"Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content; car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou d'être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses; et je crois que c'est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l'empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses; et ils disposaient d'elles si absolument qu'ils avaient en cela quelque raison de s'estimer plus riches et plus puissants et plus libres et plus heureux qu'aucun des autres hommes, qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent."
René Descartes, Discours de la méthode, 1637, 3e partie, Le Livre de Poche, 1988, p. 119-121.
"La puissance de l'homme est extrêmement limitée et infiniment surpassée par celle des causes extérieures ; nous n'avons donc pas un pouvoir absolu d'adapter à notre usage les choses extérieures. Nous supporterons, toutefois, d'une âme égale les événements contraires à ce qu'exige la considération de notre intérêt, si nous avons conscience de nous être acquittés de notre office, savons que notre puissance n'allait pas jusqu'à nous permettre de les éviter, et avons présente cette idée que nous sommes une partie de la Nature entière, dont nous suivons l'ordre. Si nous connaissons cela clairement et distinctement, cette partie de nous qui se définit par la connaissance claire, c'est-à-dire la partie la meilleure de nous, trouvera là un plein contentement et s'efforcera de persévérer dans ce contentement."
Spinoza, Éthique, 1677, Chapitre XXXII, tr. fr. Charles Appuhn, GF, 1965, p. 301.
"Les pulsions du « ça » aspirent à des satisfactions immédiates, brutales, et n'obtiennent ainsi rien, ou bien même se causent un dommage sensible. Il échoit maintenant pour tâche au « Moi » de parer à ces échecs, d'agir comme intermédiaire entre les prétentions du « ça » et les oppositions que celui-ci rencontre de la part du monde réel extérieur. Le « Moi » déploie son activité dans deux directions. D'une part, il observe, grâce aux organes des sens, du système de la conscience, le monde extérieur, afin de saisir l'occasion propice à une satisfaction exempte de périls ; d'autre part, il agit sur le « ça », tient en bride les passions de celui-ci, incite les instincts à ajourner leur satisfaction ; même quand cela est nécessaire, il leur fait modifier les buts auxquels ils tendent ou les abandonner contre des dédommagements. En imposant ce joug aux élans du « ça », le « Moi » remplace le principe de plaisir, primitivement seul en vigueur, par le principe dit « de réalité » qui certes poursuit le même but final, mais en tenant compte des conditions imposées par le monde extérieur. Plus tard, le « Moi » s'aperçoit qu'il existe, pour s'assurer la satisfaction, un autre moyen que l'adaptation dont nous avons parlé, au monde extérieur. On peut en effet agir sur le monde extérieur afin de le modifier, et y créer exprès les conditions qui rendront la satisfaction possible. Cette sorte d'activité devient alors le suprême accomplissement du « Moi », l'esprit de décision qui permet de choisir quand il convient de dominer les passions et de s'incliner devant la réalité, ou bien quand il convient de prendre le parti des passions et de se dresser contre le monde extérieur. Cet esprit de décision est tout l'art de vivre".
Sigmund Freud, Psychanalyse et médecine, 1926, in Ma vie et la psychanalyse, tr. fr. Marie Bonaparte, Gallimard Idées, 1972, p. 118-119.
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