"On distinguera l'art de la nature, comme le faire (facere) est distingué de l'agir ou de l'effectuer en général (agere), et les productions ou les résultats de l'art, considérés en tant qu'œuvres (opus), seront distincts des produits de la nature, considérés en tant qu'effets (effectus). En toute rectitude, on ne devrait appeler art que la production qui fait intervenir la liberté, i.e., un libre arbitre dont les actions ont pour principe la raison. Car, bien qu'on se plaise à qualifier d'œuvre d'art le produit des abeilles (les gâteaux de cire construits avec régularité), ce n'est que par analogie avec l'art ; dès qu'on a compris en effet que le travail des abeilles n'est fondé sur aucune réflexion rationnelle qui leur serait propre, on accorde aussitôt qu'il s'agit d'un produit de leur nature (de l'instinct), et c'est seulement à leur créateur qu'on l'attribue en tant qu'art. Lorsqu'en faisant des fouilles dans un marécage, comme c'est arrivé parfois, on trouve un morceau de bois taillé, on dira qu'il s'agit, non d'un produit de la nature, mais de l'art ; sa cause efficiente s'est accompagnée de la pensée d'un but auquel l'objet doit sa forme. D'autre part, on verra aussi de l'art dans tout ce qui est constitué de telle manière qu'une représentation a dû dans sa cause en précéder la réalité (même chez les abeilles), sans pour autant que la cause ait pu penser l'effet ; mais, lorsqu'on qualifie quelque chose d'œuvre d'art absolument parlant pour la distinguer d'un effet produit par la nature, on entend toujours par là une œuvre humaine".
Kant, Critique de la faculté de juger (1790), §43 , "De l'art en général".
"La fabrication se distingue de l’action en ce qu’elle a un commencement défini et une fin qui peut être fixée d’avance : elle prend fin quand est achevé son produit qui non seulement dure plus longtemps que l’activité de fabrication mais a dès lors une sorte de « vie » propre. L’action, au contraire, comme les Grecs furent les premiers à s’en apercevoir, est en elle-même complètement fugace ; elle ne laisse jamais un produit final derrière elle. Si jamais elle a des conséquences, celles-ci consistent en général en une nouvelle chaîne infinie d’événements dont l’acteur est tout à fait incapable de connaître ou de commander d’avance l’issue finale. Le plus qu’il puisse faire est d’imposer aux choses une certaine direction, et même de cela il ne peut jamais être sûr. Aucune de ces caractéristiques n'est présente, dans la fabrication. Comparée à la fugacité et à la fragilité de l'action humaine, le monde édifié par la fabrication est d'une permanence durable et d'une immense solidité. C'est seulement dans la mesure où le produit final de la fabrication est incorporé dans le monde humain, où son usage et son « histoire » définitifs ne peuvent jamais être entièrement prédits que la fabrication déclenche aussi un processus dont l'issue ne peut être entièrement prévue et échappe par conséquent à la volonté de son auteur. Cela veut dire seulement que l'homme n'est jamais exclusivement homo faber, que même la fabricateur demeure en même temps un être agissant, qui déclenche des processus où qu'il aille et quoi qu'il fasse."
Hannah Arendt, "Le concept d'histoire", in La Crise de la culture,
Éd. Gallimard, trad. P. Lévy, Folio, 2007, pp. 81-82.