"Dans la pensée occidentale, nature et culture constituent classiquement les deux termes d'une opposition fondamentale et irréductible. L'homme est par essence un animal de culture, ce qui non seulement le distingue de tout animal, mais le distingue suffisamment pour le faire sortir de l'animalité. Cette vision de l'homme est corrélative d'une façon de se représenter l'animal comme une espèce de robot autonome plus ou moins intelligent, mais fondamentalement programmé a priori. […] je soutiens la thèse selon laquelle loin de s'opposer à la nature, la culture est un phénomène qui est intrinsèque au vivant dont elle constitue une niche particulière, qu'on en trouve les prémices dès les débuts de la vie animale, et que le développement de ces comportements permet de comprendre comment un authentique « sujet » a émergé de l'animalité. […] Il ne s'agit naturellement pas de considérer que les animaux sont tous des espèces d'humains ; une telle approche anthropomorphique a perdu toute pertinence depuis longtemps. La question est ailleurs. En particulier dans la nécessité face à laquelle nous nous trouvons désormais de devoir penser le phénomène culturel dans une perspective évolutionniste et pluraliste, et non plus poussés par la volonté de dégager le "propre de l'homme" une fois pour toutes. Il ne faut plus penser la culture en opposition à la nature, mais prendre conscience de la pluralité des cultures chez des créatures d'espèces très différentes."
Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, 2001, Flammarion, p. 8-9.
"Deux positions sont tout particulièrement difficiles à tenir. La première stipule que les cultures humaines sont, par nature, différentes des cultures animales. La deuxième considère qu'il existe seulement des différences de degré entre cultures humaines et cultures animales. Une troisième thèse, plus réaliste à mes yeux, défend l'idée que cultures animales et cultures humaines ont une origine commune, mais qu'elles sont séparées par des différences intrinsèques de même nature que celles qui séparent une société de fourmis et une société de chimpanzés. Les différences entre les deux types de culture appartiennent à une même logique évolutionniste, mais elles ont des caractéristiques radicalement étrangères les unes aux autres. Rien ne justifie d'attribuer aux cultures humaines un statut spécial, alors qu'un statut particulier est largement suffisant. Autrement dit, l'irréductibilité des cultures humaines aux cultures animales est la seule position qui soit satisfaisante en toute rigueur, mais cette reconnaissance des particularités des cultures humaines ne justifie aucunement leur « sortie » des procédures suivies par l'Évolution naturelle. Il est donc possible de renvoyer dos à dos ceux pour qui il n'existe que des différences de degré et non de nature entre cultures humaines et cultures animales, et la position de l'anthropologue Kroeber, pour qui un fossé infranchissable sépare les unes des autres. Le fond du problème réside bien plutôt dans l'extrême difficulté que nous avons à penser la diversité du vivant et dans notre propension à transformer une différence de nature à l'intérieur du vivant en différence de nature en dehors du vivant. L'homme n'est pas sorti de l'état de nature, mais il en a exploré avec succès une niche extrême, au même titre que la faune des profondeurs sulfurées de l'océan. […]
À partir du paléolithique supérieur, Homo sapiens s'engage dans une direction très particulière et sans précédent. Les préhistoriens estiment en général que c'est celle de la culture. Des hypothèses alternatives ont pourtant été insuffisamment envisagées, par exemple celle selon laquelle Homo sapiens a poussé beaucoup plus loin que d'autres espèces un phénomène bien plus largement répandu dans le monde vivant, le phénomène culturel, qui renvoie à la liberté croissante que certains animaux gagnent peu à peu sur leur constitution organique et sur les contraintes de leur environnement."
Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, 2001, Flammarion, p. 162 et p. 163.
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