"Mais il existe un certain pouvoir en vertu duquel on commande à des gens du même genre que soi, c'est-à-dire libres. Celui-là nous l'appelons le pouvoir politique ; le gouvernant l'apprend en étant lui-même gouverné, comme on apprend à commander la cavalerie en obéissant dans la cavalerie, à commander dans l'armée en obéissant dans l'armée, de même pour une brigade ou un bataillon ; c'est pourquoi l'on dit, et à juste titre, que l'on ne commande pas bien si l'on n'a pas bien obéi. Ces deux statuts de gouvernant et de gouverné ont des excellences différentes, mais le bon citoyen doit savoir et pouvoir obéir et commander, et l'excellence propre d'un citoyen c'est de connaître le gouvernement des hommes libres dans ces deux sens. Et c'est aussi l'excellence de l'homme de bien que d'avoir ces deux aptitudes."
Aristote, Les Politiques, Livre III, Chapitre 4, 1277b, tr. fr. Pierre Pellegrin, GF, 1993, p. 219.
"[Le pouvoir exécutif n'existe] que par la réunion de toutes les propriétés morales qui forment son essence ; il tire sa force et ses secours réels qui lui sont donnés et de l'assistance continuelle de l'habitude et de l'imagination ; il doit avoir ton autorité raisonnée et son influence magique ; il doit agir comme la nature et par des moyens viables et par un ascendant inconnu.
Il ne faut point s'étonner de la nécessité d'un pareil concours ; car il n'est rien de si extraordinaire dans l'ordre moral que l'obéissance d'une nation à une seule loi, n'importe que cette loi soit l'expression des volontés d'un homme ou le résultat des opinions d'une assemblée représentative.
Une pareille subordination doit frapper d'étonnement les hommes capables de réflexion, ne fût-ce que par son opposition aux règles générales de l'ordre physique, où tout se meut en raison des masses et de leur force attractive.
C'est donc une action singulière, une idée presque mystérieuse que l'obéissance du très grand nombre au très petit nombre ; mais nous croyons simple tout ce qui existe depuis longtemps dans l'ordre moral et nous apercevons de même avec toute la distraction de l'habitude les plus grands phénomènes de l'univers."
Jacques Necker, Du pouvoir exécutif dans les grands États, 1792, tome I, p. 20-22.
"Les hommes en se rapprochant les uns des autres pour vivre en société, ont fait, soit formellement soit tacitement, un pacte, par lequel il se sont engagés à se rendre des services et à ne point se nuire. Mais comme la nature de chaque homme le porte à chercher à tout moment son bien-être dans la satisfaction de ses passions ou de ses caprices passagers, sans aucun égard pour ses semblables, il fallut une force qui le ramenât à son devoir, l'obligeât de s'y conformer, et lui rappelât ses engagements, que souvent la passion pouvait lui faire oublier. Cette force, c'est la loi elle est la somme des volontés de la société, réunies pour fixer la conduite de ses membres, ou pour diriger leurs actions de manière à concourir au but de l'association.
Mais comme la société, surtout quand elle est nombreuse, ne pourrait que très difficilement s'assembler, et sans tumulte faire connaître ses intentions, elle est obligée de choisir des citoyens à qui elle accorde sa confiance ; elle en fait les interprètes de ses volontés, elle les rend dépositaires du pouvoir nécessaire pour les faire exécuter. Telle est l'origine de tout gouvernement, qui pour être légitime ne peut être fondé que sur le consentement libre de la société, sans lequel il n'est qu'une violence, une usurpation, un brigandage. Ceux qui sont chargés du soin de gouverner s'appellent souverains, chefs, législateurs, et suivant la forme que la société a voulu donner à son gouvernement, ces souverains s'appellent monarques, magistrats, représentants, etc. Le gouvernement n'empruntant son pouvoir que de la société, et n'étant établi que pour son bien, il est évident qu'elle peut révoquer ce pouvoir quand son intérêt l'exige, changer la forme de son gouvernement, étendre ou limiter le pouvoir qu'elle confie à ses chefs, sur lesquels elle conserve toujours une autorité suprême, par la loi immuable de nature qui veut que la partie soit subornée au tout.
Ainsi les souverains sont les ministres de la société, ses interprètes, les dépositaires d'une portion plus ou moins grande de son pouvoir, et non ses maîtres absolus, ni les propriétaires des nations. Par un pacte, soit exprimé soit tacite, ces souverains s'engagent à veiller au maintien et à s'occuper du bien-être de la société ; ce n'est qu'à ces conditions que cette société consent à obéir. Nulle société sur la terre n'a pu ni voulu conférer irrévocablement à ses chefs le droit de lui nuire : une telle concession serait annulée par la nature, qui veut que chaque société, ainsi que chaque individu de l'espèce humaine, tende à se conserver, et ne puisse consentir à son malheur permanent."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre IX, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 250-251.
"Le « Pouvoir » politique est le pouvoir de l'État qui s'exerce par l'intermédiaire de celui ou de ceux qui le représentent ou qui l'incarnent. Sans État (au sens large du mot), pas de Pouvoir politique au sens propre du terme. Même dans les États dits « démocratiques », où le Pouvoir semble appartenir à la masse, c'est en réalité l'État qui le détient et l'exerce : seulement, dans ce cas, l'État est incarné dans ou représenté par l'ensemble des « citoyens » ; mais même là, les individus ne détiennent le Pouvoir politique que dans la mesure où ils sont citoyens, c'est-à-dire représentent ou incarnent (collectivement) l'État, et non pas en tant que « particuliers » (les enfants, par exemple, n'ont aucun Pouvoir politique). Sur ce point, le Pouvoir des citoyens d'un État « démocratique » ne diffère pas essentiellement de celui d'une oligarchie ou même d'un monarque « absolu » ou d'un « tyran », « dictateur », etc. […]
En fait, le Pouvoir politique peut être fondé sur la force. Mais en principe il doit pouvoir s'en passer : c'est dans ce cas seulement que l'existence de l'État ne sera pas « accidentelle », que l'État pourra, en d'autres termes, durer indéfiniment. Une théorie de l'État (par opposition à la pratique) fait donc abstraction de la notion de « force ». Or, un Pouvoir qui n'est pas fondé sur la force ne peut être fondé que sur l'Autorité.
Note. Un Pouvoir qui n'est pas fondé sur l'Autorité peut, bien entendu, se servir de la force ; mais si l'Autorité engendre une force, la force ne peut jamais, par définition, engendrer une Autorité politique.
Une théorie du « Pouvoir politique » n'est donc rien d'autre qu'une théorie de l'Autorité (se manifestant dans le « domaine » politique) ; plus exactement, une application (théorique) de la théorie de l'Autorité à la Politique (c'est-à-dire à l'État). Aussi, pour éviter toute équivoque, nous remplacerons le terme : « Pouvoir politique » par celui d' « Autorité politique »."
Alexandre Kojève, La Notion de l'autorité, 1942, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 2004, p. 136-138.
"Lorsque les anciens Grecs qualifiaient d'isonomie la règle institutionnelle de la cité, ou que les Romains désignaient du nom de civitas la forme de leur gouvernement, ils se référaient à une conception du pouvoir et du droit qui n'était pas essentiellement fondée sur le lien entre le commandement et l'obéissance et ne considérait pas comme identique le pouvoir, règne du droit et le commandement. Ce furent à de tels exemples que pensèrent les instigateurs des révolutions du XVIIIe siècle quand ils firent appel aux documents de l'Antiquité pour tracer le modèle d'un gouvernement, d'une république, où le règne du droit, fondé sur la volonté du peuple, mettrait un terme à la domination de l'homme par l'homme qui, estimaient-ils, était un mode de gouvernement « bon pou des esclaves ». Malheureusement ils parlaient encore, eux aussi, d'obéissance, d'une obéissance aux lois au lieu d'une obéissance aux hommes ; mais ils entendaient en réalité le soutien à des lois auxquelles la communauté des citoyens avait donné son consentement. Un tel soutien n'est jamais inconditionnel, et s'il demeure solidement garanti, il ne saurait pour autant être assimilé à l' « obéissance sans conditions » qui peut être imposée par un acte de violence : l'obéissance sur laquelle peut compter le bandit qui me dérobe mon portefeuille sous la menace d'un couteau, ou qui, revolver au poing, cambriole une banque. C'est le soutien populaire qui donne leur pouvoir aux institutions d'un pays, et ce soutien n'est que la suite naturelle d'un consentement qui a commencé par donner naissance aux lois existantes. Dans un système de gouvernement représentatif, le peuple est supposé avoir la haute main sur ceux qui gouvernent. Le pouvoir se manifeste et se concrétise dans toutes les institutions politiques, qui vieillissent et se paralysent dès que la force vive du pouvoir populaire cesse de leur apporter son soutien. C'est bien ainsi que l'entendait Madison lorsqu'il déclarait : « Tout gouvernement repose sur l'opinion », affirmation qui ne s'applique pas moins aux divers types de monarchies qu'aux démocraties. (« C'est une singulière illusion, déclare Bertrand de Jouvenel, que la loi de la majorité ne fonctionne qu'en démocratie. Le roi, un homme tout seul, a plus qu'aucune gouvernement besoin que la majorité des forces sociales penche en sa faveur.[1] »Même le tyran, celui qui règne seul contre la volonté générale, a besoin d'aides pour s'imposer par la violence, bien que ces aides puissent être en nombre fort restreint.) Toutefois, la force de l'opinion, c'est-à-dire le pouvoir du gouvernement, est un problème numérique, « elle est en proportion du nombre de ceux avec lesquels elle est associée », et la tyrannie, comme l'avait indiqué, Montesquieu, est ainsi la plus violente et la plus fragile des formes de gouvernement. En fait, une des différences les plus caractéristiques qui permettent de distinguer le pouvoir de la violence est que le pouvoir a toujours besoin de s'appuyer sur la force du nombre, tandis que la violence peut s'en passer, dans une certaine mesure, du fait que pour s'imposer elle peut recourir à des instruments. Le règne de la majorité sans aucune restriction juridique, qui est celui d'une démocratie privée de constitution, peut avoir pour effet redoutable la suppression de tous les droits des minorités, et, sans avoir recours à la violence, peut s'avérer très efficace dans la répression des oppositions. Mais il n'en résulte pas que le pouvoir et la violence soient une seule et même chose."
Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. Fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 140-142.
"La condition de possibilité du pouvoir, en tout cas le point de vue qui permet de rendre intelligible son exercice, jusqu'en ses effets les plus « périphériques », et qui permet aussi d'utiliser ses mécanismes comme grille d'intelligibilité du champ social, il ne faut pas la chercher dans l'existence première d'un point central, dans un foyer unique de souveraineté d'où rayonneraient des formes dérivées et descendantes ; c'est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables. Omniprésence du pouvoir : non point parce qu'il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu'il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d'un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il vient de partout.
[…] le pouvoir vient d'en bas ; c'est-à-dire qu'il n'y a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas, et sur des groupes de plus en plus restreints jusque dans les profondeurs du corps social. Il faut plutôt supposer que les rapports de force multiples qui se forment et jouent dans les appareils de production, les familles, les groupes restreints, les institutions, servent de support à de larges effets de clivage qui parcourent l'ensemble du corps social.
[…] là où il y a le pouvoir, il y a résistance et que pourtant, ou plutôt par là même, celle-ci n'est jamais en position d'extériorité par rapport au pouvoir. Faut-il dire qu'on est nécessairement, « dans » le pouvoir, qu'on ne lui « échappe » pas, qu'il n'y a pas, par rapport à lui, d'extérieur absolu, parce qu'on serait immanquablement soumis à la loi ? Ou que, l'histoire étant la ruse de la raison, le pouvoir, lui, serait la ruse de l'histoire – celui qui toujours gagne ? Ce serait méconnaître le caractère strictement relationnel des rapports de pouvoir. Ils ne peuvent exister qu'en fonction d'une multiplicité de points de résistance : ceux-ci jouent, dans les relations de pouvoir, le rôle d'adversaire, de cible, d'appui, de saillie pour une prise. Ces points de résistance sont présents partout dans le réseau de pouvoir. Il n'y a donc pas par rapport au pouvoir un lieu du grand Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire. Mais des résistances, qui sont des cas d'espèces : possibles, nécessaires, improbables, spontanées, sauvages, solitaires, concertées, rampantes, violentes, irréconciliables, promptes à la transaction, intéressées ou sacrificielles ; par définition, elles ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir. Mais cela ne veut pas dire qu'elles n'en sont que le contrecoup, la marque en creux, formant par rapport à l'essentielle domination un envers finalement toujours passif, voué à l'indéfinie défaite. Les résistances ne relèvent pas de quelques principes hétérogènes ; mais elles ne sont pas pour autant leurre ou promesse nécessairement déçue. Elles sont l'autre terme, dans les relations de pouvoir ; elles s'y inscrivent comme l'irréductible vis-à-vis."
Michel Foucault, La Volonté de savoir, 1976, Paris, Gallimard, p. 122-127.
"On aurait [...], en face de la première hypothèse, qui est le mécanisme du pouvoir, c’est fondamentalement et essentiellement la répression, une seconde hypothèse qui serait : le pouvoir, c’est la guerre, c’est la guerre continuée par d’autres moyens. Et, à ce moment-là, on retournerait la proposition de Clausewitz [1], et on dirait que la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens.
[...] Les rapports de pouvoir, tels qu’ils fonctionnent dans une société comme la nôtre, ont essentiellement pour point d’ancrage un certain rapport de forces établi à un moment donné, historiquement précisable, dans la guerre et par la guerre. Et, s’il est vrai que le pouvoir politique arrête la guerre, fait régner ou tente de faire régner une paix dans la société civile, ce n’est pas du tout pour suspendre les effets de la guerre ou pour neutraliser le déséquilibre qui s’est manifesté dans la bataille finale de la guerre. Le pouvoir politique, dans cette hypothèse, aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de forces par une sorte de guerre silencieuse, et de le réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans le corps des uns et des autres.
[...] À l’intérieur de cette « paix civile », les luttes politiques, les affrontements à propos du pouvoir, avec le pouvoir, pour le pouvoir, les modifications des rapports de forces - accentuation d’un côté, renversement, tout cela, dans un système politique, ne devrait être interprété que comme la continuation de la guerre ; c’est-à-dire qu’ils seraient à déchiffrer comme des épisodes, des fragmentations, des déplacements de la guerre elle-même. On n’écrirait jamais que l’histoire de cette même guerre, même lorsqu’on écrirait l’histoire de la paix et de ses institutions."
Michel Foucault, Il faut défendre la société, 1976, Gallimard/Seuil, 1997, p. 16.
"L'époque de l'espace commença avec la muraille de Chine et le mur d'Hadrien des anciens empires, se poursuivit avec les douves, ponts-levis et tourelles des villes du Moyen Âge, et connut son apogée avec les lignes Maginot et Siegfried des États modernes, avant d'aboutir aux murs de l'Atlantique et de Berlin, ceux des blocs militaires supranationaux. Au cours de cette période, le territoire constituait la plus convoitée des ressources, le premier prix des luttes pour le pouvoir, la marque de distinction entre les vainqueurs et les vaincus. On reconnaissait ceux qui étaient sortis vainqueurs d'une bataille car ils étaient encore (vivants) sur le champ de bataille après la fin du combat. Mais surtout, le territoire fut, durant toute cette époque, la garantie première de la sécurité : c'est en termes de la longueur et de la profondeur des territoires contrôlés que l'on réfléchissait aux questions de sécurité, et qu'on les traitait. L'époque de l'espace fut celle du « profond de l'arrière-pays », du Lebensraum [habitat], des cordons sanitaires – et des maisons des Anglais qui pour eux étaient des châteaux. Le pouvoir était territorial, de même que l'intimité et la liberté vis-à-vis des interventions de ce pouvoir. Le « chez soi » était un lieu où l'on pouvait imperméabiliser les frontières ; où l'on pouvait efficacement priver d'accès les contrevenants, et où l'entrée était strictement régulée et contrôlée. La terre était un abri et une cachette ; un endroit où l'on pouvait s'enfuir, et dans lequel on pouvait s'enfermer à clé, « prendre le maquis » et se sentir en sécurité. Les autorités constituées auxquelles on voulait échapper s'arrêtaient à la frontière."
Zygmunt Bauman, La Société assiégée, 2002, III, tr. fr Christophe Rosson, Hachette Littératures, coll. Pluriel, p. 126.