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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Hors des sentiers battus
La conception libérale de l'Etat

  "Tout système qui cherche ou, par des encouragements extraordinaires, à attirer vers une espèce particulière d'industrie une plus forte portion du capital de la société que celle qui s'y porterait naturellement, ou, par des entraves extraordinaires, à détourner forcément une partie de ce capital d'une espèce particulière d'industrie vers laquelle elle irait sans cela chercher un emploi, est un système réellement subversif de l'objet même qu'il se propose comme son principal et dernier terme. Bien loin de les accélérer, il retarde les progrès de la société vers l'opulence et l'agrandissement réels, bien loin de l'accroître, il diminue la valeur réelle du produit annuel des terres et du travail de la société.
  Tout système, soit de préférence, soit de restriction, étant complètement écarté, le système évident et simple de liberté naturelle s'établit de son propre accord. Chaque homme, aussi longtemps qu'il ne viole pas les lois de justice, est laissé parfaitement libre de poursuivre son propre intérêt sur son propre chemin et d'apporter à la fois son activité et son capital dans la concurrence avec ceux de n'importe quel autre homme ou groupe d'hommes. [...]
  Le souverain a seulement trois devoirs à remplir : 1. le devoir de protéger la société de la violence et de l'invasion; 2. le devoir de protéger chaque membre de la société de l’injustice et de l’oppression; 3. le devoir d’ériger et de maintenir certains travaux publics qu'il ne peut jamais être de l'intérêt d'un individu ou d'un petit groupe d'individus d'ériger et de maintenir. [...]
  L'intérêt d'une nation dans ses relations commerciales avec les nations étrangères est d'acheter aussi bon marché et de vendre aussi cher que possible. Elle pourra vraisemblablement acheter bon marché quand, par la plus parfaite liberté du commerce, elle encouragera toutes les nations à lui apporter les marchandises qu'elle a l'occasion d'acheter, et, pour la même raison, elle pourra vraisemblablement vendre cher quand ses marchés seront emplis du plus grand nombre d'acheteurs."

 

Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Livre IV, chapitre 9 et chapitre 2, tr. fr. Germain Garnier et Auguste Blanqui.

 

  "Ainsi, en écartant entièrement tous ces systèmes ou de préférences ou d'entraves, le système simple et facile de la liberté naturelle vient se présenter de lui-même et se trouve tout établi.
  Tout homme, tant qu'il n'enfreint pas les lois de la justice, demeure en pleine liberté de suivre la route que lui montre son intérêt et de porter où il lui plaît son industrie et son capital, concurremment avec ceux de tout autre homme ou de toute autre classe d'hommes.

  Le souverain se trouve entièrement débarrassé d'une charge qu'il ne pourrait essayer de remplir sans s'exposer infailliblement à se voir sans cesse tromper de mille manières, et pour l'accomplissement convenable de laquelle il n'y a aucune sagesse humaine ni connaissance qui puissent suffire, la charge d'être le surintendant [le chef] de l'industrie des particuliers et de la diriger vers les emplois les mieux assortis à l'intérêt général de la société. Dans le système de la liberté naturelle, le souverain n'a que trois devoirs à remplir : trois devoirs, à la vérité, d'une haute importance, mais clairs, simples et à la portée d'une intelligence ordinaire. Le premier, c'est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d'invasion de la part d'autres sociétés indépendantes. Le second, c'est le devoir de protéger, autant qu'il est possible chaque membre de la société contre l'injustice ou l'oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d'établir une administration exacte de la justice. Et le troisième, c'est le devoir d'ériger ou d'entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l'intérêt privé d'un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n'en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu'à l'égard d'une grande société ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses."


Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Livre IV, chapitre 9.

 

  "It is thus that every system which endeavours, either, by extraordinary encouragements to draw towards a particular species of industry a greater share of the capital of the society than what would naturally go to it, or, by extraordinary restraints, to force from a particular species of industry some share of the capital which would otherwise be employed in it, is, in reality, subversive of the great purpose which it means to promote. It retards, instead of accelerating the progress of the society towards real wealth and greatness; and diminishes, instead of increasing, the real value of the annual produce of its land and labour.
  All systems, either of preference or of restraint, therefore, being thus completely taken away, the obvious and simple system of natural liberty establishes itself of its own accord. Every man, as long as he does not violate the laws of justice, is left perfectly free to pursue his own interest his own way, and to bring both his industry and capital into competition with those of any other man, or order of men. The sovereign is completely discharged from a duty, in the attempting to perform which he must always be exposed to innumerable delusions, and for the proper performance of which, no human wisdom or knowledge could ever be sufficient; the duty of superintending the industry of private people, and of directing it towards the employments most suitable to the interests of the society."

 

Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776, Book IV, chapter 9.



  "La société, n'ayant d'autres droits sur les individus que de les empêcher de se nuire mutuellement, elle n'a de juridiction sur l'industrie qu'en supposant celle-ci nuisible. Mais l'industrie d'un individu ne peut nuire à ses semblables aussi longtemps que cet individu n'invoque pas, en faveur de son industrie et contre la leur, des secours d'une autre nature. La nature de l'industrie est de lutter contre l'industrie rivale par une concurrence parfaitement libre, et par des efforts pour atteindre une supériorité intrinsèque. Tous les moyens d'espèce différente qu'elle tenterait d'employer ne seraient plus de l'industrie, mais de l'oppression ou de la fraude. La société aurait le droit et même l'obligation de la réprimer ; mais de ce droit que la société possède, il résulte qu'elle ne possède pas celui d'employer contre l'industrie de l'un, en faveur de celle de l'autre, les moyens qu'elle doit également interdire à tous."
 
Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France, Annexe 5, 1815, in Écrits politiques, 2004, Folio essais, p. 545.

 

 "Chaque individu est constamment en train de rechercher les façons les plus avantageuses d'employer son capital et son travail. Il est vrai que c'est son propre intérêt, non celui de la société, qu'il a en vue ; mais la société n'étant rien de plus qu'une collection d'individus, il est évident que chacun, en recherchant constamment son propre développement, suit précisément la ligne de conduite qui va le plus dans le sens de l'intérêt public. […]
 La meilleure politique est de laisser les individus rechercher leur propre intérêt à leur propre façon, et de ne jamais perdre de vue la maxime : "Ne pas trop gouverner[1]"." C'est par les efforts spontanés et libres des individus pour améliorer leur condition […] et par eux seulement, que les nations deviennent riches et puissantes."
 
J. R. McCulloch, The Principles of Political Economy, New edition, 1843, tr. fr. Marcel Blanc, Edinburgh, William Tait, p. 145 et p. 548.

[1] En français dans le texte.


  "[Il s'agit de] se demander « Qu'attend-on d'un État ? Quel but juge-t-on légitime d'assigner à son activité? » Et déterminer les exi­gences politiques fondamentales en posant la question : « Pourquoi préférons-nous vivre dans un État bien organisé plutôt que sans État, c'est-à-dire dans l'anarchie ?» Avant d'y avoir répondu, on ne peut ni créer ni modifier un orga­nisme politique, puisqu'on ne peut décider s'il est bien ou adapté à sa fonction.
  Un humaniste répondrait à peu près ceci : J'attends de l'État qu'il protège la liberté de tous contre l'agression du plus fort. Je désire que la distinction entre l'agression et la défense soit bien établie et que la défense soit garantie par le pouvoir organisé de l'État. (II s'agit donc de la défense du statu quo qui, d'après la règle proposée, ne doit pas être modifié par la force, mais seulement selon la loi, par compromis ou arbitrage, sauf dans les cas où aucune procédure légale n'a été prévue.) J'accepte que ma liberté d’action soit restreinte dans une certaine mesure par l'État car je sais que c'est nécessaire et qu'il faut, par exemple, que je renonce à ma liberté d'attaquer, si je veux que l'État garantisse ma défense contre toute attaque. Mais, le rôle fondamental de l'État étant de protéger la liberté de chacun dans la mesure où elle ne nuit pas à d'autres, j'exige que les restrictions apportées à cette liberté soient aussi égales que possible pour tous et qu'elles soient limitées au nécessaire.

  Ces exigences étant connues, on peut aborder les problèmes d'agencement de la société de façon rationnelle c'est-à-dire avec un objectif à peu près défini.
  La possibilité de définir un tel objectif a pourtant été contestée pour la raison suivante : Si l'on admet que la liberté doit être restreinte, on met en cause son principe même ; car on ne peut décider des limitations nécessaires d'une façon rationnelle, mais seulement par voie d'autorité. Or il y a dans ce raisonnement une confusion entre la question fondamentale de savoir ce que nous attendons de l'État et la difficulté de trouver les moyens de répondre à nos souhaits. Il n'est manifestement pas facile de déterminer la part exacte de liberté qui peut être laissée aux citoyens sans compromettre celle que l'État doit protéger ; mais l'expérience prouve qu'on peut y parvenir avec une approximation suffisante, puisqu'il existe des États démocratiques. En démocratie, cette détermination approximative est même une des principales tâches des législateurs. Les difficultés qu'elle présente ne modifient en rien notre revendication essentielle : que l'État joue le rôle d'association pour la prévention du crime, c'est-à-dire de l'agression. À ceux qui déclarent qu'il est malaisé de cerner où s'arrête la liberté et où commence le crime, on peut répondre par l'anecdote de l'accusé qui prétendait que sa liberté de citoyen lui donnait le droit d'envoyer son poing où il voulait, et à qui le juge répondait: « La liberté de votre poing a pour limite le visage de votre voisin.»
  L'État tel que je viens de le décrire peut être qualifié de « protectionniste », bien que ce terme serve souvent à désigner un système opposé à la liberté, aussi bien par les économistes, quand certaines industries sont protégées contre la concurrence, que par les moralistes, quand la tutelle morale de la population est exercée par des agents de l'État. La théorie politique que j'appelle protectionniste est, au contraire, fondamentalement libérale ; mais je crois le qualificatif indique bien qu'il ne s'agit pas d'une doctrine de non-intervention – ce que souvent on nomme, de façon un peu inexacte « laisser-faire ». Libéralisme et intervention de l'État ne sont pas contradictoires ; aucune liberté n'est possible si l'État ne la garantit pas. Ainsi, un certain contrôle de l'État sur l'enseignement est nécessaire pour que l'école soit accessible à tous et les enfants protégés contre la négligence éventuelle de leurs parents ; cependant, un contrôle excessif aboutirait à l'endoctrine­ment. Il n'existe pas de formule toute faite qui permette de résoudre le grave problème des limitations de la liberté. Il y a toujours des cas marginaux et il faut s'en réjouir, car sans le stimulant qu'ils constituent, la volonté des citoyens de combattre pour la liberté s'évanouirait, et avec elle cette liberté même. Vu dans cette lumière, le prétendu conflit entre liberté et sécurité – cette dernière étant garan­tie par l'État – n'existe pas. Car, d'un côté, il n'y a de liberté qu'assurée par l'État et, de l'autre, seul un État contrôlé par des citoyens libres peut vraiment leur donner la sécurité.
  La théorie protectionniste de l'État que je viens d'exposer n'est ni historiciste ni essentialiste. Elle ne prétend pas que l'État soit né d'une association d'individus ayant un objectif « protectionniste », ni qu'un État ait jamais été gouverné consciemment dans cette intention. Elle ne prétend ­rien dire de la nature essentielle de l'État, ni qu'il y ait un droit naturel à la liberté ; elle ne se préoccupe pas même des modalités du fonctionnement pratique de l'État. Elle exprime une revendication politique ou, plus exactement, elle propose une certaine ligne de conduite politique."

 

Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, tome 1, 1945, tr. fr. Jacqueline Bernard et Jacques Monod, Points essais, 2048, p. 138-141.



  "Le libéralisme veut qu'on fasse le meilleur usage possible des forces de la concurrence en tant que moyen de coordonner les efforts humains ; il ne veut pas qu'on laisse les choses en l'état où elles sont. Le libéralisme est basé sur la conviction que la concurrence est le meilleur moyen de guider les efforts individuels. Il ne nie pas, mais souligne au contraire que pour que la concurrence puisse jouer un rôle bienfaisant, une armature juridique soigneusement conçue est nécessaire ; il admet que les lois passées et présentes ont de graves défauts. Il ne nie pas non plus que partout où il est impossible de rendre la concurrence efficace, il nous faut recourir à d'autres méthodes pour guider l'activité économique. Toutefois le libéralisme économique est opposé au remplacement de la concurrence par des méthodes inférieures de coordination des efforts humains. Il considère la concurrence comme supérieure non seulement parce qu'elle est dans la plupart des circonstances la méthode la plus efficace qu'on connaisse, mais plus encore parce qu'elle est la seule méthode qui permettre d'ajuster nos activités les unes aux autres sans intervention arbitraire ou coercitive [1] de l'autorité. En vérité, un des arguments principaux en faveur de la concurrence est qu'elle permet de se passer de "contrôle social conscient" et qu'elle donne aux individus une chance de décider si les perspectives d'un métier donné sont suffisantes pour compenser les désavantages et les risques qu'il comporte […].

    Il est nécessaire avant tout que, sur le marché, les parties soient libres d'acheter ou de vendre au prix, quel qu'il soit, auquel elles peuvent trouver une contrepartie, et que chacun soit libre de produire, de vendre et d'acheter tout ce qui est susceptible d'être produit ou vendu. Il est essentiel que l'accès des divers métiers soit ouvert à tous aux mêmes conditions, et que la loi interdise à tout groupement et à tout individu de tenter de s'y opposer par la force, ouvertement ou non. Tout essai de contrôle des prix ou des quantités de certaines marchandises prive la concurrence de son pouvoir de coordonner efficacement les efforts individuels, parce que les variations de prix cessent alors d'enregistrer toutes les modifications des circonstances, et ne fournissent plus un guide sûr à l'action individuelle."

 

Friedrich A. Hayek, La Route de la servitude, 1946, Trad. G. Blumberg, PUF, 1985, p. 33.


[1] Coercitive : contraignante.



  "Ce qui est fondamentalement indispensable, c'est de maintenir la loi et l'ordre, si bien que la coercition physique exercée par tel individu sur tel autre soit impossible et que les contrats volontairement passés soient respectés ; c'est donc de donner quelque contenu au mot « privé ». À part cela, les problèmes peut-être les plus épineux sont posés par le monopole – qui paralyse la liberté en déniant aux individus la possibilité de choisir –, et par les « effets de voisinage » –effets sur les tierces parties, à propos desquels il n'est pas possible de pénaliser ou de récompenser ces dernières.
  Aussi longtemps que l'on maintient une liberté d'échange effective, le trait central du mécanisme du marché est qu'il empêche une personne de s'immiscer dans les affaires d'une autre en ce qui concerne la plupart des activités de cette dernière. Du fait de la présence d'autres vendeurs avec lesquels il peut traiter, le consommateur est protégé contre la coercition que pouvait exercer sur lui un vendeur ; le vendeur est protégé contre la coercition du consommateur par l'existence d'autres consommateurs auxquels il peut vendre ; l'employé est protégé contre la coercition du patron parce qu'il y a d'autres employeurs pour lesquels il peut travailler, etc. Le marché y parvient de façon impersonnelle et sans qu'il soit besoin d'une autorité centralisée.

  À vrai dire, c'est précisément et surtout parce qu'elle remplit si bien cette tâche que l'économie libre se heurte à des objections ; car elle donne aux gens ce qu'ils veulent, et non pas ce que tel groupe particulier pense qu'ils devraient vouloir ; ce qui se cache derrière la plupart des arguments contre le marché libre, c'est le manque de foi dans la liberté elle-même.
  L'existence d'un marché libre n'élimine évidemment pas le besoin d'un gouvernement. Au contraire, ce dernier est essentiel, et comme forum où sont fixées les « règles du jeu », et comme arbitre qui interprète et fait appliquer ces règles. Le marché, cependant, réduit grandement le champ des questions auxquelles doivent être données des réponses politiques, et par là minimise la mesure dans laquelle il est nécessaire que les pouvoirs publics participent directement au jeu. C'est le trait caractéristique de l'action politique que sa tendance à exiger ou à imposer une certaine conformité ; et c'est, en revanche, le grand avantage du marché que de permettre une large diversité. Pour parler le langage de la politique, le marché est un système de représentation proportionnelle. Chacun peut, si j'ose dire, voter pour la couleur de la cravate qui lui plaît ; il n'a ni à savoir quelle couleur veut la majorité, ni à se soumettre s'il est parmi les minoritaires.
  C'est à cette caractéristique du marché que nous faisons référence quand nous disons que le marché assure la liberté économique. Mais cela comporte des implications qui vont bien au-delà du domaine étroitement économique. La liberté politique signifie l'absence de coercition. La menace fondamentale contre la liberté est le pouvoir de contraindre, qu'il soit entre les mains d'un monarque, d'un dictateur, d'une oligarchie ou d'une majorité momentanée. La préservation de la liberté requiert l'élimination la plus complète possible d'une telle concentration du pouvoir, en même temps que la dispersion et le partage de ce qui, du pouvoir, ne peut être éliminé ; elle exige donc un système de contrôles et de contrepoids. En ôtant à l'autorité politique le droit de regard sur l'organisation de l'activité économique, le marché supprime cette source de pouvoir coercitif ; il permet que la puissance économique serve de frein plutôt que de renfort au pouvoir politique."

 

Milton Friedman, Capitalisme et liberté, 1962, Chapitre I, tr. fr. A. M. Charno, LEDUC.S Éditions, 2010, p. 56-58.


 

  "Il importe de faire le départ entre les activités au jour le jour des individus et le cadre général – coutumier et légal – dans lequel elles prennent place. Les activités au jour le jour sont comme les actions des participants à un jeu ; le cadre est comme les règles de ce jeu. Et de même qu'un bon jeu exige des joueurs qui acceptent ces règles et l'interpréta­tion et l'application qu'en fait l'arbitre, de même une bonne société exige que ses membres soient d'accord sur les condi­tions générales qui gouverneront les relations entre eux, sur certains moyens d'arbitrer entre les différentes interprétations de ces conditions, et sur certains dispositifs qui imposent l'obéissance aux règles généralement acceptées. De même dans le jeu, de même dans la société, la plupart de ces condi­tions générales sont l'aboutissement non prémédité d'une coutume acceptée d'abord sans réflexion. Au mieux, nous ne prenons explicitement en considération que des modifications mineures de ces conditions, quoique l'effet cumulatif d'une série de modifications mineures puisse constituer une alté­ration drastique du caractère du jeu ou de la société. Dans le jeu comme dans la société, aucun ensemble de règles ne peut prévaloir que beaucoup de participants ne s'y confor­ment la plupart du temps sans sanctions externes ; c'est-à­-dire à moins qu'il n'y ait un large consensus sous-jacent. Mais nous ne pouvons nous appuyer sur la seule coutume ou sur le seul consensus pour interpréter et appliquer les règles. Aussi est-ce le rôle fondamental du gouvernement, dans une société libre, de nous fournir un moyen de modifier les règles, d'aplanir entre nous les différends sur la signification de ces règles et de veiller à ce qu'elles soient observées par le petit nombre de ceux qui, autrement, ne joueraient pas le jeu.
  À cet égard, le besoin de gouvernement se fait sentir parce que la liberté absolue est impossible. Quelque séduisante, comme philosophie, que puisse être l'anarchie, elle n'est pas réalisable dans un monde d'hommes imparfaits. Les libertés des hommes peuvent entrer en conflit, et quand cela arrive, la liberté de l'un doit être limitée pour préserver celle de l'autre. […]

  En résumé, l'organisation de l'activité économique grâce à 'échange volontaire suppose que nous ayons pourvu, par l'intermédiaire des pouvoirs publics, au maintien de la loi et de l'ordre pour prévenir la coercition exercée par un individu contre un autre, à l'exécution des contrats volontairement passés, à la définition de la signification des droits de propriété, à l'interprétation et à la mise en vigueur de ces droits, et à l'existence d'un cadre monétaire."

 

Milton Friedman, Capitalisme et liberté, 1962, Chapitre II, tr. fr. A. M. Charno, LEDUC.S Éditions, 2010, p. 71-72 et p. 74.



  "Un État qui maintiendrait la loi et l'ordre, qui nous servirait de moyen pour modifier les droits de propriété et les autres règles du jeu économique, qui se prononcerait sur les disputes concernant l'interprétation de ces règles, qui veillerait à l'application des contrats, qui encouragerait la concurrence, qui nous fournirait un cadre monétaire, qui se préoccuperait de faire échec aux monopoles techniques et de triompher des effets de voisinage généralement regardés comme suffisamment importants pour justifier l'intervention gouvernementale, qui compléterait enfin le rôle de la charité privée et de la famille en protégeant l'irresponsable, qu'il s'agisse d'un fou ou d'un enfant – un tel État aurait, il en faut convenir, d'importantes fonctions à remplir. Le libéral conséquent n'est pas un anarchiste."

 

Milton Friedman, Capitalisme et liberté, 1962, Chapitre II, Conclusion, tr. fr. A. M. Charno, LEDUC.S Éditions, 2010, p. 83-84.


  "Un État qui maintiendrait la loi et l'ordre, qui nous servirait de moyen pour modifier les droits de propriété et les autres règles du jeu économique, qui se prononcerait sur les disputes concernant l'interprétation de ces règles, qui veillerait à l'application des contrats, qui encouragerait la concurrence, qui nous fournirait un cadre monétaire, qui se préoccuperait de faire échec aux monopoles techniques et de triompher des effets de voisinage généralement regardés comme suffisamment importants pour justifier l'intervention gouvernementale, qui compléterait enfin le rôle de la charité privée et de la famille en protégeant l'irresponsable, qu'il s'agisse d'un fou ou d'un enfant – un tel État aurait, il en faut convenir, d'importantes fonctions à remplir. Le libéral conséquent n'est pas un anarchiste.
  Il est cependant tout aussi vrai qu'un tel État aurait des fonctions nettement limitées et qu'il s'interdirait tout un ensemble d'activités qui, aux États-Unis, sont aujourd'hui celles du gouvernement fédéral et des gouvernements des États fédérés. Les chapitres qui suivent traiteront assez en détail de certaines de ces activités, et quelques-unes d'entre elles ont déjà été discutées, mais je pense qu'il est utile, pour clore ce chapitre, de donner simplement la liste de certaines des tâches dont se chargent actuellement les pouvoirs publics aux États-Unis et qui ne peuvent, à mon avis, se justifier vraiment en fonction des principes esquissés plus haut. Peut-être cela contribuera-t-il à donner une idée de l'ampleur du rôle qu'un libéral assigne aux pouvoirs publics.

  1. En agriculture, les programmes de soutien de la parité des prix.
  2. Les taxes sur les importations et les restrictions aux exportations : quotas concernant actuellement le pétrole, le sucre, etc.

  3. Le contrôle gouvernemental de la production : programme agricole, rationnement du pétrole tel qu'il est pratiqué par la commission des chemins de fer du Texas.
  4. Le contrôle des loyers, tel qu'il est encore pratiqué à New York et, plus généralement, les contrôles des prix et des salaires tels qu'ils ont été imposés durant et immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale.
  5. Les taux minimaux légaux des salaires ; ou les prix maximaux légaux : maximum légal des taux d'intérêt payé sur les dépôts à vue dans les banques commerciales, taux maximaux légaux payés sur l'épargne et les dépôts à terme.
  6. La réglementation détaillée des industries, telle celle des banques, ou celle des transports par la Commission du commerce inter-États. Cette dernière réglementation, quand elle fut d'abord introduite, se justifiait, touchant les chemins de fer, pour des raisons de monopole technique ; elle n'a aujourd'hui aucune justification pour aucun moyen de transport.

  7. Le contrôle de la radio et de la télévision par la Commission fédérale des communications. Cet exemple, analogue aux précédents, mérite cependant une mention spéciale car il suppose une censure implicite et la violation de la liberté de parole.
  8. Les programmes actuels de sécurité sociale, en particulier les programmes de retraite, qui forcent en fait les gens : a) à consacrer une fraction spécifiée de leurs revenus à la constitution d'un fonds de retraite ; b) à s'adresser pour ce faire à une entreprise publique.
  Le fait que dans divers États ou villes, l'exercice de certains métiers ou professions est réservé à ceux qui possèdent une autorisation, une licence ou une patente, cette autorisation étant tout autre chose que le simple reçu d'une taxe que doit payer celui qui veut se lancer dans telle ou telle activité.
  9. La masse des programmes destinés à subventionner la construction de logements.
  10. La conscription en temps de paix. Dans le cadre du marché libre, le dispositif indiqué est celui du volontariat. Rien ne justifie que l'on ne paye pas le prix nécessaire pour attirer le nombre nécessaire d'hommes. Les dispositions actuelles sont iniques et arbitraires ; elles violent gravement la liberté que devraient avoir les jeunes gens de mener leur vie comme ils l'entendent, et sont probablement plus coûteuses que celles que nous proposons. (La formation militaire universelle destinée à fournir une réserve pour le temps de guerre constitue un problème différent et peut se justifier à partir des positions du libéralisme.)
  11. Les parcs nationaux (voir ci-dessus).
  12. L'interdiction légale de tirer un bénéfice du transport du courrier.
  13. Les routes à péage, lorsqu'elles sont propriété publique et sont administrées par les pouvoirs publics.
Cette liste est loin d'être exhaustive."

 

Milton Friedman, Capitalisme et liberté, 1962, Chapitre II, Conclusion, tr. fr. A. M. Charno, LEDUC.S Éditions, 2010, p. 83-84.
 

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Date de création : 24/09/2007 @ 15:49
Dernière modification : 05/06/2023 @ 08:34
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