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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Hors des sentiers battus
Faits et théorie

  "Lorsqu'il se produit une révision ou une transformation d'une théorie physique, on trouve qu'il y a presque toujours au point de départ la constatation d'un ou plusieurs faits qui ne pouvaient pas entrer dans le cadre de la théorie, si importante qu'elle puisse être.
  Pour le théoricien vraiment digne de ce nom il n'y a d'ailleurs rien de plus intéressant qu'un fait en contradiction avec une théorie jusqu'alors tenue pour vraie, c'est alors que commence pour lui le véritable travail. Que faut-il faire en ce cas ? Évidemment faire subir à l'ancienne théorie un changement tel qu'elle puisse s'accorder avec le fait. Mais sur quel point précis devra porter l'amélioration, c'est ce qu'il est souvent difficile d'arriver à savoir. Car d'un fait isolé, il est impossible de tirer une théorie. En général, cette dernière se présentera sous la forme de toute une série de propositions s'enchaînant les unes aux autres. On pourrait donc comparer une théorie à un organisme compliqué dont les parties sont liées intimement et de multiples façons, aussi toute attaque portant sur un point aura sa répercussion en plusieurs autres, peut-être très éloignés du premier. On peut donc s'attendre à des contrecoups pas toujours faciles à prévoir. D'autre part, toute théorie étant la résultante de plusieurs propositions, s'il y a un insuccès, il sera en général possible d'en faire remonter la responsabilité à plusieurs et, par suite, il y aura aussi plusieurs moyens de remettre la théorie d'accord avec l'expérience. Ordinairement, quand on a fini de discuter le problème, on aboutit à deux ou trois propositions ayant jusqu'alors fait bon ménage à l'intérieur de la théorie et dont au moins une doit être sacrifiée pour pouvoir maintenir l'accord avec les faits. La lutte entre ces propositions dure souvent des années, voire des dizaines d'années, et la victoire finale signifie, non seulement l'élimination d'une des propositions, mais aussi, il ne faut pas l'oublier, la consolidation de celles qui ont été victorieuses; ces dernières acquièrent, par là même, un rang plus élevé."

 

Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre II, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 40-41.


 

  "On ne peut décider, a priori, si une question a ou non un sens physique. Il faut, pour cela, se placer dans la perspective d'une théorie donnée. Les diverses théories physiques diffèrent, en effet, précisément en ce que, suivant l'une d'elles, une grandeur est observable, en principe, alors que, suivant l'autre, il n'en est pas ainsi. La vitesse absolue de la terre est observable, en principe, d'après les théories de Fresnel et de Lorentz qui admettent un éther en repos absolu ; cette même vitesse ne l'est pas d'après la théorie relativiste. D'après la mécanique newtonienne, l'accélération absolue d'un corps est observable en principe ; ce qui ne peut être d'après la théorie relativiste. De même le problème de la réalisation du mouvement perpétuel avait un sens physique avant l'introduction dans la science du principe de la conservation de l'énergie. L'étude de la nature des théories, prises en elles-mêmes, ne suffit d'ailleurs pas pour permettre d'opter entre ces contradictoires, cela appartient à l'expérience seule."

 

Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre VIII, § 4, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 193.



  "[…] une simple accumulation de faits ne peut que conduire à une situation chaotique et improductive. La simple collecte de données est indispensable à certaines étapes d'une science ; c'est une réaction salutaire contre une construction purement philosophique et spéculative des théories. Mais elle ne peut pas donner de réponse satisfaisante à des questions portant sur les causes et les conditions des événements. C'est seulement avec l'aide de théories que l'on peut déterminer des relations causales. Une science sans théorie est aveugle parce qu'il manque cet élément qui seul est en mesure d'organiser les faits et de donner une orientation à la recherche. Même d'un point de vue pratique, le simple recueil de faits a une valeur très limitée. Il ne peut pas donner une réponse à la question qui est la plus importante d'un point de vue pratique – à savoir, que faut-il faire pour obtenir l'effet voulu dans des cas concrets donnés ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d'avoir une théorie, mais une théorie qui est empirique et non spéculative. Cela signifie que la théorie et les faits doivent être étroitement liés l'une aux autres."

 

Kurt Lewin, Principles of topological psychology, 1936, tr. P.-J. Haution, 2013, Read Books, p. 15.

 

  "[…] a mere piling up of facts can only lead to a chaotic and unproductive situation. The simple collecting of facts is indispensable at certain stages of a science ; it is a wholesome reaction against a philosophical and speculative building of theories. But it cannot give a satisfactory answer to questions about causes and conditions of events. Only with the help of theories can one determine causal interrelationships. A science without theory is blind because it lacks that element which alone is able to organize facts and to give direction to research. Even from a practical point of view the mere gathering of facts has very limited value. It cannot give an answer to the question that is most important for practical purposes – namely, what must one do to obtain a desired effect in given concrete cases ? To answer this question it is necessary to have a theory, but a theory which is empirical and not speculative. This means that theory and facts must be closely related to each other."

 

Kurt Lewin, Principles of topological psychology, 1936, tr. Fritz Heider, 2013, Read Books, p. 15.


  

  "Des faits nouveaux rassemblés dans le cadre d’une nouvelle théorie sont rarement le prélude à une réelle évolution de la pensée. Les faits ne « parlent pas d’eux-mêmes » ; ils sont interprétés à la lumière de la théorie. La pensée créatrice, dans les sciences autant que dans les arts, est le moteur du changement. La science est une activité essentiellement humaine, non l’accumulation mécanique, automatique d’information objectives qui conduirait, grâce aux lois de la logique, à des conclusions inévitables."

 

Stephen Jay Gould, "Le succès de la dérive des continents", 1977, tr. fr. Marcel Blanc, in Darwin et les grandes énigmes de la vie, Points sciences, 1997, p. 173.

 

  "Eh bien oui, l'évolution est une théorie. Mais elle est aussi un fait établi. Et les faits et les théories sont des choses différentes, non les échelons d'une hiérarchie de certitude. Les faits sont les données de l'univers. Les théories sont des structures d'idées qui expliquent et interprètent les faits. Les faits ne disparaissent pas quand les scientifiques débattent de théories antagonistes qui prétendent les expliquer. La théorie de la gravitation d'Einstein a remplacé celle de Newton, mais les pommes ne s'immobilisent pas au beau milieu de leur chute en attendant que le débat soit tranché. Et les êtres humains ont évolué à partir d'ancêtres qui ressemblaient à des singes, qu'ils l'aient fait en fonction de l'explication proposée par Darwin ou d'un autre mécanisme qui reste encore à découvrir.
  Qui plus est, « fait » ne signifie pas « certitude absolue ». En mathématiques et en logique, la preuve finale découle par déduction des prémisses posées et n'est sûre que parce qu'elle ne concerne pas le monde empirique. Les évolutionnistes n'affirment pas détenir la vérité perpétuelle, alors que c'est souvent le cas des créationnistes […]. En science, « fait » ne peut signifier que « confirmé à un degré tel qu'il serait pervers de refuser d'y souscrire provisoirement ». Je suppose que les hommes pourraient commencer à remonter demain dans l'arbre, mais cette possibilité ne mérite pas qu'on y consacre autant de temps dans les classes de physique.

  Dès le départ, les évolutionnistes ont été très clairs au sujet de cette distinction entre fait et théorie, ne serait-ce que parce qu'ils ont toujours reconnu qu'ils étaient loin de comprendre pleinement les mécanismes (la théorie) responsables de l'évolution (le fait). Darwin insista toujours sur la différence entre les deux grands objectifs de son œuvre : établir la réalité de l'évolution, et proposer une théorie – la sélection naturelle – pour expliquer le mécanisme de l'évolution. Il écrivit dans La Descendance de l'homme : « J'avais deux objets distincts en vue ; d'abord, montrer que les espèces n'avaient pas été créées séparément ; ensuite, que la sélection naturelle a été le principal agent de changement […]. Donc, si je me suis trompé en […] ayant exagéré son pouvoir [de la sélection naturelle]… j'ai au moins l'espoir d'avoir été utile à abattre le dogme des créations séparées. »
  Darwin reconnut donc la nature provisoire de la théorie de la sélection naturelle, tout en affirmant la réalité de l'évolution."

 

Stephen Jay Gould, "L'évolution : fait et théorie", 1981, tr. fr. Marie-France de Paloméra, in Quand les poules auront des dents, Points sciences, 1991, p. 299-300.

 

  "Dans notre grande naïveté, nous pensons souvent que le manque de données constitue le principal obstacle au progrès – découvrez les faits qui complètent votre série de données, et les difficultés s'aplaniront. Mais les barrières sont souvent plus profondes et plus abstraites. Nous n'avons pas seulement besoin de données brutes, il nous faut également disposer d'une formulation adéquate. Ceux qui révolutionnent la pensée humaine ne sont pas avant tout ceux qui collectionnent le plus d'information, mais ceux qui conçoivent la trame de nouvelles structures intellectuelles."

 

Stephen Jay Gould, "Faute d'une métaphore appropriée", 1983, tr. fr. Marcel Blanc, in Le Sourire du flamand rose, Points sciences, 1993, p. 171.

 

  "Nous supposons parfois que l'histoire de la science est une inexorable marche vers le progrès, fondée sur l'accumulation objective de données dont la qualité s'améliore sans cesse. Cette conception est à l'origine des sermons moralisateurs qui émaillent nos comptes rendus habituels de l'histoire de la science […]   Mais ne nous laissons pas abuser par ce genre d'histoire réconfortante et inadéquate. […]
  Le progrès de la science ne procède pas uniquement de l'accumulation de données nouvelles : il exige des contextes et des cadres intellectuels nouveaux. Et d'où proviennent ces visions du monde fondamentalement neuves ? Elles ne surgissent pas seulement de l'observation pure et simple, mais de l'exercice de nouveaux modes de pensée. Et où les trouve-t-on, puisque les modes de pensée d'une époque ne contiennent pas les métaphores nécessaires à la suivante ? Le vrai génie réside sans doute dans cette aptitude intangible à faire surgir de nouveaux modes de pensée d'un chaos apparent. Les jeux de l'imprévisible et du hasard qui façonnent la science sont également tributaires de la difficulté fondamentale de cette tâche."

 

Stephen Jay Gould, "Prémisses boiteuses, science de qualité", 1983, tr. fr. Marcel Blanc, in Le Sourire du flamand rose, Points sciences, 1993, p. 156-157.

 

  "Il faut, en réalité, rejeter ces façons traditionnelles et stéréotypées d'envisager la science [selon lesquelles la science opère sur le mode du processus automatique d'accumulation des données objectives et si les théories sont établies seulement sur la base de certains faits objectifs cruciaux] et prendre en considération le propos avisé de Marsh sur « la générosité qui est la marque de la vraie grandeur ». Une assertion n'est véritablement scientifique qu'à la condition de pouvoir être éventuellement réfutée. Si elle n'est pas réfutable, elle ne relève pas du domaine de la science. Les nouveaux champs de recherches […] basés sur des données imparfaites (les archives fossiles [par exemple]) sont particulièrement sujets à erreurs et les scientifiques doivent se montrer courageux, faire de leur mieux et prendre des risques, en sachant que les erreurs, lorsqu'elles sont corrigées (aussi embarrassantes qu'elles soient personnellement pour ceux qui les ont commises), apportent autant de lumières que les découvertes sans tache.
  En outre, les théories, lorsqu'elles sont puissantes et véritablement grandes (et la théorie de l'évolution occupe l'une les premières places parmi elles), ne reposent pas, et ne peuvent pas reposer, sur des observations isolées. L'évolution est une notion qui se déduit de milliers de données indépendantes, et sa théorie est le seul cadre conceptuel capable de donner un sens unifié à toutes ces informations disparates. Lorsque l'une des données en question se trouve réfutée, cela traduit généralement une erreur limitée à un point, et ne sonne nullement l'effondrement général de la théorie. […]

  Les théories et les faits sont également importants et complètement interdépendants ; les uns n'ont aucun sens sans les autres. Les théories sont nécessaires pour organiser et interpréter les faits, et même pour nous apprendre ce que nous pouvons ou pourrions observer. Et les faits sont nécessaires pour confirmer ou infirmer les théories et leur donner substance."

 

Stephen Jay Gould, "L'erreur de monsieur Sophia", 1996, tr. fr. Marcel Blanc, in Antilopes, dodos et coquillages, Points sciences, 2008, p. 198-199.

 

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Date de création : 29/06/2007 @ 12:30
Dernière modification : 30/05/2024 @ 08:24
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