"Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Comme les hommes étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. Ils se dirent l'un à l'autre : Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore : Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Et l'Éternel dit : « Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté. Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres. » Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville. C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre."
La Bible, Genèse, XI, 1-9, tr. fr. Louis Segond, 1910.
"Le fait que nous puissions ordonner et comprendre les ordres est un bienfait du langage, et sans doute le plus grand. Car, sans lui, il n'y aurait nulle société humaine, nulle paix, et, partant, nulle organisation politique ; mais d'abord, la sauvagerie, ensuite la solitude, et pour demeures des repaires. Bien qu'en effet certaines espèces animales soient policées, elles ne le sont pourtant pas assez pour qu'une vie convenable leur soit longtemps assurée, et, par conséquent, elles ne méritent pas que nous les prenions en considération, d'autre part, elles se trouvent surtout chez les animaux sans défense, et qui n'ont pas besoin de beaucoup de ressources. Ce n'est pas le cas de l'homme: autant les armes humaines, glaives, épieux, surpassent les armes des bêtes, cornes, dents, dards, autant l'homme surpasse les loups, les ours, les serpents (dont la rapacité ne va pas plus loin que la faim, et qui ne se déchaînent que quand on les irrite) par sa rapacité et sa cruauté, lui qui souffre même de la faim qu'il n'éprouve pas encore. À partir de cela, on comprend aisément ce que nous devons au langage, grâce auquel nous vivons associés et sous contrat avec sécurité, bonheur et confort, ou plutôt nous pouvons vivre si nous le voulons. Mais il y a aussi des inconvénients du langage, c'en est un que l'homme, le seul être animé qui puisse, grâce à l'universalité de la convention verbale, se donner par la réflexion des normes tant dans l'art de vivre que dans les autres arts, possède seul également le pouvoir d'en utiliser de fausses, et d'en enseigner la pratique à d'autres. Aussi, l'erreur chez l'homme est-elle plus profonde et plus dangereuse que celle des autres êtres animés. Et même, l'homme, si tel a été son bon plaisir (et ce sera son bon plaisir chaque fois que cela lui paraîtra utile à ses desseins), a pu enseigner certaines actions tout en les sachant fausses, c'est-à-dire mentir, et dresser les esprits contre les règles fondamentales de la société et de la paix […]."
Hobbes, Traité de l'homme, 1658, Chapitre X, § 5, tr. fr. P.-M. Maurin, éd. A. Blanchard, 1974, p. 145.
"Il est évident que la faculté de communiquer ses idées est un des plus grands avantages que la Nature ait donné aux Êtres de l'espèce humaine ; c'est à cette faculté que l'espèce est redevable de ses douceurs. A l'aide de la parole, les hommes rassemblés sont à portée de se faire part de leurs expériences, de leurs découvertes, de leurs conseils, de leurs secours. C'est ainsi qu'en mettant en commun leurs forces, leurs réflexions, leurs talents, ils sont bien plus en état de repousser les maux et de se procurer des biens que s'ils vivaient isolés ou séparés les uns des autres. Ainsi la libre communication des idées est essentielle à la vie sociale. L'homme qui ment ou qui trompe trahit la société ; celui qui lui refuse ses talents et les vérités qui lui sont nécessaires est un membre inutile ; celui qui met obstacle à la communication des idées est un ennemi public, un violateur impie de l'ordre social, un Tyran qui s'oppose au bonheur des humains."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Essai sur les préjugés, 1770, Chapitre II, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 14.
"Il est difficile d'imaginer une société dont les membres ne communiquent pas entre eux par des signes. Les sociétés d'Insectes ont sans doute un langage, et ce langage doit être adapté, comme celui de l'homme, aux nécessités de la vie en commun. Il fait qu'une action commune devient possible. Mais ces nécessités de l'action commune ne sont pas du tout les mêmes pour une fourmilière et pour une société humaine. Dans les sociétés d'Insectes, il y a généralement polymorphisme, la division du travail est naturelle, et chaque individu est rivé par sa structure à la fonction qu'il accomplit. En tout cas, ces sociétés reposent sur l'instinct, et par conséquent sur certaines actions ou fabrications qui sont plus ou moins liées à la forme des organes. Si donc les Fourmis, par exemple, ont un langage, les signes qui composent ce langage doivent être en nombre bien déterminé, et chacun d'eux rester invariablement attaché, une fois l'espèce constituée, à un certain objet ou à une certaine opération. Le signe est adhérent à la chose signifiée. Au contraire, dans une société humaine, la fabrication et l'action sont de forme variable, et, de plus, chaque individu doit apprendre son rôle, n'y étant pas prédestiné par sa structure. Il faut donc un langage qui permette, à tout instant, de passer de ce qu'on sait à ce qu'on ignore. Il faut un langage dont les signes - qui ne peuvent pas être en nombre infini - soient extensibles à une infinité de choses. Cette tendance du signe à se transporter d'un objet à un autre est caractéristique du langage humain. On l'observe chez le petit enfant, du jour où il commence à parler. Tout de suite, et naturellement, il étend le sens des mots qu'il apprend, profitant du rapprochement le plus accidentel ou de la plus lointaine analogie pour détacher et transporter ailleurs le signe qu'on avait attaché devant lui à un objet. « N'importe quoi peut désigner n'importe quoi », tel est le principe latent du langage enfantin. On a eu tort de confondre cette tendance avec la faculté de généraliser. Les animaux eux-mêmes généralisent, et d'ailleurs un signe, fût-il instinctif, représente toujours, plus ou moins, un genre. Ce qui caractérise les signes du langage humain, ce n'est pas tant leur généralité que leur mobilité. Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile."
Bergson, L'évolution créatrice, 1907, P.U.F., 1998, p. 158-159.
"Par nature, tout individu vient au monde normalement avec un appareil phonique qui lui permet de s'exprimer et qu'il contrôle lui-même. À cet égard aussi l'homme a par nature non seulement la capacité de s'adapter à la communication avec ses semblables, mais aussi - et toujours par nature - le besoin, il a besoin de la communication sociale pour devenir « homme » au plein sens du terme. La commande de cette forme de relation que constitue le langage et la commande de ses appareils ne sont pas réduites chez l'homme à une étroite gamme de modes d'expression comme ils le sont chez les autres créatures du monde animal ; elle n'est pas aussi étroitement liée au patrimoine héréditaire. Ce qui est fixé héréditairement - par exemple la tonalité ou l'intensité de la voix - sert seulement de cadre à une multitude infinie de possibilités d'expression.{C}
On peut discuter pour savoir dans quelle mesure les possibilités d'expression sont limitées par certaines caractéristiques héréditaires, par exemple l'histoire de la société ancestrale. Seules des expériences précises permettraient de déterminer par exemple si dans la formation des sons chez un Africain il reste encore un écho de celle de ses ancêtres, même s'il est élevé dès le premier jour de sa vie sans autre contact avec les membres de sa société d'origine, au sein d'une société qui a une langue complètement différente et si toutes ses relations instinctives, levier principal du modelage de la personnalité dans la toute petite enfance, sont des relations avec des membres de la société parlant une autre langue et qui lui apportent en outre une satisfaction normale.
Mais que ces limites d'adaptabilité soient plus ou moins étroites, le fond reste le même : la langue que fait sienne progressivement l'appareil phonique d'un individu dépend de la société dans laquelle il grandit. Et les tournures personnelles, le style de discours plus ou moins individuel que la personne peut avoir en tant qu'adulte sont une variante du médium que constitue la langue dans laquelle elle a été élevée ; elles sont fonction de l'histoire individuelle à l'intérieur du groupe social et de l'histoire de ce groupe."
Norbert Elias, La société des individus, 1939, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 79.
" […] c'est bien en ce que les hommes se savent traversés et portés par la réalité du social que s'originent le désir de ne point s'y réduire et la nostalgie de s'en évader. L'écoute attentive du chant de quelques sauvages nous apprend qu'en vérité il s'agit là d'un chant général et qu'en lui s'éveille le rêve universel de ne plus être ce que l'on est.
Situé au cœur même de la condition humaine, le désir de l'abolir se réalise seulement comme un rêve qui peut se traduire de multiples manières, tantôt en mythe, tantôt, comme chez les Guayaki, en chant. Peut-être le chant des chasseurs aché n'est-il rien d'autre que leur mythe individuel. En tout cas, le secret désir des hommes démontre son impossibilité en ce qu'ils ne peuvent que le rêver, et c'est dans le seul espace du langage qu'il vient se réaliser. Or ce voisinage entre songe et parole, s'il marque l'échec des hommes à renoncer à ce qu'ils sont, signifie en même temps le triomphe du langage. Lui seul en effet peut remplir la double mission de rassembler les hommes et de briser les liens qui les unissent. Seule possibilité pour eux de transcender leur condition, le langage se pose alors comme leur au-delà, et les mots dits pour ce qu'ils valent sont la terre natale des dieux.
En dépit des apparences, c'est encore le chant des Guayaki que nous écoutons. Si l'on vient à en douter, ne serait-ce pas justement parce que nous n'en comprenons plus le langage ? Certes, il ne s'agit plus ici de traduction. En fin de compte, le chant des chasseurs aché nous désigne une certaine parenté entre l'homme et son langage : plus précisément, une parenté telle qu'elle semble subsister seulement chez l'homme primitif. C'est dire que, bien loin de tout exotisme, le discours naïf des sauvages nous oblige à considérer ce que poètes et penseurs sont les seuls à ne pas oublier : que le langage n'est pas un simple instrument, que l'homme peut être de plain-pied avec lui, et que l'Occident moderne perd le sens de sa valeur par l'excès d'usage auquel il le soumet. Le langage de l'homme civilisé lui est devenu complètement extérieur, car il n'est plus pour lui qu'un pur moyen de communication et d'information. La qualité du sens et la quantité des signes varient en sens inverse. Les cultures primitives au contraire, plus soucieuses de célébrer le langage que de s'en servir, ont su maintenir avec lui cette relation intérieure qui est déjà en elle-même alliance avec le sacré. Il n'y a pas, pour l'homme primitif, de langage poétique, car son langage est déjà en soi-même un poème naturel où repose la valeur des mots. Et si l'on a parlé du chant des Guayaki comme d'une agression contre le langage, c'est bien plutôt comme l'abri qui le protège que nous devons désormais l'entendre. Mais peut-on encore écouter, de misérables sauvages errants, la trop forte leçon sur le bon usage du langage."
Pierre Clastres, La société contre l'État, 1974, Chapitre 5, Éditions de Minuit, 2003, p. 110-111.
"J'appelle communicationnelles, les interactions dans lesquelles les participants sont d'accord pour coordonner en bonne intelligence leurs plans d'action ; l'entente ainsi obtenue se trouve alors déterminée à la mesure de la reconnaissance intersubjective des exigences de validité. Lorsqu'il s'agit de processus d'intercompréhension explicitement linguistiques, les acteurs, en se mettant d'accord sur quelque chose, émettent des exigences de validité ou plus précisément des exigences de vérité, de justesse ou de sincérité selon qu'ils se réfèrent à quelque chose qui se produit dans le monde objectif (en tant qu'ensemble des états-de-chose existants), dans le monde de la communauté sociale (en tant qu'ensemble des relations interpersonnelles légitimement établies au sein du groupe social) ou dans le monde subjectif personnel (en tant qu'ensemble des expériences vécues auxquelles chacun a le privilège d'accéder). Mais alors que dans l'activité stratégique l'un influe sur l'autre empiriquement (que ce soit en le menaçant d'une sanction ou en lui faisant miroiter des gratifications) afin d'obtenir la continuation escomptée de l'interaction, dans l'activité communicationnelle chacun est motivé rationnellement par l'autre à agir conjointement et ce en vertu des effets d'engagement illocutoires inhérents au fait que l'on propose un acte de parole."
Habermas, Morale et communication, Cerf, 1986, p. 79.
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