"Dans toutes les langues, la plus grande partie des expressions par lesquelles on désigne les choses inanimées sont empruntées aux dénominations du corps humain, de ses différentes parties, des sens et des passions : ainsi chef ou tête se dit d'une sommité ou d'un commencement ; en face et au dos se dit pour devant et derrière ; toute ouverture s'appelle bouche ; on dit les yeux de la vigne, les dents du râtelier ou du peigne, la barbe des racines, une langue de terre, une gorge de montagne, un bras de mer ou les côtes de la mer : on dit aussi une poignée pour un petit nombre, les flancs pour les côtés, le cœur pour le milieu que les Latins appellent umbilicus, le pied pour la fin ou la base. Les fruits ont une chair ; nous parlons d'une veine d'eau ou de métal ; le vin n'est plus que le sang de la vigne ; la terre a des entrailles, le ciel des sourires ; le vent siffle et l'onde murmure. […]. Chaque langue pourrait nous fournir une infinité de ces exemples, et cela démontre d'autant plus la vérité de cet aphorisme : que l'homme ignorant fait de lui-même la règle de l'univers. Et en effet, dans les expressions que nous venons de rapporter, l'homme a fait de son être un monde entier. La métaphysique raisonnée enseigne ceci : homo intelligendo fit omnia [L'homme, en comprenant, devient toutes les choses], mais il nous semble que la métaphysique de l'imagination pourrait dire avec plus de raison : homo non intelligendo fit omnia [L'homme, en ne comprenant pas, devient toutes les choses] ; car l'homme par son intelligence déploie son esprit et comprend les choses, tandis que l'homme dont l'intelligence est encore fermée crée les choses à son image, et en se transformant en elles, il devient pour ainsi dire ces choses mêmes."
Giambattista Vico, La science nouvelle, 1725, tr. fr. Christina Trivulzio Princesse de Belgiojoso, Gallimard, tel, 1993, p. 146-147.
"Le premier langage de l'homme, le langage le plus universel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin, avant qu'il fallût persuader des hommes assemblés, est le cri de la nature. Comme ce cri n'était arraché que par une sorte d'instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il n'était pas d'un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où règnent des sentiments plus modérés. Quand les idées des hommes commencèrent à s'étendre et à se multiplier, et qu'il s'établit entre eux une communication plus étroite, ils cherchèrent des signes plus nombreux et un langage plus étendu ; ils multiplièrent les inflexions de la voix, et y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sont plus expressifs, et dont le sens dépend moins d'une détermination antérieure. Ils exprimaient donc les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux qui frappent l'ouïe, par des sons imitatifs : mais comme le geste n'indique guère que les objets présents, ou faciles à décrire, et les actions visibles ; qu'il n'est pas d'un usage universel, puisque l'obscurité, ou l'interposition d'un corps le rendent inutile, et qu'il exige l'attention plutôt qu'il ne l'excite, on s'avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués ; substitution qui ne put se faire que d'un commun consentement, et d'une manière assez difficile à pratiquer pour les hommes dont les organes grossiers n'avaient encore aucun exercice, et plus difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dut être motivé, et que la parole paraît avoir été fort nécessaire, pour établir l'usage de la parole."
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754, Première partie, Le livre de poche, 1996, p. 93.
"Certes, la langue doit être, c'est mon entière conviction, considérée comme déposée immédiatement en l'homme, car on ne saurait pas du tout l'expliquer comme l'œuvre de l'entendement opérant dans la clarté de la conscience. Il ne sert à rien d'accumuler des siècles et des siècles pour expliquer son invention. La langue n'aurait pas été inventée si son type n'eût été préalablement présent dans l'entendement humain. Pour que l'homme comprenne véritablement un seul mot, non comme une simple stimulation sensible, mais comme un son articulé désignant un concept, il faut déjà que la langue dans sa structure d'ensemble soit tout entière en lui. Il n'y a rien d'isolé dans la langue, chacun de ses éléments ne s'annonce que comme la partie d'un tout. Pour naturelle que soit l'hypothèse d'une formation progressive des langues, son invention n'a pu se produire que d'un seul coup. L'homme n'est homme que par le langage ; mais pour inventer le langage, il devait déjà être homme. Quand on s'imagine que cela se produit peu à peu et par degrés, pour ainsi dire chacun y allant de sa tournée, l'homme devenant plus homme en ayant inventé un peu plus de langue et ayant pu inventer pu inventer un peu plus de langue par cette progression, on méconnaît la solidarité de la conscience humaine et du langage humain, ainsi que la nature de l'action de l'entendement, requise pour la compréhension d'un seul mot, mais suffisante pour concevoir toute la langue. Pour autant, il ne faudrait pas penser la langue comme quelque chose de donné une fois pour toutes, car sinon on verrait mal comment l'homme pourrait comprendre et se servir de cette langue donnée. Elle sourd nécessairement de lui, progressivement sans doute, mais de telle façon que son organisme ne reste pas comme une masse morte dans l'obscurité de l'âme, mais conditionne comme une loi les fonctions de la faculté de penser, et qu'ainsi le premier mot annonce et présuppose déjà toute la langue. Si l'on voulait comparer à quelque chose d'autre ce qui n'a pas d'équivalent dans l'ensemble du domaine de la pensée, on pourrait évoquer l'instinct naturel des animaux et appeler la langue un instinct intellectuel de la raison."
Wilhelm von Humboldt, "Sur l'étude comparée des langues dans son rapport aux différentes époques du développement du langage", 1820, tr. fr. Denis Thouard, in Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, Points essais, 2000, p. 83-85.
"Quels qu'aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l'échelle de la vie animale, le langage n'a pu naître que tout d'un coup. Les choses n'ont pas pu se mettre à signifier progressivement. À la suite d'une transformation dont l'étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s'est effectué, d'un stade où rien n'avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s'élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l'Univers entier, d'un seul coup, est devenu significatif, il n'en a pas été pour autant mieux connu, même s'il est vrai que l'apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l'histoire de l'esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. Qu'en résulte-t-il ? C'est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément et solidairement, comme deux blocs complémentaires ; mais que la connaissance, c'est-à-dire le processus intellectuel qui permet d'identifier les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et certains aspects du signifié - on pourrait même dire de choisir, dans l'ensemble du signifiant et dans l'ensemble du signifié, les parties qui présentent entre elles les rapports les plus satisfaisants de convenance mutuelle - ne s'est mise en route que fort lentement. Tout s'est passé comme si l'humanité avait acquis d'un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millénaires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents aspects du domaine. L'Univers a signifié bien avant qu'on ne commence à savoir ce qu'il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais, de l'analyse précédente, il résulte aussi qu'il a signifié, dès le début, la totalité de ce que l'humanité peut s'attendre à en connaître. Ce qu'on appelle le progrès de l'esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique, n'a pu et ne pourra jamais consister qu'à rectifier des découpages, procéder à des regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au sein d'une totalité fermée et complémentaire avec elle-même."
Claude Lévi-Strauss, Introduction, dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, 1950, PUF, coll. « Quadrige », 2001, p. XLVII-XLVIII.
"Le fait que, dans l'évolution de certains groupes, on observe une tendance générale, soutenue pendant des millions d'années, au développement apparemment orienté de certains organes, témoigne de ce que le choix initial d'un certain type de comportement (devant l'agression d'un prédateur par exemple) engage l'espèce dans la voie d'un perfectionnement continu des structures et performances qui sont le support de ce comportement. [...]
C'est dans ces termes qu il faut envisager le problème des pressions de sélection qui ont orienté l'évolution de l'homme. [...]
On peut affirmer aujourd'hui que l'évolution de l'homme, depuis ses plus lointains ancêtres connus, a porté avant tout sur le développement progressif de la boîte crânienne, donc du cerveau. Il a fallu à cela une pression de sélection orientée, continue, et soutenue depuis plus de deux millions d'années. Pression de sélection considérable, car cette durée est relativement courte, et spécifique car on n'observe rien de semblable dans aucune autre lignée : la capacité crânienne des singes anthropoïdes modernes n est guère plus grande que celle de leurs ancêtres d'il y a quelques millions d'années.
Il est impossible de ne pas supposer qu'entre l'évolution privilégiée du système nerveux central de l'Homme et celle de la performance unique qui le caractérise, il n'y ait pas eu un couplage très étroit, qui aurait fait du langage non seulement le produit, mais l'une des conditions initiales de cette évolution.
L'hypothèse qui me paraît la plus vraisemblable est que, apparue très tôt dans notre lignée, la communication symbolique la plus rudimentaire, par les possibilités radicalement neuves qu'elle offrait, a constitué l'un de ces « choix », initiaux qui engagent l'avenir de l'espèce en créant une pression de sélection nouvelle ; cette sélection devait favoriser le développement de la performance linguistique elle-même et par conséquent celle de l'organe qui la sert, le cerveau."
Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, 1970, Éd. du Seuil, p. 142-151.
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