Le principe de Carnot-Clausius
"Lorsque j'ai écrit mon premier Mémoire sur la théorie mécanique de la chaleur (1850), il existait deux manières de voir différentes sur la production du travail mécanique par la chaleur. L'une reposait sur cette idée généralement répandue auparavant, que la chaleur était une matière particulière qui pouvait se trouver en plus ou moins grande quantité dans un corps, et déterminait les différences de température. [...] Conformément à cette manière de voir, on croyait [...] que la quantité totale de chaleur existante ne pouvait ni augmenter ni diminuer, puisque la matière ne peut être ni créée ni anéantie. C'est cette idée qui sert de base à l'ouvrage publié en 1824 par Sadi Carnot. [...]
Suivant la seconde manière de voir que j'ai signalée en commençant, la quantité de chaleur n'est pas invariable, mais au contraire, lorsque du travail mécanique est produit par la chaleur, une partie de celle-ci doit être consommée, et réciproquement, une consommation de travail peut engendrer une quantité correspondante de chaleur. Cette manière de voir concorde avec la nouvelle idée que l'on s'est faite sur l'essence de la chaleur, à savoir qu'elle n'est pas une matière mais un mouvement. [...]
D'après cette manière de voir, la cause de la production du travail par la chaleur est tout autre que celle que supposait Carnot. Le travail mécanique provient de ce qu'une partie de la chaleur se transforme en travail ... (et non) de la chute d'une certaine quantité de chaleur d'une température plus élevée à une température plus basse. [...] On se croyait donc placé dans l'alternative, ou de s'en tenir à la théorie de Carnot et de rejeter la nouvelle idée d'après laquelle la production de travail doit consommer de la chaleur, ou d'adopter cette nouvelle idée et de rejeter la théorie de Carnot. [...]
Lorsque je me consacrai, à cette époque, à l'étude de ce sujet, je n'hésitai pas à me rallier à l'idée que la production du travail exige une consommation de chaleur. Néanmoins, je ne crus pas devoir rejeter entièrement la théorie de Carnot qui avait trouvé dans Clapeyron un très habile interprète analytique, mais je trouvai que le principe de Carnot, en en excluant une partie et formulant l'autre d'une manière nouvelle, pouvait être mis d'accord avec le principe de l'équivalence de la chaleur et du travail, et conduire avec l'aide de ce principe, à des conclusions importantes. [...]
[...] Après que Carnot, partant de l'axiome que le travail ne peut être créé de rien, eut posé le principe : que pour la production de travail il doit y avoir passage de la chaleur d'un corps chaud à un corps froid, il devait logiquement conclure que réciproquement, pour faire passer de la chaleur d'un corps froid dans un corps plus chaud, il fallait consommer du travail. Quoiqu'on doive abandonner aujourd'hui l'argumentation sur laquelle s'appuyait ce résultat, et que celui-ci même ne puisse être maintenu dans sa forme primitive, il est clair cependant qu'il y a une différence essentielle entre le passage de la chaleur d'un corps chaud à un corps froid et le passage inverse, car le premier peut avoir lieu de lui-même dans des circonstances où le second est impossible. [...] La chaleur doit tendre par sa nature même à équilibrer les températures. Elle doit donc toujours chercher à passer d'un corps chaud à un corps froid ; et le passage inverse ne peut avoir lieu que pour autant qu'une autre quantité de chaleur passe en même temps d'un corps chaud à un corps froid, ou qu'il arrive une autre modification qui ait la propriété de ne pouvoir être anéantie sans occasionner un passage analogue. [...]
Je crois donc pouvoir adopter dans ce sens comme axiome : Que la chaleur ne peut pas passer d'elle-même d'un corps froid à un corps chaud.
Rudolf Clausius, Théorie mécanique de la chaleur, tr. fr. de F. Folie, Paris, 1868, 2 vols, pp. 310-314.
"Tout, dans le monde matériel, est progressif, le monde matériel ne pourrait revenir à aucun de ses états antérieurs sans une violation des lois qui ont été rendues manifestes à l'homme, c'est-à-dire sans un acte de création ou un acte possédant un pouvoir similaire".
William Thomson (Lord Kelvin), Dynamical Theory of heat (1851).
"Considérons l'évolution d'un phénomène naturel quelconque. Tout phénomène de ce genre amène les corps qui y prennent part d'un certain état initial A à un état final B. Le phénomène considéré est réversible ou bien il est irréversible ; mais il n'y a aucune autre hypothèse possible. […] Si le retour intégral à l'état A est impossible, c'est-à-dire si le processus est irréversible, c’est que l'état B possède une certaine propriété […] La nature a plus de propension pour l’état B que pour l’état A. […] Les changements réversibles sont un cas limite dans lequel la nature a autant de propension pour l'état initial que pour l'état final ; c'est pourquoi le passage est possible de l'un à l'autre dans les deux sens. Maintenant il n'y a plus qu'à trouver une grandeur physique susceptible de pouvoir servir à mesurer, d'une manière tout à fait générale, la préférence qu'a la nature pour un état donné. […] Elle devra posséder la particularité de croître toutes les fois que le système subira une transformation irréversible tandis qu'elle restera constante pour toutes les transformations réversibles. […] Or Clausius a découvert la grandeur dont il s'agit et il lui a donné le nom d' « entropie ». Tout système formé par des corps dans un état quelconque possède une entropie déterminée et cette entropie représente le degré de préférence qu'a la nature pour la réalisation de cet état. Quelles que soient les modifications internes dont le système peut être le siège, l'entropie ne peut que croître, jamais diminuer. […] En outre, l'entropie d'un système de corps est égale à la somme des entropies de chacun des corps particuliers dont il se compose. […] Le second principe de la thermodynamique avec toutes ses conséquences est donc devenu le principe de l'augmentation de l'entropie."
Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre premier, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, pp. 18-19.
"Considérons l'évolution d'un phénomène naturel quelconque. Tout phénomène de ce genre amène les corps qui y prennent part d'un certain état initial A à un état final B. Le phénomène considéré est réversible ou bien il est irréversible ; mais il n'y a aucune autre hypothèse possible. Dès lors l'irréversibilité ou la réversibilité du phénomène dépendent uniquement de la nature constitutive de l'état initial et de celle de l'état final et non pas de la façon dont le phénomène s'est déroulé entre ces deux états extrêmes. Il ne s'agit, en effet, que de savoir si, une fois que l'état B est atteint, il est encore possible, d'une manière quelconque, au système de reprendre intégralement l'état A. Si le retour intégral à l'état A est impossible, c'est-à-dire si le processus est irréversible, c'est que l'état B possède une certaine propriété en vertu de laquelle il jouit d'une sorte de précellence naturelle sur l'état A. J'ai exprimé ceci, il y a déjà bien longtemps, en disant que la nature a plus de propension pour l’état B que pour l’état A. En se plaçant à ce point de vue, il ne peut donc exister de processus dont l'état final serait un objet d'attrait moindre pour la nature que l'état initial. Les changements réversibles sont un cas limite dans lequel la nature a autant de propension pour l'état initial que pour l'état final ; c'est pourquoi le passage est possible de l'un à l'autre dans les deux sens."
Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre premier, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, pp. 18-19.
"Les lois de la statistique, d'abord étudiées pour leurs applications aux jeux de hasard, ont été reconnues bientôt applicables à d'autres domaines. Les premières statistiques sociales ont été recueillies au XVIIème siècle, le XIXème a introduit les considérations statistiques dans la physique. La théorie cinétique des gaz, d'après laquelle un gaz se compose d'une très grande quantité de petites particules appelées molécules, qui se pressent dans toutes les directions, entrent en collision entre elles, et décrivent des chemins en zigzag à des vitesses énormes, a été construite à l'aide de calculs statistiques. La méthode statistique a remporté son plus grand triomphe en expliquant les phénomènes de l'irréversibilité, qui caractérisent tous les processus thermiques et qui sont si intimement liés avec la direction du temps.
Tout le monde sait que la chaleur s'écoule du corps le plus chaud au corps le plus froid et que le phénomène inverse ne se produit pas. Quand nous jetons un cube de glace dans un verre d'eau, l'eau devient plus froide, sa chaleur pénétrant dans la glace et la dissolvant. Ce fait ne peut pas être déduit de la loi de conservation de l'énergie. Le cube de glace n'est pas tellement froid et il conserve encore une grande quantité de chaleur, il pourrait donc abandonner une partie de cette chaleur à l'eau environnante et la rendre plus chaude, la glace elle-même devenant plus froide. Ce processus s'accorderait avec la loi de la conservation de l'énergie, si la quantité de chaleur abandonnée par la glace était égale à la quantité reçue par l'eau. Le fait que ce processus ne s'accomplit pas, que l'énergie calorifique n'est transférée que dans une direction doit être formulé en loi indépendante : c'est celle que nous appelons la loi de l'irréversibilité. Le physicien l'appelle souvent le second principe de la thermodynamique, réservant le nom de premier principe à la loi de conservation de l'énergie.
Les termes par lesquels on exprime le principe d'irréversibilité doivent être soigneusement posés. Il n'est pas vrai que la chaleur s'écoule toujours de la température la plus haute à la plus basse. N'importe quel réfrigérateur est un exemple du contraire. La machine pompe la chaleur de l'intérieur de la glacière vers l'extérieur, ce qui rend l'intérieur plus froid et l'extérieur plus chaud, mais elle ne peut agir ainsi que parce qu'elle emploie une certaine quantité d'énergie mécanique fournie par le moteur électrique. Cette énergie est transformée en une chaleur égale à la température moyenne de la chambre. Le physicien a montré que la somme d'énergie mécanique transformée en chaleur est plus grande que la somme d'énergie calorifique retirée de l'intérieur du réfrigérateur.
Si nous classons les énergies par niveaux suivant leur qualité, les énergies mécanique ou électrique ainsi que la chaleur fournie à haute température occupant les niveaux élevés, on pourra dire que dans tout réfrigérateur la quantité d'énergie qui descend l'échelle des niveaux est supérieure à celle qui la remonte.
[... ] C'est le physicien viennois Boltzmann qui a découvert que le principe de l'irréversibilité est explicable par des considérations statistiques. La quantité de chaleur à l'intérieur d'un corps est donnée par le mouvement de ses molécules ; plus la vitesse moyenne de la molécule est grande, plus haute est la température. Il faut bien remarquer qu'il s'agit ici de la vitesse moyenne, les molécules individuelles pouvant avoir des vitesses très différentes. Si un corps chaud entre en contact avec un corps froid, les molécules entrent en collision. Il peut arriver de temps à autre qu'une molécule lente se heurtant à une molécule rapide perde toute sa vitesse et rende la molécule rapide encore plus rapide. Mais c'est là l'exception ; en moyenne, il y a égalisation des vitesses à la suite des collisions. L'irréversibilité du processus calorifique est ainsi expliquée comme un phénomène de mélange, comme lorsqu'on bat les cartes ou qu'on mélange des liquides ou des gaz.
Quoique cette explication rende plausible la loi de l'irréversibilité, elle a aussi une conséquence sérieuse et inattendue. Elle prive la loi de sa rigueur et en fait une loi de probabilité. Quand nous battons les cartes, nous ne pouvons pas exclure la possibilité d'aboutir à un arrangement où la première moitié du paquet contiendrait toutes les cartes rouges et l'autre toutes les cartes noires ; nous pouvons seulement dire qu'obtenir un tel arrangement est très improbable. Toutes les lois statistiques appartiennent à ce type. Elles fournissent une forte probabilité pour les arrangements non ordonnés et une faible pour ceux qui sont ordonnés. Plus le nombre considéré est important, plus la probabilité des arrangements ordonnés est faible ; mais cette probabilité ne sera jamais égale à zéro. Les phénomènes de la thermodynamique se rapportent à un très grand nombre de faits particuliers, puisque le nombre des molécules est très élevé et par conséquent implique une très forte probabilité en faveur de processus dirigés vers la compensation. Mais un processus menant à la direction opposée ne peut être rigoureusement tenu pour impossible. Par exemple, nous ne pouvons exclure la possibilité qu'un jour les molécules d'air de notre chambre n'arrivent, par un pur hasard, à se disposer de telle sorte que toutes les molécules d'oxygène soient rassemblées d'un côté de la chambre, et celles d'azote de l'autre. Si déplaisante que soit la perspective de se trouver du côté de l'azote, la possibilité ne peut en être exclue absolument. De même le physicien ne peut exclure la possibilité qu'en mettant un cube de glace dans un verre d'eau, l'eau ne se mette à bouillir et que la glace devienne aussi froide que l'intérieur d'une chambre de congélation. Ce peut être une consolation de savoir que cette probabilité est beaucoup plus faible que celle de voir éclater, au même moment, des incendies dus à des causes particulières dans toutes les maisons d'une même ville."
Hans Reichenbach, L'avènement de la Philosophie Scientifique, Berkeley, 1951, tr. fr., Paris, Flammarion, 1955, IIe partie, ch. 4, pp. 139-141.
"Il est clair pour tout un chacun que les phénomènes naturels sont évidemment irréversibles. Je veux dire qu'il se passe des choses qui ne peuvent se faire à l'envers. Vous lâchez une tasse, elle se casse, mais vous pouvez toujours attendre pour que les morceaux tout seuls et sautent dans votre main ! Quand vous regardez les vagues se briser sur le rivage, restez donc à attendre l'instant historique où l'écume se rassemblera, émergera de la mer et retombera loin du rivage – ce serait très joli !
Dans les conférences, on en fait d'habitude la démonstration avec une séquence de film présentant divers phénomènes, et qu'on passe à l'envers, d'où un éclat de rire général. Ces rires montrent simplement que ça ne se passe pas ainsi dans le monde réel. Mais au fond, ce n'est même qu'une façon assez faible d'exprimer quelque chose d'aussi évident et d'aussi profond que la différence entre le passé et le futur. Car même sans faire d'expériences, notre propre vie intérieure différencie totalement le passé du futur. Nous nous rappelons le passé, pas le futur. Nous avons une conscience différente de ce qui pourrait arriver et de ce qui a sans doute eu lieu. Psychologiquement, le passé et le futur se présentent tout à fait différemment, le passé et le futur se présentent tout à fait différemment, par exemple, à travers des notions comme la mémoire ou le libre arbitre apparent, en ce sens que nous pensons pouvoir agir sur le futur, alors qu'aucun, ou très peu, d'entre nous croient possible de modifier le passé. Le remords, le regret, l'espoir, etc., autant de mots qui distinguent parfaitement le passé du futur".
Richard Feynman, La nature de la physique, 1965, tr. H. Isaac, J-M Lévy-Leblond et F. Balibar, 1970, Éditions du seuil, 1980, pp. 129-130.