"Il ne faut jamais dire: d'un côté la technique, d'un autre des abus ; mais presque toujours rendre compte qu'il y a d'un côté et de l'autre des techniques différentes, répondant à des nécessité diverses, mais inséparablement unies. Tout se tient dans le monde technique, comme dans celui des machines, où il faut distinguer l'opportunité du moyen isolé de l'opportunité du « complexe » mécanique. Et l'on sait que celui-ci doit l'emporter lorsque, par exemple, une machine trop coûteuse ou trop perfectionnée risque de mettre en défaut l'ensemble mécanique.
La grande idée qui résout, paraît-il tous les problèmes techniques, conduit à dire : ce n'est pas la technique qui est mauvaise, c'est l'usage de que l'homme en fait. Changez l'usage, il n'y aura plus d'inconvénient de la technique.
[...] Tout d'abord, elle repose manifestement sur une confusion que nous avons déjà dénoncé entre la machine et la technique. L'homme peut évidemment utiliser son auto à faire un voyage ou à écraser ses voisins. Mais à ce moment-là, ce n'est pas un usage, c'est un crime : la machine n'a pas été créée pour cela : le fait est négligeable. Je sais bien que ce n'est pas là ce qu'entendent les tenant de cette explication, mais l'homme oriente sa recherche dans le sens du bien et non dans le sens du mal, que la technique cherche à créer des remèdes, et non des gaz asphyxiants, de l'énergie et non la bombe atomique, des avions de commerce et non des avions de guerre, etc. Cela ramènerait bien à l'homme : c'est lui qui décide dans quel sens orienter les recherches. Il faut donc que l'homme devienne meilleur.
Mais c'est justement une erreur. C'est méconnaître résolument la réalité technique : ceci supposerait d'abord que l'on oriente la technique dans tel sens pour des motifs moraux, par conséquent non techniques. Or c'est précisément l'un des caractères majeurs de la technique […] de ne pas supporter de jugement moral, d'en être résolument indépendante et d'éliminer de son domaine tout jugement moral. Elle n'obéit jamais à cette discrimination et tend au contraire à créer une morale technique tout à fait indépendante. […]
En fait, il n'y a rigoureusement aucune différence entre la technique et son usage. Nous formulerons donc le principe suivant : l'homme est placé devant un choix exclusif, utiliser la technique comme elle doit l'être selon les règles techniques, ou ne pas l'utiliser du tout ; mais impossible d'utiliser autrement que selon les règles techniques".
Jacques Ellul, La technique ou l'enjeu du siècle, 1960, Editions Economica, p. 89-90 et 91.
"Aujourd'hui, sous la forme de la technique moderne, la technè s'est transformée en poussée en avant infinie de l'espèce et en son entreprise la plus importante. On serait tenté de croire que la vocation de l'homme consiste dans la progression, en perpétuel dépassement de soi, vers des choses toujours plus grandes et la réussite d’une domination maximale sur les choses et sur l'homme lui-même semblerait être l'accomplissement de sa vocation. Ainsi le triomphe de l’homo faber sur son objet externe signifie-t-il en même temps son triomphe dans la constitution interne de l'homo sapiens, dont il était autrefois une partie servile. En d'autres termes : indépendamment même de ses oeuvres objectives, la technologie reçoit une signification éthique par la place centrale qu'elle occupe désormais dans la vie subjective des fins humaines. Sa création cumulative, à savoir l'environnement artificiel qui se propage, renforce par un perpétuel effet rétro-actif les forces particulières qui l'ont engendrée : le déjà créé oblige à leur mise en oeuvre inventive toujours recommencée, dans sa conservation et dans son développement ultérieur et elle la récompense par un succès accru - qui de nouveau contribue à sa prétention souveraine. Ce feed-back positif de la nécessité fonctionnelle et de la récompense - dans la dynamique duquel il ne faut pas oublier l'orgueil de la performance - nourrit la prédominance croissante d'un des côtés de la nature humaine sur tous les autres et elle le fait inévitablement à leurs dépens. Si rien ne réussit tant que la réussite, rien ne rend davantage captif que la réussite."
Hans Jonas,Le principe responsabilité, 1979, trad. J. Greisch, Éd. Du Cerf, 1990, extraits p. 55-56, Champs Flammarion, 1998, p. 35-36.
"Un impératif adapté au nouveau type de l'agir humain et qui s'adresse au nouveau type de sujets de l'agir s'énoncerait à peu près ainsi: « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l'ex- primer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie » ; ou simplement: « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l'humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement: « Inclus dans ton choix actuel l'intégrité future de l'homme comme objet secondaire de ton vouloir. »
On voit sans peine que l'atteinte portée à ce type d'impératif n'inclut aucune contradiction d'ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l'humanité. Sans me contredire moi-même je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l'humanité, préférer un bref feu d'artifice d'extrême accomplissement de soi-même à l'ennui d'une continuation indéfinie dans la médiocrité.
Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l'humanité ; et qu'Achille avait certes le droit de choisir pour lui-même une vie brève, faite d'exploits glorieux, plutôt qu'une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu'il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais que nous n'avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l'être de la génération actuelle et que nous n'avons même pas le droit de le risquer. Ce n'est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous e avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à l'égard de ce qui n'existe même pas encore et ce qui « de soi » ne doit pas non plus être, ce qui du moins n'a pas droit à l'existence, puisque cela n'existe pas. Notre impératif le prend d'abord comme un axiome sans justification."
Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, 1979. Trad. jean Greisch, Le Cerf, 1992, p. 30-31, Champs Flammarion, 1998, p. 40-41.
"À force de la maîtriser, nous sommes devenus tant et si peu maîtres de la Terre, qu'elle menace de nous maîtriser de nouveau à son tour. Par elle, avec elle et en elle, nous partageons un même destin temporel. Plus encore que nous la possédons, elle va nous posséder comme autrefois, quand existait la vieille nécessité, qui nous soumettait aux contraintes naturelles, mais autrement qu'autrefois. Jadis localement, globalement aujourd'hui.
Pourquoi faut-il, désormais, chercher à maîtriser notre maîtrise ? Parce que, non réglée, excédant son but, contre-productive, la maîtrise pure se retourne contre soi. Ainsi les anciens parasites, mis en danger par les excès commis sur leurs hôtes, qui, morts, ne les nourrissent plus ni ne les logent, deviennent obligatoirement des symbiotes. Quand l'épidémie prend fin, disparaissent les microbes eux-mêmes, faute des supports de leur prolifération.
Non seulement la nouvelle nature est, comme telle, globale mais elle réagit globalement à nos actions locales.
Il faut donc changer de direction et laisser le cap imposé par la philosophie de Descartes. En raison de ces interactions croisées, la maîtrise ne dure qu'un terme court et se tourne en servitude ; la propriété, de même, reste une emprise rapide ou se termine par la destruction.
Voici la bifurcation de l'histoire : ou la mort ou la symbiose.
Or cette conclusion philosophique, jadis connue et pratiquée par les cultures agraires et maritimes, quoique localement et dans des limites temporelles étroites, resterait lettre morte si elle ne s'inscrivait pas dans un droit."
Michel Serres, Le Contrat naturel, François Boudin, 1990, p. 62, Champs Flammarion, 1992, p. 69.
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Date de création : 26/09/2007 @ 19:04
Dernière modification : 14/10/2011 @ 13:19
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