"CALLICLES - Voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c'est que pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l'accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu'ils éclosent.
Mais cela n'est pas, je suppose, la portée du vulgaire. De là vient qu'il décrie les gens qui en sont capables, parce qu'il a honte de lui-même et veut cacher sa propre impuissance. Il dit que l'intempérance est une chose laide, essayant par là d'asservir ceux qui sont mieux doués par la nature, et ne pouvant lui même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l'éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté [...]. la vérité que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l'incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant."
Platon, Gorgias, 492 a-c.
Calliclès est le nom de l'interlocuteur de Socrate ; il soutient ici une thèse que Platon se propose de réfuter.
"Quant à savoir s'il existe le moindre principe moral qui fasse l'accord de tous, j'en appelle à toute personne un tant soit peu versée dans l'histoire de l'humanité, qui ait jeté un regard plus loin que le bout de son nez. Où trouve-t-on cette vérité pratique universellement acceptée sans doute ni problème aucun, comme devrait l'être une vérité innée ? La justice et le respect des contrats semblent faire l'accord du plus grand nombre ; c'est un principe qui, pense-t-on, pénètre jusque dans les repaires de brigands, et dans les bandes des plus grands malfaiteurs ; et ceux qui sont allés le plus loin dans l'abandon de leur humanité respectent la fidélité et la justice entre eux. Je reconnais que les hors-la-loi eux-mêmes les respectent entre eux mais ces règles ne sont pas respectées comme des lois de nature innées : elles sont appliquées comme des règles utiles dans leur communauté ; et on ne peut concevoir que celui qui agit correctement avec ses complices mais pille et assassine en même temps le premier honnête homme venu, embrasse la justice comme un principe pratique. La justice et la vérité sont les liens élémentaires de toute société : même les hors-la-loi et les voleurs, qui ont par ailleurs rompu avec le monde, doivent donc garder entre eux la fidélité et les règles de l'équité, sans quoi ils ne pourraient rester ensemble. Mais qui soutiendrait que ceux qui vivent de fraude et de rapine ont des principes innés de vérité et de justice, qu'ils acceptent et reconnaissent ?"
Locke, Essai sur l'entendement humain, 1690, Livre I, Chapitre 3, § 2.
"L'expérience ne permet pas aux hommes d'ignorer combien ils se nuiraient, si chacun, voulant s'occuper de son bonheur aux dépens de celui des autres, pensait que toute action est suffisamment bonne dès qu'elle procure un bien physique à celui qui agit. Plus ils réfléchissent sur leurs besoins, sur leurs plaisirs, sur leurs peines, et sur toutes les circonstances par où ils passent, plus ils sentent combien il leur est nécessaire de se donner des secours mutuels. Ils s'engagent donc réciproquement ; ils conviennent de ce qui sera permis ou défendu, et leurs conventions sont autant de lois auxquelles les actions doivent être subordonnées ; c'est là que commence la moralité."
Condillac, Traité des animaux, 1755, Seconde partie, chapitre 7, Paris, Vrin, 2004, p. 180.
"La génération des parents qui ont accepté comme allant de soi certaines normes de comportement poussent leurs enfants - qui, à leur naissance, ignorent ce genre de sensibilité - avec plus ou moins de sévérité à maîtriser leurs penchants, à réfréner leur pulsions. Quand un enfant étend sa main vers quelque chose de gluant, d'humide, de gras, on lui dit : « Il ne faut pas faire cela, cela ne se fait pas ! » Et le déplaisir que les parents éprouvent en voyant de tels gestes se transmet par l'habitude aux enfants, sans l'intervention d'une tierce personne.
Or, le comportement et la vie pulsionnelle de l'enfant sont orientés dans une large mesure par le seul exemple du monde environnant, en l'absence de toute recommandation verbale, par l'habitude qu'ont prise les adultes de se servir d'une certaine manière de leurs couteaux et leurs fourchettes. Le fait même que l'exemple du monde environnant vient s'ajouter à la pression et à la contrainte exercées par quelques adultes aboutit, chez les adolescents, de très bonne heure à l'oubli ou au refoulement de l'idée que leurs sensations de pudeur et de malaise, leurs impressions de plaisir ou de déplaisir puissent être modelées par des pressions et contraintes extérieures et réduites ainsi à une norme commune. La jeunesse les considère au contraire comme quelque chose de très personnel, de très « intime » que la nature a déposé dans leur berceau.
Alors que les recommandations de Courtin et de La Salle[1] attestent qu'à leur époque les adultes agissaient par « politesse », par égard réciproque, pour épargner au voisin la vue d'un individu mangeant avec ses doigts, par crainte pudique d'être vus "les mains saucées", le comportement des convives obéira plus tard à une sorte d'automatisme, il reflétera les structures internes de la société, du Surmoi qui interdit de manger autrement qu'à l'aide de la fourchette. Les normes sociales qui ont été imposées à l'individu du dehors se reproduisent ensuite sans à-coups par l'autocontrainte qui jusqu'à un certain degré opère automatiquement même si, au niveau de la conscience, la personne en cause la refuse.
Ainsi s'accomplit dans chaque individu, en raccourci, un processus qui, dans l'évolution historique et sociale, a duré des siècles et dont l'aboutissement est la modification des normes de la pudeur et du déplaisir. Si l'on tenait à qualifier de « lois » les processus récurrents, on serait en droit de formuler à l'exemple de la « loi fondamentale de la biogenèse »[2] une loi fondamentale de la sociogenèse et de la psychogenèse."
Norbert Elias, La civilisation des moeurs, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 273-275.
[1] Antoine de Courtin et La Salle : le premier est l'auteur d'un Nouveau Traité de Civilité en 1672, le second est l'auteur des Règles de la Bien-Séance et de la Civilité Chrétienne en 1729. Ces deux ouvrages sont en fait des traités de savoir-vivre.
[2] Elias fait ici référence à la loi de Haeckel (ou loi de von Baer), selon laquelle l'ontogenèse reproduirait la phylogenèse.
"Les enfants bousculent inévitablement le seuil de sensibilité des adultes - inévitablement, parce qu'ils n'ont pas encore été conditionnés -, ils transgressent les tabous sociaux, offensent la pudeur des adultes et font ainsi irruption dans la zone dangereuse de leur économie affective péniblement maîtrisée. Acculé à une telle situation, l'adulte ne motive pas ses exigences concernant le comportement. Il est même incapable de les expliquer suffisamment. Il est conditionné de telle façon qu'il agit plus ou moins automatiquement selon les normes sociales. Toute autre attitude, toute entorse aux interdictions et aux règles de retenue dans sa propre société présente un danger et équivaut à une dévalorisation de la retenue qu'on lui a imposée. L'accent émotionnel sous-jacent qui marque souvent l'exigence morale, la sévérité agressive et comminatoire [ avec laquelle elle est formulée, sont les réflexes devant le danger qui menace, dans chaque transgression, l'équilibre instable de tous ceux pour lesquels le comportement standard de la société est devenu plus ou moins une "seconde nature" ; ils sont symptomatiques de l'angoisse qui les saisit quand ils voient menacés, fût-ce de loin, les structures de leur propre économie pulsionnelle et par là leur propre existence sociale, l'ordre de leur vie sociale".
Norbert Elias, La civilisation des moeurs, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 358-359.
[ Comminatoire : qui tient de la menace, qui est destiné à intimider.
"Les hommes ont souvent pu croire et croient parfois encore aujourd'hui que les préceptes et interdictions qui règlent leur conduite envers leurs semblables, qui motivent leurs craintes et appréhensions, sont d'origine extra-humaine. Mais plus on se penche sur les circonstances historiques qui forment et transforment ces craintes, plus s'impose à l'observateur une vérité dont l'incidence sur notre manière d'agir et de nous comprendre nous-mêmes saute aux yeux : la contemplation de l'histoire nous apprend à quel point les craintes qui agitent l'homme sont l'oeuvre d'hommes. Bien entendu, la faculté d'éprouver de l'angoisse st tout autant que celle d'éprouver du plaisir une donnée inaliénable de la nature humaine. Mais l'intensité, la tonalité et la structure des craintes qui couvent au fond de chaque individu et explosent de temps en temps, ne sont jamais déterminées par la seule nature humaine ni d'ailleurs, au moins dans les sociétés différenciées, par la nature qui entoure l'homme ; elles dérivent en dernière analyse de l'histoire, de la structure des interrelations humaines, de la structure de la société ; et elles se transforment avec celle-ci.
C'est là que se trouve la clef indispensable à qui se propose de sonder les nouveaux problèmes que soulèvent les règles de conduite, les préceptes et les tabous sociaux. L'adolescent est absolument incapable d'adopter un code de comportement, si les personnes qui l'entourent ne réveillent pas en lui la peur. Sans l'action de cette peur, le jeune animal humain n'accède jamais au stade d'homme adulte, de même qu'il est impossible de parvenir à une pleine maturité humaine, si on n'a pas reçu, au cours de sa vie, sa part de joies et de plaisirs. Les craintes que les adultes suscitent consciemment ou non dans le petit enfant s'incrustent dans son psychisme et se reproduisent en partie automatiquement. C'est par la peur qu'on modèle l'âme de l'enfant, de telle manière qu'il sache se comporter, en grandissant, en harmonie avec les normes en vigueur, que cette peur soit provoquée par la violence physique, par des frustrations ou des restrictions en matière de nourriture et de jouissances. Des craintes créées par l'homme tiennent en échec aussi les adultes. Les sentiments de pudeur, la peur de la guerre, la peur de Dieu, les sentiments de culpabilité, la peur de la punition, de la perte du prestige social, la peur que l'homme s'inspire à lui-même de succomber à ses propres pulsions, toutes ces peurs, toutes ces angoisses sont inculquées à l'homme par d'autres hommes, directement ou indirectement. Leur intensité, leur structure et le rôle qu'ils jouent dans l'économie psychique de l'individu dépendent des structures de la société dans laquelle il est placé et de sa propre destinée au sein de cette société".
Norbert Elias, La dynamique de l'Occident, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 311-312.
"J'indique ici les résultats d'une étude récente qui explorait un contexte dans lequel on pourrait s'attendre à ce que [les distinctions entre jugements moraux et jugements sociaux] soient floues.Cette étude (Nucci & Turiel, 1991) incluait des enfants et des adolescents de groupes amish-mennonite, et de groupes juifs orthodoxes et conservateurs. Les amish-mennonites et les juifs orthodoxes, en particulier, considèrent leurs prescriptions religieuses comme strictement obligatoires. Un des buts de cette recherche était de découvrir si, oui ou non, les enfants et adolescents de ces groupes distinguent des problèmes tels que le vol, la calomnie et le dommage à la propriété (qui devraient relever du domaine moral, d'après les classifications dont il est question ici), par rapport aux règles conventionnelles religieuses (telles que les règles concernant le jour du culte, le baptême, l'obligation faite aux femmes de se couvrir la tête, la circoncision, l'observance des rites kascher). On demandait trois types de jugements à propos de ces problèmes. On posait aux sujets les questions suivantes : (1) y aurait-il ou non un inconvénient à ce que les autorités religieuses (les membres de la congrégation et les pasteurs, dans le cas des amish, les rabbins dans le cas des juifs) changent la règle ; (2) y aurait-il un inconvénient à ce que les gens d'autres religions n'aient pas de règles pour l'action et s'y engagent ; et (3) y aurait-il un inconvénient à ce que les membres de leur religion entreprennent des actes au sujet des- quels il n'y aurait aucune directive dans la Bible (la parole de Dieu).
Les résultats de l'étude montrent que, bien que les règles de la religion conventionnelle soient considérées comme une obligation pour les membres du groupe, elles sont conceptualisées d'une façon différente des règles morales. Les sujets avaient tendance, dans chaque groupe religieux, à juger que plusieurs des règles conventionnelles ne pouvaient pas être légitimement modifiées par les autorités de la religion concernée (c'est-à-dire la congrégation et les pasteurs, ou les rabbins). Cependant, la majorité des enfants et adolescents amish et juifs soutenaient qu'il serait légitime que les membres des autres religions commettent des actes contraires à leurs propres pratiques religieuses conventionnelles : ainsi, la nécessité d'observer ces règles n'était pas généralisée à d'autres groupes religieux. En revanche, presque tous les sujets, pour chaque question, jugeaient qu'il n'y aurait pas d'inconvénient à commettre les actes vis-à-vis desquels Dieu n'a rien stipulé.
Les découvertes concernant le fait que les règles dépendent de la parole de Dieu démontrent que la source de l'autorité pour les règles de convention se trouve en Dieu et dans la Bible. Autrement dit, on pense que, si les règles qui disent, par exemple, qu'on ne doit pas manger de porc ou qu'on doit prier pendant le sabbat, n'étaient pas données par Dieu, alors il serait acceptable d'agir autrement. En revanche, les résultats étaient à l'opposé dans le cas des règles morales. La plupart des sujets (de 84 % à 1 00 % pour les différentes questions) jugeaient que ce serait mal de commettre les transgressions morales même si les règles n'étaient pas données par Dieu. On pense donc que ce serait mal, par exemple, de voler ou de faire du mal physiquement à autrui, même si Dieu n'avait donné aucune directive semblable. On trouve des jugements similaires sur la possibilité de modifier et de généraliser les règles morales. La plupart des sujets (de 88% à 97% pour les différentes questions) jugeaient que ce serait mal de modifier les règles morales, et que ce serait mal que les membres des autres religions violent ces règles.
Cette recherche démontre avec force que des normes sociales strictement observées et transmises au niveau du groupe ne sont pas interprétées simplement par les individus comme des impératifs (moraux) non contingents, généralisables et inchangeables. Certains types de règles sont jugées obligatoires, non contingentes et généralisables. Les questions morales, comme l'a montré l'étude des amish et des juifs, sont structurées par les concepts de bonheur, de justice, et de droits. Pour justifier leurs jugements sur les possibilités de modification et de généralisation des questions morales, les sujets donnaient des raisons portant sur l'honnêteté et l'idée d'éviter de faire du mal. En revanche, on jugeait que les règles conventionnelles n'étaient pas généralisables, et dépendaient de la parole de Dieu. On a trouvé aussi que la justification des positions conventionnelles s'appuyait sur des raisons relatives aux règles et au consensus à l'intérieur du système social. Les interprétations des conventions se basent sur des régularités qui font partie de l'organisation sociale."
Elliot Turiel, "Nature et fondements du raisonnement social dans l'enfance", in Fondements naturels de l'éthique, ouvrage collectif sous la direction de Jean-Pierre Changeux, Odile Jacob, 1993, p. 309-311.
Date de création : 18/11/2005 @ 13:16
Dernière modification : 07/06/2016 @ 13:39
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