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Texte à méditer :  Deviens ce que tu es.
  
Pindare
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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
L'opinion

  "SOCRATE. - Ce n'est pas seulement lorsqu'ils sont guidés par la science que les hommes font correctement et bien leurs affaires. […] Supposons que quelqu'un qui connaît la route de Larisse ou d'ailleurs s'y rende et y guide d'autres gens, ne dirait-on pas qu'il les a correctement et bien guidés? Ménon. - Tout à fait. S. - Et s'il avait une opinion correcte sur cette route sans l'avoir parcourue et sans la connaître, n'y guiderait-il pas encore correctement ? M. -Tout à fait. S. - Et aussi longtemps du moins qu'il aura une opinion correcte sur ce qui est chez l'autre objet d'un savoir, en pensant le vrai sans le savoir, il ne sera pas moins bon guide que celui qui en a le savoir. M. - Pas moins bon en effet. S. - Ainsi, pour agir correctement, l'opinion vraie n'est pas moins bon guide que la science [...]. M. - Avec cette différence, Socrate, que celui qui possède la science réussit toujours, tandis que celui qui a l'opinion correcte tantôt réussit, tantôt non. S. - Comment cela ? celui qui a l'opinion correcte, est-ce qu'il ne réussit pas toujours, précisément tant qu'il a l'opinion correcte ? M. - Cela me paraît nécessaire ; aussi je m'étonne, Socrate, cela étant, que la science soit beaucoup plus en honneur que l'opinion correcte et je me demande pourquoi on les distingue. S. – La raison de ton étonnement, la connais-tu, ou veux-tu que je te la dise? M. - Oui, dis-la moi. S. - C'est que tu n'as pas prêté attention aux statues de Dédale ; mais peut-être n'y en a-t-il pas chez vous ? M. - Où veux-tu en venir ? S. - C'est que, elles aussi, si elles n'ont pas été fixées, elles s'échappent et prennent la fuite, tandis que, si on les a fixées, elles demeurent en place. M. - Et alors ? S. - La possession d'une œuvre de ce sculpteur, si celle-ci n'est pas fixée, n'a pas plus de valeur que celle d'un esclave fuyard, car elle ne reste pas en place ; si au contraire elle est fixée, sa possession est très précieuse, car ce sont des œuvres  d'une grande beauté. Pourquoi t'en parlé-je ? c'est à propos des opinions qui sont vraies. Car les opinions vraies, elles aussi, tout le temps qu'elles demeurent en place, sont une aubaine, source de tous biens, mais elles ne consentent pas à demeurer en place bien longtemps, elles s'évadent de l'âme humaine, de sorte qu'elles ont peu de valeur tant qu'on ne les a pas liées par un raisonnement causal. [...] Dès qu'on les a enchaînées, d'abord elles deviennent science, ensuite elles deviennent stables. Ainsi s'explique que la science soit plus précieuse que l'opinion correcte et que le fait d'être liée distingue la science de l'opinion correcte."

 

Platon, Ménon, 97a–98b, trad. L. Guillermit, GF, 1994, p. 180-182.



"SOCRATE : Il est évident que nous distinguons l'opinion de la science.
GLAUCON : Oui.

S : Par suite, chacune d'elles a par nature un pouvoir distinct sur un objet distinct.
G : Nécessairement.
S : La science sur ce qui est, pour connaître comment se comporte l'être.G : Oui.
S : Et l'opinion, disons-nous, pour juger sur l'apparence.
G : Oui.
S : Mais connaît-elle ce que connaît la science ? Une même chose peut-elle être à la fois l'objet de la science et de l'opinion ? ou bien est-ce impossible ?
G : De notre aveu c'est impossible ; car si des puissances différentes ont par nature des objets différents, si d'ailleurs science et opinion sont deux puissances différentes, il s'ensuit que l'objet de la science ne peut être celui de l'opinion.
S : Si donc l'objet de la science est l'être, celui de l'opinion sera autre chose que l'être.
G : Autre chose.
S : Mais l'opinion peut-elle porter sur le non-être ? ou est-il impossible de connaître par elle ce qui n'est pas ? Réfléchis : celui qui opine, opine-t-il sur quelque chose, ou bien peut-on opiner et n'opiner sur rien ?
G : C'est impossible.
S : Ainsi celui qui opine, opine sur une certaine chose.
G : Oui.
S : Mais certes on appellerait à très bon droit le non-être un néant, et non pas une certaine chose.
G : Assurément.
S : Aussi avons-nous dû, de toute nécessité, rapporter l'être à la science et le non-être à l'ignorance.
G : Nous avons bien fait.
S : L'objet de l'opinion n'est donc ni l'être ni le non-être.
G : Non.
S : Et par conséquent l'opinion n'est ni science ni ignorance.
G : Non, a ce qu'il semble.
S : Est-elle donc au-delà de l'une ou de l'autre, surpassant la science en clarté ou l'ignorance en obscurité ?
G : Non.
S : Alors te paraît-elle plus obscure que la science et plus claire que l'ignorance ?
G : Certainement, répondit-il.
S : Se trouve-t-elle entre l'une et l'autre?
G : Oui.
S : L'opinion est donc quelque chose d'intermédiaire entre la science et l'ignorance."

 

Platon, La République, Livre V, 478a-478d, tr. fr. Robert Baccou, GF, 1966, p. 234-235.



  "Ce qu'on qualifie d'opinion commune est, à bien examiner, l'opinion de deux ou trois personnes ; et c'est de quoi nous pourrions nous convaincre si nous pouvions seulement observer la manière dont naît une pareille opinion commune.
  Nous découvrions alors que ce sont deux ou trois personnes qui ont commencé à l'admettre ou à l'affirmer, et auxquelles on a fait la politesse de croire qu'elles l'avaient examinée à fond ; préjugeant de la compétence de ceux-ci, quelques autres se sont mis à admettre également cette opinion ; un grand nombre d'autres gens se sont mis à leur tour à croire ces premiers, car leur paresse intellectuelle les poussait à croire de prime abord, plutôt que de commencer par se donner la peine d'un examen. C'est ainsi que de jour en jour, le nombre de tels partisans paresseux et crédules d'une opinion s'est accru ; car, une fois que l'opinion avait derrière elle un bon nombre de voix, les générations suivantes ont supposé qu'elle n'avait pu les acquérir que par la justesse de ses arguments.
  Les derniers douteurs ont désormais été contraints de ne pas mettre en doute ce qui était généralement admis, sous peine de passer pour des esprits inquiets, en révolte contre des opinions universellement admises, et des impertinents qui se croyaient plus malins que tout le monde. Dès lors, l'approbation devenait un devoir. Désormais, le petit nombre de ceux qui sont doués de sens critique sont forcés de se taire; et ceux qui ont droit à la parole sont ceux qui, totalement incapables de se former des opinions propres et un jugement propre, ne sont que l'écho des opinions d'autrui : ils n'en sont que plus ardents et plus intolérants à les défendre. Car ce qu'ils détestent chez celui qui pense autrement, ce n'est pas tant l'opinion différente qu'il affirme, mais l'outrecuidance de vouloir juger par lui-même ; ce qu'eux ne risquent jamais, et ils le savent, mais sans l'avouer.

  Bref : rares sont ceux qui peuvent penser, mais tous veulent avoir des opinions et que leur reste-t-il d'autre que de les emprunter toutes cuites à autrui, au lieu de se les former eux-mêmes ? Puisqu'il en est ainsi, quelle importance faut-il encore attacher à la voix de cent millions d'hommes ? Autant que, par exemple, à un fait de l'histoire que l'on découvre chez cent historiens, au moment où l'on prouve qu'ils se sont tous copiés les uns les autres, raison pour laquelle, en dernière analyse, tout remonte aux dires d'un seul témoin."

 

Schopenhauer, L'art d'avoir toujours raison, 1830-1831, Stratagème 30, tr. fr. H. Plard, Éd. Circé-Poche, 1999, p. 48-49.



  "L'opinion est la reine du monde. « Nos volontés, dit le même philosophe, suivent nos opinions, et nos actions suivent nos volontés ; voilà comment le monde est gouverné par l’opinion. » Mais l'opinion n'est que la vérité ou la fausseté établie sans examen dans l'esprit des mortels ; les opinions universelles sont celles qui sont généralement admises par les hommes de tout pays ; les opinions nationales sont celles qui sont adoptées par des nations particulières. Comment distinguer si ces opinions sont vraies ou fausses ? C’est en recourant à l’expérience et à la raison, qui en est le fruit ; c'est en examinant si ces opinions sont réellement et constamment avantageuses au grand nombre ; c'est en pesant leurs avantages contre leurs désavantages ; c'est en considérant les effets nécessaires qu’elles produisent sur ceux qui les ont embrassées, et sur les Êtres avec qui ils vivent en société.
  Ainsi, ce n'est qu'à l'aide de l'expérience que nous pouvons découvrir la vérité. Mais qu'est-ce que la vérité ? C'est la connaissance des rapports qui subsistent entre les Êtres agissant les uns sur les autres ; ou, si l'on veut, c'est la conformité qui se trouve entre les jugements que nous portons des Êtres, et les qualités que ces Êtres renferment éternellement."

 

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Essai sur les préjugés, 1770, Chapitre I, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 7.



    "La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter.

    Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit".

 

Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, 1938, Ed. Vrin, Chapitre premier, §. I. 


 

  "Commencer à philosopher, c’est, de prime abord, mettre en question non pas seulement le contenu divers des opinions – celles-ci font apparaître si pratiquement leurs contradictions qu’elles se ruinent d’elles-mêmes – mais encore le statut d’une existence qui croit qu’opiner c’est savoir et qu’il suffit d’être certain pour prétendre à être vrai.
  Car l’opinion – la doxa – tout l’exercice de la démocratie le prouve, ne se veut point telle : elle revendique la vérité, elle prétend savoir la réalité telle qu’elle est. En d’autres termes, elle est certaine de soi. Et lorsqu’elle se heurte à la certitude égale de l’autre, elle s’étonne, elle s’indigne et entre dans la discussion avec le sentiment que la contestation qu’on lui oppose est dérisoire, qu’elle en triomphera aisément. En fait, tout au long du débat, elle s’enferme sur elle-même et reste sourde à l’argumentation adverse. Le dialogue n’est qu’apparent : deux monologues parallèles se développent. Or, dans ces conditions, lorsque la discussion a pour but de définir une action commune, qui donc va trancher entre des interlocuteurs qui refusent de se comprendre ? Qui donc va décider lorsque, à l’Assemblée, deux orateurs défendent des points de vue diamétralement opposés ? La majorité ? Chacun de ceux qui participent à l’Ecclesia est aussi dans l’état de certitude : il se rallie à l’une ou à l’autre thèse, à une troisième qui n’a point été exposée, il vote en fonction de son opinion, qu’il érige au rang de savoir et qui n’est, en réalité, que l’expression de son intérêt.
  Précisément, parce que les intérêts et les passions sont en jeu et que personne ne peut sortir de la fascination qu’ils exercent, les décisions prises par la majorité, une majorité qui est essentiellement variable, n’ont point d’effets durables : la minorité s’active, complote soit pour inverser le rapport des forces à l’intérieur de l’Assemblée, soit pour détruire le régime populaire lui- même. Derrière le « libre jeu » des opinions; derrière les antagonismes des intérêts et des passions se profile le véritable juge, celui qui va trancher en dernier ressort : la violence, La démocratie telle qu’elle est pratiquée à Athènes ne développe pas la liberté : elle libère la violence.
  Ainsi, le premier moment de la philosophie – celui qui met sur le chemin de l’éventuelle « sagesse » – consiste à « psychanalyser » l’opinion, à lui révéler la conscience erronée qu’elle a d’elle-même. Sur quoi l’opinion s’appuie-t-elle ? Quels sont ses arguments ? Qu’elle s’alimente à la tradition ou qu’elle soit armée par 1′ « enseignement nouveau », elle invoque pour soutenir ses raisonnements ce qu’elle appelle des faits. Elle use de la technique des exemples. Ses exemples, elle les puise sans discernement, de-ci de-là, dans la littérature édifiante, dans le donné mythique, dans l’histoire, dans la vie quotidienne. Elle prétend se fonder sur le « réel » et, pour elle, le réel, c’est ce qu’elle voit, ce qu’elle constate dans la perception, ce qu’elle éprouve dans l’expérience, En bâtissant avec un matériau aussi fragile, elle confie ce qu’elle croit être le développement de la pensée aux mots : elle ne se rend point compte du caractère conventionnel du langage et du fait que celui-ci ne vaut que lorsqu’il traduit une connaissance véritable. Elle construit de cette manière des discours qui embrassent dans une fausse unité la disparité de son expérience; ne sachant pas comment on doit user des mots, elle les utilise, en toute certitude, pour masquer les inconstances, les contradictions de ses jugements.
  Au fond, ce que l’opinion ignore, c’est qu’elle prend pour la totalité du réel ce qui est donné dans la partialité de ses perspectives. Avec des exemples, elle invente des faits, alors qu’elle a constitué ses exemples d’une façon contingente, à partir du hasard de ses rencontres empiriques et des intérêts que suscitent ses désirs et ses passions. Ce qu’elle nomme réel, c’est l’imaginaire qu’elle élabore à partir des bribes de réalité que laisse subsister sa perception obscurcie. Par cette dernière, elle se laisse guider – par elle et par ses appétits sensibles. Car tel est bien le statut de l’opinion : au lieu de rechercher ce qui est effectivement réel, elle s’abandonne à ce qui la satisfait immédiatement. Les appétits par lesquels elle est gouvernée lui signalent des « valeurs » qu’elle recueille comme les seules acceptables et dont elle fait les pivots de ses discours…
  A la racine des contradictions des opinions, il y a donc la diversité qu’implique nécessairement la soumission aux désirs. La séquence est fort claire désormais : l’homme, qui est passif devant ses appétits, prend pour juge de sa pensée ses intérêts, ses passions; pour faire valoir ces derniers, il parle, il use du langage pour les manifester face à autrui; or, de par leur nature, les intérêts sont contradictoires ; surgissent ainsi les discours antagonistes, tous assurés de leur vérité, tous fermés à l’argumentation de l’autre. Dès lors, puisqu’il n’y a pas moyen de trancher, puisque chacun prend pour juge la partie la plus instable de soi-même, subsiste une seule raison : celle du plus fort."

François Châtelet, Platon, Gallimard, 1965.

 

  "Je forme une opinion en considérant une question donnée à différents points de vue, en me rendant présentes à l’esprit les positions de ceux qui sont absents ; c’est-à-dire que je les représente. Ce processus de représentation n'adopte pas aveuglément les vues réelles de ceux qui se tiennent quelque part ailleurs d’où ils regardent le monde dans une perspective différente; il ne s’agit pas de sympathie comme si j’essayais d’être ou de sentir comme quelqu’un d’autre, ni de faire le compte des voix d’une majorité et de m’y joindre, mais d’être et de penser dans ma propre identité où je ne suis pas réellement. Plus les positions des gens que j’ai présentes à l’esprit sont nombreuses pendant que je réfléchis sur une question donnée, et mieux je puis imaginer comment je sentirais et penserais si j’étais à leur place, plus forte sera ma capacité de pensée représentative et plus valides seront mes conclusions finales, mon opinion. [...] Le véritable processus de formation de l’opinion est déterminé par ceux à la place de qui quelqu’un pense et use de son propre esprit, et la seule condition de cet emploi de l’imagination est d’être désintéressé, libéré de ses intérêts privés. De ce fait, même si je fuis toute compagnie et si je suis complètement isolé pendant que je forme une opinion, je ne suis pas simplement tout seule avec moi-même dans la solitude de la pensée philosophique, je reste dans ce monde d'universelle interdépendance où je peux me faire le représentant de qui ce que ce soit d'autre. Je peux, bien entendu, m'y refuser et former une opinion qui ne tienne compte que de mes propres intérêts, ou des intérêts du groupe auquel j'appartiens ; rien n'est évidemment plus commun, même chez des gens hautement sophistiqués, que l'obstination aveugle qui se manifeste dans le manque d'imagination et l'incapacité à juger. Mais la qualité même d'une opinion, aussi bien que du jugement, dépend de son degré d'impartialité."

 

Hannah Arendt, "Vérité et politique", in La Crise de la culture, Éd. Gallimard, trad. P. Lévy, Folio, 2007, p. 307-308.


 

  "Quand je disais que la vérité de  fait, à la différence de la vérité rationnelle, ne s'oppose pas à l'opinion, j'énonçais une demi-vérité. Toutes les vérités - non seulement les différentes sortes de vérités rationnelle mais aussi de vérité de fait - sont opposées à l'opinion dans leur mode d'assertion de la validité. La vérité porte en elle-même un élément de coercition, et les tendances fréquemment tyrannique si déplorablement manifeste chez les diseurs de vérité professionnels peuvent être dues moins à un défaut de caractère qu'à leur effort pour vivre habituellement sous une sorte de contrainte. Des affirmations comme « la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits », « la terre tourne autour du soleil », « mieux vaut souffrir le mal que faire le mal », « en août 1914 l'Allemagne a envahi la Belgique » sont très différentes par la manière dont elles ont été établies, mais une fois perçues comme vraies et déclarées telles, elles ont en commun d'être au-delà de l'accord, de la discussion, de l'option, du consentement. Pour ceux qui les acceptent, elles ne sont pas changées par le nombre grand ou petit de ceux qui admettent la même proposition ; la persuasion ou la dissuasion sont inutiles car le contenu de l'affirmation n'est pas d'une nature persuasive mais coercitive".

 

Hannah Arendt, "Vérité et politique", 1967, in La Crise de la culture, tr. fr. Claude Dupont et Alain Huraut,  Folio,  p. 305-306.


 

  "Aucune opinion n'est évidente ni ne va de soi. En matière d'opinion, mais non en matière de vérité, notre pensée est vraiment discursive, courant, pour ainsi dire, de place en place, d'une partie du monde à une autre, passant par toutes sortes de vues antagonistes, jusqu'à ce que finalement elle s'élève de ces particularités jusqu'à une généralité impartiale. Comparée à ce processus, dans lequel une question particulière est portée de force au grand jour, afin qu'elle puisse se montrer sous tous ses côtés, dans toutes les perspectives possibles jusqu'à ce qu'elle soit inondée de lumière et rendue transparente par la pleine lumière de la compréhension humaine, l'affirmation d'une vérité possède une singulière opacité. La vérité rationnelle doit servir de matière aux opinions, mais ces vérités bien qu'elle ne soient jamais obscures, ne sont pas transparentes pour autant, et il est de leur nature même de se refuser à une élucidation ultérieure, comme il en est de la nature de la lumière de se refuser à la mise en lumière".

 

Hannah Arendt, "Vérité et politique", 1967, in La Crise de la culture, tr. fr. Claude Dupont et Alain Huraut,  Folio, p. 308-309.


 

  "C'est la notion même d' « opinion personnelle » qu'il faut mettre en question : en sommant toutes les personnes interrogées sans distinction, de produire une « opinion personnelle » - intention que rappellent tous les « selon vous », « à votre avis », « et vous qu'en pensez-vous ? » des questionnaires – ou de choisir par leurs propres moyens, sans aucune assistance, entre plusieurs opinions toutes préparées, le sondage d'opinion accepte implicitement une philosophie politique qui fait du choix politique un jugement proprement politique, mettant en oeuvre des principes politiques pour répondre à un problème appréhendé comme politique et reconnaît qui à tous non seulement le droit mais le pouvoir de produire un tel jugement . Une histoire sociale de la notion d' « opinion personnelle » montrerait sans doute que cette invention du 18ème siècle s'enracine dans la foi rationaliste selon laquelle la faculté de « bien juger »comme disait Descartes, c'est-à-dire de discerner le bien du mal, le vrai du faux par un sentiment intérieur, spontané et immédiat, est une aptitude universelle d'application universelle (comme la faculté de juger esthétiquement selon Kant), - mêmesi l'on doit accorder, surtout à partir du 19ème siècle, que l'instruction universelle est indispensable pour donner à cette aptitude son plein développement et fonder réellement le jugement universel, le suffrage universel. L'idée d' « opinion personnelle » doit peut-être pour une part son évidence au fait que, construite contre la prétention de l'Église au monopole de la production légitime des jugements, des instruments de production des jugements et des producteurs de jugements, et inséparable de l'idée de tolérance, c'est-à-dire de la contestation de toute autorité au nom de la conviction qu'en ces matières toutes les opinions, quel qu'en soit le producteur, se valent, elle exprime dès l'origine les intérêts des intellectuels, petits producteurs indépendants d'opinions dont le rôle se développe parallèlement à la constitution d'un champ de production spécialisé et d'un marché pour les produits culturels, puis d'un sous-champ spécialisé dans la production des opinions politiques (avec la presse, les partis et toutes les instances représentatives)."

 

Pierre Bourdieu, La distinction (critique sociale du jugement), 1979, Chapitre 8, Éditions de Minuit, p. 464-465.


 

    "Avoir une opinion, c'est affirmer, même de façon sommaire, la validité d'une conscience subjective limitée dans son contenu de vérité. La manière dont se présente une telle opinion peut être vraiment anodine. Lorsque quelqu'un dit qu'à son avis, le nouveau bâtiment de la faculté a sept étages, cela peut vouloir dire qu'il a appris cela d'un tiers, mais qu'il ne le sait pas exactement. Mais le sens est tout différent lorsque quelqu'un déclare qu'il est d'avis quant à lui que les Juifs sont une race inférieure de parasites, comme dans l'exemple éclairant cité par Sartre de l'oncle Armand qui se sent quelqu'un parce qu'il exècre les Anglais. Dans ce cas, le « je suis d'avis » ne restreint pas le jugement hypothétique, mais le souligne. Lorsqu'un tel individu proclame comme sienne une opinion aussi rapide, sans pertinence, que n'étaye aucune expérience, ni aucune réflexion, il lui confère - même s'il la limite apparemment - et par le fait qu'il la réfère à lui-même en tant que sujet, une autorité qui est celle de la profession de foi. Et ce qui transparaît, c'est qu'il s'implique corps et âme; il aurait donc le courage de ses opinions, le courage de dire des choses déplaisantes qui ne plaisent en vérité que trop. Inversement, quand on a affaire à un jugement fondé et pertinent mais qui dérange, et qu'on n'est pas en mesure de réfuter, la tendance est tout aussi répandue à le discréditer en le présentant comme une simple opinion. [...]

    L'opinion s'approprie ce que la connaissance ne peut atteindre pour s'y substituer. Elle élimine de façon trompeuse le fossé entre le sujet connaissant et la réalité qui lui échappe. Et l'aliénation se révèle d'elle-même dans cette inadéquation de la simple opinion. [...] C'est pourquoi il ne suffit ni à la connaissance ni à une pratique visant à la transformation sociale de souligner le non-sens d'opinions d'une banalité indicible, qui font que les hommes se soumettent à des études caractérologiques et à des pronostics qu'une astrologie standardisée et commercialement de nouveau rentable rattache aux signes du zodiaque. Les hommes ne se ressentent pas Taureau ou Vierge parce qu'ils sont bêtes au point d'obéir aux injonctions des journaux qui sous-entendent qu'il est tout naturel que cela signifie quelque chose, mais parce que ces clichés et les directives stupides pour un art de vivre qui se contentent de recommander ce qu'ils doivent faire de toute façon, leur facilitent - même si ce n'est qu'une apparence - les choix à faire et apaisent momentanément leur sentiment d'être étrangers à la vie, voire étrangers à leur propre vie.

    La force de résistance de l'opinion pure et simple s'explique par son fonctionnement psychique. Elle offre des explications grâce auxquelles on peut organiser sans contradictions la réalité contradictoire, sans faire de grands efforts. A cela s'ajoute la satisfaction narcissique que procure l'opinion passe-partout, en renforçant ses adeptes dans leur sentiment d'avoir toujours su de quoi il retourne et de faire partie de ceux qui savent".

 

Théodore Adorno, Modèles critiques, "Opinion, illusion, société" tr. fr. M. Jimenez & E. Kaufholz, Payot, Paris, 1984, p. 114-119.

 

 

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Date de création : 04/07/2007 @ 16:39
Dernière modification : 19/09/2014 @ 17:17
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