"Prenons une tenaille ; nous savons qu'elle a été construite par un Homme dans un but déterminé, pour saisir, pour arracher des clous, etc. ; ce but, c'est la fonction ou fin de la tenaille. Et comme l'Homme en a arrangé le mécanisme dans ce but exprès, cette fin est intentionnelle. La tenaille est donc un instrument matériel pénétré d'une activité psychique, et il en est de même pour toutes les machines de l'Homme. La tenaille reconnaît évidemment deux causalités : 1° elle a été bâtie avec de l'acier, taillée d'une certaine façon, ajustée d'une certaine manière ; la main de l'ouvrier qui l'a construite aurait pu sans doute être remplacée par une machine adéquate - cela, c'est la causalité mécanique de l'instrument. Un observateur qui aurait vu s'édifier l'outil petit à petit, pourrait décrire en détail la façon dont les deux branches ont été modelées à la forge, tordues, limées, ajustées, puis réunies par un axe solide, riveté aux deux extrémités ; dans ces phases mécaniques n'interviennent que des phénomènes physiques, un chauffage, des torsions, des pressions, des abrasions, qui pourraient s'exprimer exactement en langage énergétique. La tenaille est déterminée rigoureusement par le métal dont on a usé et par les chocs que celui-ci a reçus ; toutes les fois que, copiant la première opération, on fera subir au même métal les mêmes phénomènes physiques, dans le môme ordre, on obtiendra infailliblement le même outil.
2° Mais il y a en plus une autre causalité ; c'est l'esprit de l'Homme qui, voyant dans l'avenir le but auquel il destine l'instrument, élimine les solutions mauvaises qui ne rempliraient pas convenablement la fonction ; il ne garde que la bonne, et en conséquence dirige les causes mécaniques dans le sens qui convient à la fin prévue. Cette cause finale contribue pour une part à bâtir l'outil ; elle est complémentaire de la cause mécanique; elle n'exclut pas le déterminisme, mais le suppose et l'utilise.
Quand nous contemplons une tenaille et que nous nous posons le pourquoi de sa production, il nous apparaît que sa cause finale, qui répond au pourquoi, est le besoin qu'en éprouvait l'Homme qui l'a fabriquée ; bien qu'en fin de compte, la tenaille doive son origine à cette cause finale, celle-ci est entièrement en dehors de l'objet, et ne nous est révélée que par l'examen de l'outil, par la constatation de sa fonction ou fin qui ne peut être qu'intentionnelle, tant il y a de convenance entre la structure et l'effet produit par le fonctionnement du système complexe.
Si nous nous demandons comment la tenaille a été faite, alors nous envisagerons seulement sa causalité mécanique et, abstraction faite du guidage continuel exercé par l'ouvrier, la description détaillée de l'observateur dont j'ai parlé plus haut nous éclairera d'une façon pleinement satisfaisante.
J'insiste sur ce point que cause finale et cause mécanique sont complémentaires, et nullement contradictoires entre elles ; la première, qui se déduit et ne tombe pas sous l'expérience directe, serait sans effet s'il n'y avait pas la matière ; la deuxième n'aboutirait qu'à un objet informe et inutile s'il n'y avait pas la première ; on n'a jamais vu une tenaille se fabriquer dans un atelier où il y a de l'acier, une forge et des marteaux sans l'intervention d'une cause dirigeante. Nous appellerons encore les causes mécaniques des causes efficientes. Le concept qui envisage la fin d'un objet, son pourquoi, mais non son comment, est dit téléologique (de Τέλος, fin, et λόγος, discours).
Évidemment, l'Homme n'a le droit d'avoir des concepts téléologiques, c'est-à-dire de rechercher les causes finales, que pour les objets qu'il peut fabriquer, que pour ses outils ou ses machines ; le fait est que nous donnons en toute sécurité une attribution, c'est-à-dire une cause finale, à maints objets, datant de l'âge de la pierre éclatée, que nous n'avons pas vu faire. En se plaçant dans l'hypothèse de l'existence de la seule intelligence humaine, il serait complètement absurde d'assigner une cause finale à un phénomène antérieur à l'humanité ou visiblement en dehors d'elle, par exemple à un arc-en-ciel ou à la lumière du soleil. Nous pouvons en étudier avec rigueur les déterminismes, les causes efficientes, la causalité mécanique, tous termes synonymes ; si le phénomène a une cause finale, nous ne pouvons que l'ignorer, puisqu'elle ne relève pas de l'Homme ; il serait plus que téméraire et stérile d'introduire une cause finale imaginaire comme complément de la causalité physique de l'arc-en-ciel. C'est cette grande erreur des anciens philosophes et des scolastiques du Moyen-Âge qu'a relevée François Bacon dans la phrase bien connue : Causarum finalium inquisitio sterilis est, et tanquam virgo Deo consacrata, nihil parit. [la recherche des causes finales est stérile et, semblable à une vierge consacrée à Dieu, elle n'engendre point]."
Lucien Cuénot, L'Adaptation, 1925, p. 379-382.
"Depuis la nuit des temps, les hommes ont pris l'habitude d'expliquer les phénomènes du monde vivant par le biais de la « cause finale », par le concept téléologique de fin, de but ou encore de « dessein », bref sous l'une des multiples formes que prend le thème de la finalité selon le goût du jour. Il en sera sans doute ainsi tant que les hommes auront des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Avec Galien, comme avec Aristote, ce fut la voie empruntée par les médecins ; avec John Ray, comme avec Aristote, ce fut celle des naturalistes ; avec Kant, comme avec Aristote, ce fut la voie empruntée par les philosophes. Ce fut également la voie que suivirent les Hébreux des temps anciens, merveilleusement guidés en cela par cette croyance que Dieu a créé « chaque plante dans les champs avant qu'elle ne soit sur terre, et chaque brin d'herbe avant même qu'il ne pousse ». C'est une voie que beaucoup empruntent, mais c'est une voie grandiose ; car elle conduit à entrevoir une vision magnifique et est enfouie aussi profondément que l'amour de la nature dans le coeur des hommes."
D'Arcy Wentworth Thompson, Forme et croissance, 1917, Introduction, Seuil, 1994, p. 31.
"Pour autant, mécanisme et téléologie sont aussi étroitement imbriqués que la chaîne et la trame d'un tissu, et nous devons nous garder de ne jurer que par l'un et mépriser l'autre, car c'est dans leur union que réside la nature même de la totalité. Aujourd'hui, nous pourrions émettre des réserves ou nous lasser de rechercher une cause finale aux phénomènes qui nous intéressent ; mais il est probable qu'après avoir découvert l'interprétation mécaniste la plus simple d'un phénomène, il ne sera que plus profitable de découvrir comment le concept de cause finale s'articule avec cette interprétation et de constater que, en définitive, les deux concepts mènent à la même conclusion."
D'Arcy Wentworth Thompson, Forme et croissance, 1917, Introduction, Seuil, 1994, p. 32-33
"L'élimination du dessein, ou de la cause finale, a eu une importance encore bien plus grande, et a représenté un tournant majeur dans la science occidentale. Pour Aristote, il n'y avait rien d'absurde à attribuer à chaque événement une cause efficiente (nous dirions maintenant un mécanisme) et une cause finale (une intention). C'est ainsi qu'il écrivait :
"Pourquoi la lumière jaillit-elle de la lanterne ? C'est que, étant composée de particules plus petites, elle ne peut que passer au travers de pores plus grands, en supposant bien entendu que la lumière se propage bien sous cette forme ; mais, c'est aussi en vue d'une fin, à savoir pour que nous ne nous heurtions pas. (Seconds Analytiques, 94b, 1. 28.)."
Nous suivons sans peine Aristote quand il s'agit de mécanismes construits pas l'être humain dans un but précis. Il est exact que nous avons ajouré les lanternes pour laisser passer la lumière. Le concept de cause finale conserve sa légitimité lorsqu'il est question d'adaptation d'organismes, même si ces caractéristiques sont dues à des processus naturels, et non à l'activité consciente des animaux en cause. Nous continuons à dire couramment que les chauve-souris et les oiseaux ont des ailes pour voler et que le loup invoquait à juste titre une cause finale quand il répondait au Petit Chaperon Rouge, inquiète de la taille de ses dents : « C'est pour mieux te manger, mon enfant. »
En revanche, et à la différence d'Aristote, nous hésitons à attribuer des causes finales aux mécanismes physiques d'objets inanimés. Lui-même acceptait sans peine l'idée que :
"le tonnerre est un sifflement et un bruit nécessairement produits par l'extinction du feu dans les nuages, et […] il a aussi pour fin, comme l'assurent les pythagoriciens, de menacer les habitants du Tartare afin de leur inspirer la crainte (Ibid., 94b, 1. 34.)"
Là, nous rions doucement, et ce gloussement narquois signale peut-être le plus grand changement à avoir marqué la science moderne. Nous ne pensons plus que l'univers ait été explicitement conçu, avec toutes ses composantes mineures et variées, pour servir une finalité humaine. Nous avons substitué à cette outrecuidance cosmique une conception plus mécaniste de la nature. Dieu a peut-être remonté la pendule et réglé au départ le mouvement de son balancier, mais il n'a certainement pas gaspillé un temps précieux à ciseler chaque brin d'herbe et chaque grain de sable pour instruire ou entretenir explicitement son espèce terrestre préférée. En se fondant sur la primauté de la causalité efficiente, la théorie mécaniste a purement et simplement éjecté les causes finales du champ des objets naturels et physiques."
Stephen Jay Gould, Quand les poules auront des dents, 1983, tr. fr. Marie-France de Paloméra, Points sciences, 1991, p. 90-91.
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