherchons à déduire le passé du présent, échappent par leur nature même à toute espèce de contrôle. De sorte que si les lois de la nature n'étaient pas les mêmes à l'âge carbonifère qu'à l'époque actuelle, nous ne pourrons jamais le savoir, puisque nous ne pouvons rien savoir de cet âge que ce que nous déduisons de l'hypothèse de la permanence de ces lois.
  On dira peut-être que cette hypothèse pourrait conduire à des résultats contradictoires et qu'on sera obligé de l'abandonner. Ainsi, en ce qui concerne l'origine de la vie, on peut conclure qu'il y a toujours eu des êtres vivants, puisque le monde actuel nous montre toujours la vie sortant de la vie ; et on peut conclure aussi qu'il n'y en a pas toujours eu, puisque l'application des lois actuelles de la physique à l'état présent de notre globe nous enseigne qu'il y a eu un temps où ce globe était tellement chaud que la vie y était impossible. Mais les contradictions de ce genre peuvent toujours se lever de deux manières : on peut supposer que les lois actuelles de la nature ne sont pas exactement celles que nous avons admises ; ou bien on peut supposer que les lois de la nature sont actuellement celles que nous avons admises, mais qu'il n'en a pas toujours été ainsi.
  Il est clair que les lois actuelles ne seront jamais assez bien connues pour qu'on ne puisse adopter la première de ces deux solutions et qu'on soit contraint de conclure à l'évolution des lois naturelles.
  D'autre part supposons une pareille évolution ; admettons, si l'on veut, que l'humanité dure assez pour que cette évolution puisse avoir des témoins. Le même antécédent produira par exemple des conséquents différents à l'époque carbonifère et à l'époque quaternaire. Cela veut dire évidemment que les antécédents sont à peu près pareils ; si toutes les circonstances étaient identiques, l'époque carbonifère deviendrait indiscernable de l'époque quaternaire. Évidemment ce n'est pas là ce que l'on suppose. Ce qui reste, c'est que tel antécédent, accompagné de telle circonstance accessoire, produit tel conséquent ; et que le même antécédent, accompagné de telle autre circonstance accessoire, produit tel autre conséquent. Le temps ne fait rien à l'affaire.
  La loi, telle que la science mal informée l'aurait énoncée, et qui aurait affirmé que cet antécédent produit toujours ce conséquent, sans tenir compte des circonstances accessoires ; cette loi, dis-je, qui n'était qu'approchée et probable, doit être remplacée par une autre loi plus approchée et plus probable qui fait intervenir ces circonstances accessoires. Nous retombons donc toujours sur ce même processus que nous avons analysé plus haut, et si l'humanité venait à découvrir quelque chose dans ce genre, elle ne dirait pas que ce sont les lois qui ont évolué, mais les circonstances qui se sont modifiées."

 

Henri Poincaré, La Valeur de la science, 1905, Champs Flammarion, 1970, p. 174-176.



  "[…] qu'est-ce qu'une loi ? C'est un lien constant entre l'antécédent et le conséquent, entre l'état actuel du monde et son état immédiatement postérieur. Connaissant l'état actuel de chaque partie de l'univers, le savant idéal qui connaîtrait toutes les lois de la nature posséderait des règles fixes pour en déduire l'état que ces mêmes parties auront le lendemain ; on conçoit que ce processus puisse être poursuivi indéfiniment. De l'état du monde du lundi, on déduira celui du mardi ; connaissant celui du mardi, on en déduira par les mêmes procédés celui du mercredi ; et ainsi de suite. Mais ce n'est pas tout ; s'il y a un lien constant entre l'état du lundi et celui du mardi, on pourra déduire le second du premier, mais on pourra faire l'inverse, c'est-à-dire que si l'on connaît l'état du mardi, on pourra conclure à celui du lundi ; de l'état du lundi on conclura de même à celui du dimanche, et ainsi de suite ; on peut remonter le cours des temps de même qu'on peut le descendre. Avec le présent et les lois, on peut deviner l'avenir, mais on peut également deviner le passé. Le processus est essentiellement réversible."

 

Henri Poincaré, "L'évolution des lois", 1911, in Dernières pensées, Paris, Flammarion, 1926, p. 7-8, ou Philosophie des sciences – Théories, expériences et méthodes, Vrin, 2004, p. 107-108.



  "Les lois scientifiques ne sont donc pour nous autre chose  que des uniformités expérimentales. À ce point de vue, il n'y a pas la moindre différence entre les lois de l'économie politique ou de la sociologie et celles des autres sciences. Les différences qui existent sont d'un tout autre genre. Elles résident surtout dans l'entrelacement plus ou moins grand des effets des différentes lois. La mécanique céleste a la chance de pouvoir étudier les effets d'une seule loi (uniformité) ; mais cela n'est pas tout, parce que ces effets pourraient être tels qu'ils permettraient difficilement la découverte de l'uniformité qu'ils présentent ; or, par une autre chance très heureuse, il se trouve que la masse du soleil est beaucoup plus grande que celle des planètes ; aussi découvre-t-on l'uniformité sous une forme simple, bien que non rigoureusement exacte, en supposant que les planètes se meuvent autour d'un soleil immobile et en rectifiant ensuite l'erreur commise dans cette première approximation. […]
  La chimie, la physique, la mécanique ont de même souvent à étudier des lois isolément, ou du moins peuvent en séparer artificiellement les effets ; pourtant, en certains cas, apparaissent déjà des entrelacements difficiles à débrouiller ; leur nombre croît, en biologie, en géologie et plus que jamais en météorologie ; c'est aussi le cas des sciences sociales.
  Un autre caractère distinctif des lois scientifiques est le fait de pouvoir ou non en isoler les effets, grâce à l'expérience, qui s'oppose ici à l'observation. Certaines sciences, comme la chimie, la physique, la mécanique, la biologie, peuvent faire et font très largement usage de l'expérience ; d'autres y parviennent dans une moindre mesure ; d'autres encore peu ou pas du tout, comme les sciences sociales ; d'autres enfin ne s'en servent absolument pas ; ainsi la mécanique céleste, tout au moins en ce qui concerne les mouvements des astres.
  Ni les lois économiques et sociologiques, ni les autres lois scientifiques ne souffrent proprement d'exceptions. Parler d'une uniformité non uniforme n'a aucun sens. Le phénomène auquel on donne communément le nom d'exception à une loi est en réalité la superposition de l'effet d'une autre loi à celui de la première. À ce point de vue, toutes les lois scientifiques, y compris les mathématiques, souffrent des exceptions. Tous les corps qui sont à la surface du sol sont attirés vers le centre de la terre ; mais une plume emportée par le vent s'en éloigne ; un ballon plein d'hydrogène s'élève dans les airs."

 

Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, 1917, Chapitre 1er, §. 99-101, Payot, p. 44-45.



  "Bien que, depuis les découvertes de Gibbs et de Boltzmann, la connaissance incomplète d'un système ait été comprise dans la formulation des lois physiques, on n'abandonna pas le principe du déterminisme jusqu'à la célèbre invention de Max Planck: la théorie des quanta. Planck, dans ses travaux sur la théorie des radiations, n'avait d'abord trouvé qu'un élément de discontinuité dans les phénomènes de radiation. Il avait montré qu'un atome rayonnant n'émet pas son énergie de façon continue mais discontinûment, par chocs. Cette émission d'énergie discontinue et par chocs, comme toutes les notions de la théorie des atomes, a fait supposer que l'émission de rayons ; est un phénomène statistique. Il a pourtant fallu vingt-cinq ans pour trouver que, en effet, la théorie des quanta contraint à donner aux lois une formule statistique et à abandonner le principe du déterminisme. Depuis les travaux d'Einstein, de Bohr et de Sommerfeld, la théorie de Planck s'est révélée la clé qui donne accès au domaine entier de la physique atomique. À l'aide du modèle de l'atome créé par Rutherford et Bohr, on a pu expliquer les processus chimiques ; depuis, la chimie, la physique et l'astrophysique se sont fondues en un tout. Cependant, en ce qui concerne la formulation mathématique des lois selon la théorie des quanta, on s'est vu forcé d'abandonner le déterminisme pur. Comme je ne peux énoncer ici ces équations mathématiques, je me bornerai à indiquer certaines formules exprimant la situation singulière du physicien dans la physique atomique. En premier lieu, on peut exprimer la divergence entre la physique contemporaine et la physique d'autrefois par ce qu'on appelle la relation d'indétermination, On établi qu'il est impossible d'indiquer simultanément à volonté et exactement, la position et la vitesse d'une particule atomique. On peut mesurer exactement la position, mais alors l'intervention de l'instrument d'observation interdit jusqu'à un certain point de connaître la vitesse ; dans le cas contraire, la connaissance de la position devient imprécise lorsqu'on mesure la vitesse, si bien que la constante de Planck a constitué une limite inférieure d'approximation du produit de ces deux imprécisions. Cette formulation montre en tout cas la raison pour laquelle les concepts de la mécanique newtonienne ne peuvent désormais nous conduire beaucoup plus loin, car pour calculer un processus mécanique, il faudrait connaître simultanément la position et la vitesse du corpuscule à un moment déterminé et c'est précisément ce que la théorie des quanta estime impossible. Niels Bohr, avec une autre formule, a introduit le concept de caractère complémentaire. Il entend par là que diverses images claires au moyen desquelles nous décrivons des systèmes d'atomes, tout en s'appliquant à certaines expériences, s'annulent pourtant réciproquement. Ainsi il est possible par exemple de décrire l'atome de Bohr comme un petit système planétaire : au centre, un noyau ; tout autour, des électrons qui gravitent autour de ce noyau. Pour d'autres expériences, il sera pourtant utile de se représenter que le noyau est entouré d'un système d'ondes statiques dont la fréquence décide de la radiation de l'atome. Enfin, on peut aussi considérer l'atome comme un objet de la chimie ; on est en mesure de calculer sa réaction thermique lorsqu'il s'unit à d'autres atomes, mais on ne pourra pas observer simultanément le mouvement des électrons. Il en ressort que ces diverses images sont correctes à condition de les employer correctement ; mais elles se contredisent et, en conséquence, on les dit complémentaires l'une de l'autre. L'indétermination qui pèse sur chacune de ces images est formulée par les relations d'indétermination et est suffisante pour éviter des contradictions logiques entre les différentes images. Sans entrer dans les détails de la mathématique de la théorie des quanta, ces quelques indications feront comprendre que la connaissance incomplète d'un système doit représenter une part essentielle de chaque énoncé de la théorie des quanta. Les lois de la théorie quantique doivent être de nature statistique. Voici un exemple : nous savons qu'un atome de radium peut émettre des rayons α. La théorie des quanta est capable d'indiquer, par unité de temps, le degré de probabilité, pour la particule α, d'abandonner le noyau; mais elle ne peut prévoir le moment précis de cet événement, lequel est indéterminé par principe. On ne peut pas davantage supposer que, dans l'avenir, de nouvelles lois seront découvertes qui nous permettraient alors de déterminer ce moment précis ; car si cela devait être, on ne comprendrait pas la raison pour laquelle on considère encore la particule o, comme une onde qui quitte le noyau; pourtant l'expérience prouve qu'il en est ainsi. Le caractère paradoxal des diverses expériences qui démontrent la nature ondulatoire aussi bien que corpusculaire de la matière atomique, nous oblige à formuler des lois statistiques. Cet élément statistique de la physique atomique ne joue en général aucun rôle dans les processus à grande échelle, car, dans ce domaine, la probabilité des lois statistiques est si élevée que l'on peut considérer ce processus comme pratiquement déterminé. Il est vrai qu'il existe toujours des cas où le processus à grande échelle dépend du comportement d'un seul ou de quelques rares atomes ; on ne peut alors prévoir que statistiquement ce processus. J'aimerais en donner la preuve par un exemple connu bien que très déplaisant, à savoir celui de la bombe atomique. Lorsqu'il s'agit d'une bombe ordinaire, on peut calculer d'avance la force de l'explosion à partir du poids de la matière explosive et de sa composition chimique. Pour ce qui est de la bombe atomique, nous pouvons indiquer une limite supérieure et une limite inférieure de la force de l'explosion, mais, en principe, il est impossible de calculer exactement cette force d'avance, car elle dépend du comportement d'un petit nombre d'atomes pendant le processus d'allumage. Il existe probablement des processus analogues en biologie - Jordan les a soulignés tout particulièrement - où des phénomènes à échelle humaine sont gouvernés par des processus qui concernent des atomes isolés; ceci semble particulièrement le cas lors des mutations des gènes dans le processus de l'hérédité. Ces deux exemples ont été choisis pour expliquer les conséquences pratiques du caractère statistique de la théorie des quanta ; son développement aussi est déterminé depuis plus de vingt ans et on ne, saurait présumer ici â,un changement de principe dans l'avenir."

 

Werner Heisenberg, "Physique de l'atome et loi de la causalité", 1952, tr. fr. Ugné Karvelis, in La Nature dans la physique contemporaine, Folio essais, 2000, p. 155-159.



  "Je voudrais insister sur les caractères communs de la gravitation et des autres lois que nous avons mentionnées au passage. Premièrement, son expression est mathématique ; il en va de même pour les autres. Deuxièmement, elle n'est pas exacte ; Einstein dut la modifier, et nous savons qu'elle n'est pas encore tout à fait correcte car nous avons encore à y incorporer la théorie quantique. C'est la même chose, pour toutes nos autres lois, elles ne sont pas exactes. Il y a toujours un côté mystérieux, toujours un endroit que nous devons encore un peu fignoler. Ceci peut être ou non une propriété de la Nature mais est certainement commun à toutes les lois telles que nous les connaissons aujourd'hui. Il se peut que ce ne soit qu'un défaut de connaissance.
  Lais la gravitation est simple et c'est là le fait le plus impressionnant. Il est simple d'en énoncer les principes complètement, sans rien laisser dans le vague pour quiconque voudrait changer les idées de la loi. Elle est simple, et donc belle. Sa structure est simple. Je ne veux pas dire que les applications en soient simples – les mouvements des diverses planètes et leurs perturbations mutuelles sont très compliqués à calculer, et suivre toutes les étoiles d'un amas globulaire dépasse nos compétences. La loi est appliquée dans ses manifestations, mais la structure de base, le système qui régit l'ensemble de chose, est simple. Ceci aussi est commun à toutes nos lois ; il se trouve qu'elles sont toutes simples et que leurs manifestations concrètes soient complexes.
  Enfin vient l'universalité de la loi de la gravitation, le fait qu'elle s'étend sur d'aussi énormes distances, que l'esprit de Newton, ne se préoccupant que du système solaire, fut capable de prédire ce qui adviendrait dans l'expérience de Cavendish, où le petit modèle de Cavendish du système solaire, deux boules qui s'attirent, doit être agrandi dix millions de millions de fois pour devenir le système solaire. Puis encore dix millions de fois, et nous trouvons les galaxies s'attirant exactement selon la même loi. La nature n'utilise que les plus longs fils pour tisser ses motifs, de sorte que la plus petite pièce révèle la structure de tapisserie tout entière."

 

Richard Feynman, La Nature des lois  physiques, 1965, Chapitre 1, tr. fr. Hélène Isaac et Jean-Marc Lévy-Leblond, Points sciences, 1980, p. 37-38.



  "La première Physique, à proprement parler, ne connaissait pas les lois, ne s'exprimait pas par les lois, pas même dans le domaine où régnaient déjà la méthode et l'esprit scientifique, l'Astronomie : il n'y a pas de « lois » d'Eudoxe ou de Ptolémée, et Archimède est sans doute le seul physicien de l'Antiquité dont certaines propositions méritent, aux yeux des modernes, le nom de « lois » ou de « principes » […].
  La Physique classique, au contraire, se présente comme un système de lois.

  Qu'est-ce à dire ? […] la mise en forme de l'expérience par les lois est inséparable du caractère métrique et, partant, mathématique de la Physique classique pour laquelle un phénomène se caractérise par un ensemble de grandeurs dont la mesure permet de le décrire et de l'identifier ; si la mesure directe n'est pas possible, le calcul peut la remplacer. Une loi est donc une relation fonctionnelle (au sens mathématique du mot) entre ces grandeurs, relation qui se maintient entre elles et que l'on retrouve dans tous les phénomènes de même nature.
  Pour exprimer convenablement ces lois et les rendre propres à décrire et à prévoir mathématiquement les phénomènes, il avait fallu inventer une théorie mathématique adéquate, le Calcul différentiel et intégral, grâce auquel devient pratique­ment utilisable une idée pourtant peu claire, en apparence : celle d'effets ponctuels et instantanés, se modifiant d'instant en instant et produits par des causes elles-mêmes variables, en général, mais agissant continûment. Les lois prennent alors la forme d'équations différentielles (par exemple, la Loi fondamentale de la Dynamique) ou d'équations aux dérivées partielles (par exemple, les équations de Maxwell de l'Électromagnétisme)."

 

Jacques Merleau-Ponty, Les Trois étapes de la cosmologie, Robert Laffont, coll. Science nouvelle, 1971, p. 97-98.



  "À la question "qu'est-ce que la Nature ?", il y a une première réponse spontanée : c'est l'ensemble des choses et des événements que nous trouvons autour de nous et dont nous avons l'impression qu'ils sont indépendants de notre action – les pierres, les éclairs, les avalanches ; pas les automobiles, ni les œuvres d'art, ni les collisions de particules qui se passent dans un accélérateur. Mais cette réponse est ambiguë : une pierre peut être une œuvre d'art, un éclair peut être produit en laboratoire, une avalanche peut être provoquée et, de toute façon, ce que l'homme perçoit sous la forme d'une extériorité indépendante de son intervention varie avec les époques et les religions. Il existe pourtant un point commun entre cette pierre, cette automobile et cette sculpture : si je les précipite dans un ravin, elles tomberont selon les mêmes "lois". On sera donc tenté, après réflexion, de répondre autrement, et de dire que la Nature est plutôt l'ensemble des phénomènes qui obéissent à des lois physiques et mathématiques universelles et nécessaires. […]
  Cette idée que la Nature est quelque chose qui est régi par une légalité est à l'origine d'une distinction que personne ou presque n'a remise en cause depuis le début du XVIIe siècle jusqu'au début du XXe siècle : la distinction entre, d'un côté, un monde d'objets naturels, crédité d'une rationalité et d'une nécessité constitutives, et de l'autre le monde de la pratique humaine, assigné au hasard et à l'arbitraire. Dans la Nature, l'homme découvrirait des lois éternelles et immuables, tandis que dans le monde moral et politique, il serait tenu de se donner des lois pour brider son inconstance. Selon Montesquieu, "l'homme comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables ; comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu'il établit lui-même [1]". En ce sens, l'idée d'une légalité de la Nature détermine tacitement [2] notre partage du monde ; elle est entrée dans l'ordre du savoir non interrogé qui imprègne le langage ordinaire et elle passe pour une évidence. Pourtant, ce n'est qu'à partir d'un certain moment qu'on trouve une conviction de ce genre dans le discours sur la Nature. Elle apparaît, en fait, en même temps que la physique mathématique, c'est-à-dire en Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Plus exactement, c'est avec l'apparition de la physique mathématique que l'expression ancienne des lois de la Nature s'est mise à désigner des énoncés sur des relations universelles et nécessaires gouvernant la totalité des phénomènes naturels".

 

Catherine Chevalley, "Nature et loi dans la philosophie moderne", 1995, in Notions de philosophie, I, Folio essais, p. 127-129.


[1] Montesquieu, De l'esprit des lois (1748), I, I, Flammarion, 1979, p. 125.

[2] Tacitement : de manière sous-entendue.

 

 

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Date de création : 31/05/2007 @ 16:20
Dernière modification : 27/03/2024 @ 18:35
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