"La nature a placé l'humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. C'est à eux seuls qu'il appartient de signifier ce que nous devrions faire, comme de déterminer ce que nous ferons. D'un côté, le modèle du bien et du mal, de l'autre la chaîne des causes et effets, sont rivés à leur trône. Ils nous dirigent dans tout ce que nous faisons, dans tout ce que nous disons, dans tout ce que nous pensons : tout effort que nous pourrions faire pour nous libérer de notre sujétion, ne servira qu'à la souligner et à la confirmer. En paroles, un homme peut prétendre abjurer leur empire : mais, dans la réalité, il demeurera leur sujet pour toujours. Le principe d'utilité recueille cette sujétion, et la pose en pierre angulaire d'une doctrine dont le but est d'édifier un monument du bonheur des hommes par le biais de la raison et de la loi. Les divers systèmes qui tentent de la mettre en question reposent sur du vent plutôt que sur du solide, sur des foucades[1] plutôt que sur la raison, sur l'obscurité plutôt que sur la lumière.
Mais c'en est assez de la métaphore et de la déclamation ; ce n'est pas par de tels moyens que la science morale peut être améliorée.
Le principe d'utilité constitue le socle du présent ouvrage ; il convient donc, dès l'abord d'établir de manière explicite et précise ce que l'on entend par cette formule.
Par principe d'utilité on désigne un principe qui approuve ou désapprouve toute action, en fonction de son aptitude apparente à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l'intérêt est en jeu ; ou, ce qui revient au même mais en d'autres termes, à favoriser ou à contrarier ce bonheur. Je dis bien, de quelque action que ce soit, donc non seulement de chaque action d'un simple particulier, mais également de toute mesure d'un gouvernement.
Par le terme « utilité » on désigne la faculté que possède chaque chose de produire un bénéfice, un avantage, un plaisir, un bien, ou du bonheur (tous ces mots reviennent présentement au même), ou (ce qui est la même chose) d'éviter un dommage, une souffrance, un mal, ou un chagrin à la partie dont l'intérêt est en jeu ; s'il s'agit de la communauté en général, alors il s'agit du bonheur de la communauté ; s'il s'agit d'un individu particulier, alors il s'agit du bonheur de cet individu."
Jeremy Bentham, Une introduction aux principes de morale et de législation, 1789, Chapitre I, § 1-3.
"Nature has placed mankind under the governance of two sovereign masters, pain and pleasure. It is for them alone to point out what we ought to do, as well as to determine what we shall do. On the one hand the standard of right and wrong, on the other the chain of causes and effects, are fastened to their throne. They govern us in all we do, in all we say, in all we think : every effort we can make to throw off our subjection, will serve but to demonstrate and confirm it. In words a man may pretend to abjure their empire : but in reality he will remain subject to it all the while. The principle of utility recognizes this subjection, and assumes it for the foundation of that system, the object of which is to rear the fabric of felicity by the hands of reason and of law. Systems which attempt to question it, deal in sounds instead of sense, in caprice instead of reason, in darkness instead of light.
But enough of metaphor and declamation : it is not by such means that moral science is to be improved.
The principle of utility is the foundation of the present work: it will be proper therefore at the outset to give an explicit and determinate account of what is meant by it. By the principle of utility is meant that principle which approves or disapproves of every action whatsoever according to the tendency it appears to have to augment or diminish the happiness of the party whose interest is in question: or, what is the same thing in other words to promote or to oppose that happiness. I say of every action whatsoever, and therefore not only of every action of a private individual, but of every measure of government.
By utility is meant that property in any object, whereby it tends to produce benefit, advantage, pleasure, good, or happiness, (all this in the present case comes to the same thing) or (what comes again to the same thing) to prevent the happening of mischief, pain, evil, or unhappiness to the party whose interest is considered: if that party be the community in general, then the happiness of the community : if a particular individual, then the happiness of that individual."
Jeremy Bentham, An introduction to the principles of morals and legislation, 1789, Chapter I, § 1-3, Dover Philosophical Classics, 2007, pp. 1-2.
[1] Foucade : caprice, élan passager.
"Afin de rendre compte exactement de l'orientation générale de n'importe quel acte par lequel les intérêts d'une communauté sont affectés, procédez comme suit. Commencez avec n'importe laquelle des personnes dont les intérêts semblent les plus immédiatement être affectés par cet acte, et tenez compte de :
1. La valeur de chaque plaisir distinctif qui semble être produite par l'acte en premier lieu.
2. La valeur de chaque douleur qui semble être produite par l'acte en premier lieu.
3. La valeur de chaque plaisir qui semble être produit par l'acte à la suite du premier plaisir. Cela constitue la fécondité du premier plaisir et l'impureté de la première douleur.
4. De la valeur de chaque douleur qui semble être produite par l'acte à la suite de la première douleur. Ceci constitue la fécondité de la première douleur, et l'impureté du premier plaisir.
5. Récapitulez toutes les valeurs de tous les plaisirs d'un côté, et celles de toutes les douleurs de l'autre. Le solde, s'il est du côté du plaisir, donnera la tendance bonne [good tendency] de l'acte dans son ensemble, eu égard aux intérêts de cette personne individuelle ; s'il est du côté de la douleur, il donnera la tendance mauvaise de l'acte d'un point de vue global.
6. Prenez en compte le nombre de personnes dont les intérêts semblent être concernés, et répétez le processus ci-dessus pour chacun d'eux. Récapitulez les nombres exprimant les degrés de tendance bonne que possède l'acte, en ce qui concerne chaque individu pour lequel la tendance de l'acte est bonne dans l'ensemble : faites de même pour chaque individu, pour lequel la tendance de l'acte est mauvaise dans l'ensemble. Faites le solde ; lequel, s'il est du côté du plaisir, vous donnera la tendance au bien générale de l'acte, eu égard au nombre total ou à la communauté des individus concernés ; et qui, s'il est du côté de la douleur, donnera la tendance au mal générale, par rapport à la même communauté.
On ne doit pas s'attendre à ce que ce procédé soit strictement appliqué préalablement à tout jugement moral, ou à toute opération d'ordre législatif ou judiciaire. Toutefois, il peut toujours être gardé à l'esprit : et plus le procédé réellement poursuivi à ces occasions en sera proche, plus il sera proche d'un procédé exact."
Jeremy Bentham, Une introduction aux principes de morale et de législation, 1789, Chapitre IV, § 5-6.
"To take an exact account then of the general tendency of any act, by which the interests of a community are affected, proceed as follows. Begin with any one person of those whose interests seem most immediately to be affected by it : and take an account,
1. Of the value of each distinguishable pleasure which appears to be produced by it in the first instance.
2. Of the value of each pain which appears to be produced by it in the first instance.
3. Of the value of each pleasure which appears to be produced by it after the first. This constitutes the fecundity of the first pleasure and the impurity of the first pain.
4. Of the value of each pain which appears to be produced by it after the first. This constitutes the fecundity of the first pain, and the impurity of the first pleasure.
5. Sum up all the values of all the pleasures on the one side, and those of all the pains on the other. The balance, if it be on the side of pleasure, will give the good tendency of the act upon the whole, with respect to the interests of that individual person ; if on the side of pain, the bad tendency of it upon the whole.
6. Take an account of the number of persons whose interests appear to be concerned; and repeat the above process with respect to each. Sum up the numbers expressive of the degrees of good tendency, which the act has, with respect to each individual, in regard to whom the tendency of it is good upon the whole: do this again with respect to each individual, in regard to whom the tendency of it is bad upon the whole. Take the balance which if on the side of pleasure, will give the general good tendency of the act, with respect to the total number or community of individuals concerned; if on the side of pain, the general evil tendency, with respect to the same community.
It is not to be expected that this process should be strictly pursued previously to every moral judgment, or to every legislative or judicial operation. It may, however, be always kept in view: and as near as the process actually pursued on these occasions approaches to it, so near will such process approach to the character of an exact one."
Jeremy Bentham, An introduction to the principles of morals and legislation, 1789, Chapter IV, § 5-6, Dover Philosophical Classics, 2007, pp. 30-31.
"Que le bonheur constitue ou non la fin ultime de la moralité, il est essentiel, en tout cas, pour l'idée même de philosophie morale, que la moralité se réfère à quelque fin, qu'elle ne soit pas laissée sous la domination de sentiments vagues ou d'une conviction intérieure inexplicable - qu'elle soit soumise à la raison et au calcul et non au seul sentiment. Cela seul peut permettre que des arguments soient formulés et qu'une discussion soit possible dans ce domaine. Que la moralité de nos actions dépende des conséquences qu'elles produisent est la doctrine commune aux personnes raisonnables de toutes les écoles. Que le bien ou le mal attaché à ces conséquences se mesure exclusivement à travers la peine ou le plaisir qu'elles procurent est le seul point de doctrine qui appartienne en propre à l'école utilitariste."
John Stuart Mill, Essai sur Bentham, 1838, tr. fr. Patrick Thierry, PUF, 1998, p. 236.
"L'école qui accepte comme fondement de la morale le principe d'utilité ou du plus grand bonheur pose que les actions sont moralement bonnes (right) dans la mesure où elles tendent à promouvoir le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par "bonheur", on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par "malheur", la douleur et la privation de plaisir. […]
Ce critère n'est pas le plus grand bonheur de l'agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur au total […]
Selon le principe du plus grand bonheur, tel qu'il a été expliqué précédemment, la fin ultime, celle en fonction et en vertu de laquelle sont désirables toutes les autres choses désirables (que nous considérions notre propre bien ou celui des autres), consiste à pouvoir mener une existence aussi dépourvue de souffrance que possible et aussi riche que possible de satisfactions tant en quantité qu'en qualité ; le critère de la qualité, et la règle qui permet de la comparer à la quantité étant représentés par la préférence que manifestent ceux qui, tant par leurs possibilités d'expérience que par leur pratique de l'analyse et de l'observation de soi-même, sont les mieux à même d'établir des comparaisons. Étant donné que c'est là, selon l'opinion utilitariste, la finalité de l'action humaine, c'est nécessairement également la norme de la moralité ; celle-ci peut donc, en conséquence, être définie comme l'ensemble des règles et des préceptes de la conduite humaine dont le respect serait de nature à assurer, dans la plus large mesure possible, une telle existence à toute l'humanité ; et il faut ajouter que cela s'applique aussi, autant que le permet la nature des choses, à l'ensemble des créatures capables de sensation".
John Stuart Mill, L'utilitarisme, 1861, Chapitre II, trad. Catherine Audard, PUF, coll. Quadrige, 1998, p. 31, 39 et p. 40-41.
"L'école qui accepte comme fondement de la morale le principe d'utilité ou du plus grand bonheur pose que les actions sont moralement bonnes (right) dans la mesure où elles tendent à promouvoir le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par "bonheur", on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par "malheur", la douleur et la privation de plaisir. [...] Supposer que la vie n'a pas de fin plus noble que le plaisir, qu'on ne puisse désirer ou rechercher rien de meilleur ni de plus noble est, selon [de nombreux esprits], une chose profondément méprisable et vile, une doctrine digne seulement des pourceaux auxquels les disciples d'Épicure furent comparés avec mépris dans l'Antiquité [...]. La comparaison entre la vie selon Épicure et celle des bêtes est ressentie comme dégradante précisément parce que les plaisirs d'une bête ne satisfont pas la conception du bonheur que se fait un être humain. Les êtres humains possèdent des facultés plus nobles que les appétits animaux et, quand ils en ont pris conscience, ils ne considèrent plus comme du bonheur ce qui n'inclut pas le plein exercice de ces facultés. [...] il n'y a pas de théorie épicurienne connue qui n'assigne aux plaisirs de l'intellect, de la sensibilité et de l'imagination ainsi qu'à ceux que procurent les sentiments moraux une valeur, en tant que plaisirs, bien plus élevée qu'aux purs plaisirs des sens. [...]
Il est tout à fait compatible avec le principe d'utilité de reconnaître le fait que certaines espèces de plaisirs sont plus désirables et plus précieuses que d'autres. Alors que, lorsqu'on évalue toutes les autres choses, on considère la qualité tout autant que la quantité, il serait absurde que, pour les plaisirs, l'estimation soit censée ne dépendre que de la seule quantité.
Si l'on me demande ce que j'entends par une différence de qualité entre des plaisirs, ou ce qui fait qu'un plaisir est plus précieux qu'un autre, en tant simplement que plaisir, mis à part le fait qu'il soit plus grand quantitativement, il n'y a qu'une réponse possible. Si, de deux plaisirs, il en est un auquel tous ceux, ou presque, qui ont expérimenté les deux accordent une nette préférence, sans qu'intervienne aucune obligation morale de le préférer, c'est ce plaisir-là qui est le plus désirable. Si l'un des deux est placé si haut au-dessus de l'autre par ceux qui ont l'expérience compétente des deux, au point qu'ils le préfèrent même en sachant qu'il est obtenu au prix d'un plus grand désagrément, et qu'ils n'y renonceraient en échange d'aucune quantité de l'autre plaisir, aussi grande que ce dont leur nature est capable, nous sommes justifiés d'attribuer à la satisfaction ainsi préférée une supériorité en qualité qui l'emporte tellement sur la quantité que celle-ci, en comparaison, ne compte guère.
Or, c'est un fait incontestable que ceux qui connaissent également bien l'un et l'autre modes de vie, et sont également capables de les apprécier et d'en tirer une satisfaction, accordent une préférence très marquée à celui qui fait appel à leurs facultés nobles. Peu de créatures humaines consentiraient à être changées en l'un quelconque des animaux inférieurs en échange de la promesse de la quantité maximale des plaisirs de la bête; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun être instruit à être un ignorant, aucune personne capable de sentiment et de conscience à être égoïste et vile, même si on les persuadait que l'imbécile, l'ignorant ou la canaille sont plus contents chacun de son lot respectif qu'eux ne le sont du leur. Ils ne voudraient pas renoncer à ce qu'ils possèdent de plus que ces gens-là en échange de la satisfaction la plus complète de tous les désirs qu'ils ont en commun avec eux. [...] Il vaut mieux être un être humain insatisfait qu'un pourceau satisfait, Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait".
John Stuart Mill, L'utilitarisme, 1861, trad. Catherine Audard, PUF, coll. Quadrige, 1998, p. 31et 37
"Ils [les adversaires de l'utilitarisme] disent que c'est trop demander que d'exiger que les gens agissent toujours en vue de promouvoir les intérêts généraux de la société. Mais c'est là une erreur quant à la signification même d'un critère moral, et une confusion entre la règle d'une action et son motif. La tâche de l'éthique est de nous dire quels sont les devoirs ou par quelle expérience nous pouvons les connaître ; mais aucun système éthique ne demande que le seul motif de tout ce que nous faisons soit un sentiment (feeling) de devoir ; bien au contraire, 90 % de toutes nos actions ont leur source dans d'autres motifs et, à juste titre, à condition que la règle du devoir ne les condamne pas. Il est d'autant plus injuste vis-à-vis de l'utilitarisme, de faire de ce malentendu la base d'une objection que les moralistes de l'utilité ont été plus loin que personne en déclarant que le motif de l'action n'a rien à voir avec sa moralité, mais beaucoup avec la valeur (worth) de l'agent. Celui qui sauve son semblable de la noyade fait ce qui est moralement juste (right), que son motif soit le devoir ou l'espoir d'être rétribué pour son geste ; celui qui trahit l'ami qui lui fait confiance est coupable d'un crime, même si son objet était de servir un autre ami vis-à-vis duquel il avait une obligation plus grande".
John Stuart Mill, L'utilitarisme, 1861, trad. Catherine Audard, PUF, coll. Quadrige, 1998, p. 52-53.
"- Permets-moi de te poser une question sérieuse, dit l'étudiant avec chaleur. Tout à l'heure, naturellement, je plaisantais, mais regarde un peu : d'un côté, une vieille, malade, mauvaise, insignifiante, insensée et bête, dont personne n'a besoin et qui, au contraire, est nuisible à tout le monde, qui ne sait pas elle-même pourquoi elle vit, et qui dès demain mourra de sa belle mort. Tu comprends ? Tu comprends ?
- Bon, je comprends, répondit l'officier, en fixant attentivement son camarade échauffé.
- Écoute la suite. De l'autre côté, de jeunes énergies toutes fraîches, qui périssent inutilement sans soutien, et cela par milliers, et cela partout ! Il y a cent, mille bonnes oeuvres ou bonnes initiatives qu'on peut entreprendre et mener à bien avec cet argent que la vieille a voué à un monastère ! Cent, mille existences peut-être, mises sur la bonne voie ; des dizaines de familles sauvées de la misère, de la décomposition, de la ruine, de la débauche, des hôpitaux pour maladies vénériennes, et tout cela avec son argent ! Tue-la et prends son argent, dans l'intention de te consacrer ensuite, avec l'aide de cet argent, au service de l'humanité et de la cause commune : qu'en penses-tu, est-ce que ce petit crime minuscule et unique ne sera pas effacé par ces milliers de bonnes actions ? En échange d'une vie, des milliers de vies sauvées de la pourriture et de la décomposition. Une seule mort, et cent vies en échange, mais c'est de l'arithmétique cela ! D'ailleurs que vaut, dans la balance commune, la vie de cette vieille poitrinaire, bête et méchante ? Pas plus que celle d'un pou, d'un cafard, et encore elle ne la vaut pas, parce que cette vieille est nuisible. Elle dévore la vie des autres ; elle est mauvaise."
Dostoïevski, Crime et châtiment, 1866, Tr. Pierre Pascal, GF, 1984, p. 96.
"Une personne qui a enduré le malheur pendant toute sa vie, qui a eu très peu d'opportunités et assez peu d'espoir, sera peut-être plus disposée à accepter des privations que d'autres personnes habituées à des conditions plus heureuses et aisées. Prendre le bonheur comme unité de mesure, c'est donc risquer de déformer la gravité des privations, d'une manière spécifique et assortie de préjugés. Le mendiant désespéré, l'ouvrier agricole aux conditions de vie précaires, la femme soumise à son mari, le chômeur endurci et l'homme de peine à bout de forces peuvent tous trouver du plaisir dans de petits bonheurs, et arriver à endurer d'intenses souffrances pour assurer leur survie, mais ce serait une grave erreur morale d'attacher une valeur très faible à la perte de leur bien-être en raison de cette stratégie de survie. Le même problème se pose dans l'autre interprétation de l'utilité, celle de la satisfaction des désirs, car ceux qui sont prives de tout n'ont pas le courage de désirer beaucoup et, sur l'échelle de la satisfaction des désirs, leurs privations sont rabaissées et perdent toute valeur.
Ce problème particulier que pose l'influence des circonstances contingentes sur la mesure de l'utilité ne fait que traduire un problème plus fondamental, à savoir que le bonheur ou la satisfaction des désirs constitue un critère trop superficiel pour évaluer le bien-être d'une personne. Le bien-être est en fin de compte une question d'évaluation, et si le bonheur et la satisfaction des désirs comptent certes beaucoup dans le bien-être d'une personne, ils ne peuvent pas – ni séparément ni même ensemble – refléter correctement la valeur du bien-être. « Être heureux » n'est même pas une activité susceptible d'évaluation, et « désirer » est au mieux la conséquence d'une évaluation. Il faut donc admettre plus directement la nécessité de l'évaluation dans l'estimation du bien-être.
Par conséquent, puisque la thèse de l'utilité en tant que seule source de valeur repose sur l'assimilation de l'utilité et du bien-être, on peut la critiquer pour deux raisons :
1) parce que le bien-être n'est pas la seule valeur ;
2) parce que l'utilité ne représente pas correctement le bien-être.
Dans la mesure où nous nous intéressons à ce qu'accomplissent les individus, il se pourrait bien que, dans le jugement moral, l'accomplissement en matière d'utilité soit un critère partiel, inapproprié et trompeur."
Amartya Sen, Éthique et économie, 1987, Chapitre 2, tr. fr. Sophie Marnat, PUF, 2008, p. 44-45.
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Date de création : 18/11/2005 @ 11:49
Dernière modification : 14/10/2019 @ 08:39
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