"Dès le XIXe siècle, le progrès technique est si étonnant et il entraîne une transformation si rapide des situations sociales et économiques que tous les problèmes moraux, politiques, sociaux et économiques subissent l'emprise de cette réalité du développement technique. Fasciné par les découvertes et les réalisations surprenantes et toujours nouvelles, l'homme se crée une religion du progrès technique qui consiste à croire que tous les autres problèmes se résoudront d'eux-mêmes grâce à ce même progrès technique. Cette foi était une chose évidente et toute naturelle pour les grandes masses des pays industrialisés. Elles ignorèrent tous les stades intermédiaires qui caractérisent la pensée des élites dirigeantes et, pour elles, le religion qui croit aux miracles et à l'au-delà se muse directement en une religion du miracle technique, de l'exploit humain et de la domination de la nature. Une religiosité magique se transforme en une technicité tout aussi magique. Ainsi donc le XXe siècle à son début se révèle être l'ère, non seulement de la technique, mais encore d'une foi religieuse en cette même technique."
Carl Schmitt, La notion de politique, 1932, tr. Marie-Louise Steinhauser, Champs Flammarion, 1992, p. 137.
"Il ne faut jamais dire: d'un côté la technique, d'un autre des abus ; mais presque toujours rendre compte qu'il y a d'un côté et de l'autre des techniques différentes, répondant à des nécessité diverses, mais inséparablement unies. Tout se tient dans le monde technique, comme dans celui des machines, où il faut distinguer l'opportunité du moyen isolé de l'opportunité du « complexe » mécanique. Et l'on sait que celui-ci doit l'emporter lorsque, par exemple, une machine trop coûteuse ou trop perfectionnée risque de mettre en défaut l'ensemble mécanique.
La grande idée qui résout, paraît-il tous les problèmes techniques, conduit à dire : ce n'est pas la technique qui est mauvaise, c'est l'usage de que l'homme en fait. Changez l'usage, il n'y aura plus d'inconvénient de la technique.
[...] Tout d'abord, elle repose manifestement sur une confusion que nous avons déjà dénoncée entre la machine et la technique. L'homme peut évidemment utiliser son auto à faire un voyage ou à écraser ses voisins. Mais à ce moment-là, ce n'est pas un usage, c'est un crime : la machine n'a pas été créée pour cela : le fait est négligeable. Je sais bien que ce n'est pas là ce qu'entendent les tenant de cette explication, mais l'homme oriente sa recherche dans le sens du bien et non dans le sens du mal, que la technique cherche à créer des remèdes, et non des gaz asphyxiants, de l'énergie et non la bombe atomique, des avions de commerce et non des avions de guerre, etc. Cela ramènerait bien à l'homme : c'est lui qui décide dans quel sens orienter les recherches. Il faut donc que l'homme devienne meilleur.
Mais c'est justement une erreur. C'est méconnaître résolument la réalité technique : ceci supposerait d'abord que l'on oriente la technique dans tel sens pour des motifs moraux, par conséquent non techniques. Or c'est précisément l'un des caractères majeurs de la technique […] de ne pas supporter de jugement moral, d'en être résolument indépendante et d'éliminer de son domaine tout jugement moral. Elle n'obéit jamais à cette discrimination et tend au contraire à créer une morale technique tout à fait indépendante. […]
En fait, il n'y a rigoureusement aucune différence entre la technique et son usage. Nous formulerons donc le principe suivant : l'homme est placé devant un choix exclusif, utiliser la technique comme elle doit l'être selon les règles techniques, ou ne pas l'utiliser du tout ; mais impossible d'utiliser autrement que selon les règles techniques".
Jacques Ellul, La technique ou l'enjeu du siècle, 1954, Editions Economica, pp. 89-90 et 91.
"La technique ne supportant aucun jugement éthique […] elle ne tolère pas d'être arrêtée pour une raison morale. Il va de soi qu'opposer des jugements de bien ou de mal à une opération jugée techniquement nécessaire est simplement absurde. Le technicien ne tient tout bonnement aucun compte de ce qui lui paraît relever de la plus haute fantaisie, et d'ailleurs nous savons à quel point la morale est relative. La découverte de la « morale de situation » est bien commode pour s'arranger de tout : comment au nom d'un bien variable, fugace, toujours à définir, viendrait-on interdire quelque chose au technicien, arrêter un progrès technique ? Ceci au moins est stable et assuré, évident. La technique se jugeant elle-même se trouve dorénavant libérée de ce qui a fait l'entrave principale à l'action de l'homme : les croyances (sacrées, spirituelles, religieuses) et la morale. La technique assure ainsi de façon théorique et systématique la liberté qu'elle avait acquise en fait. Elle n'a plus à craindre quelque limitation que ce soit puisqu'elle se situe en dehors du bien et du mal. On a prétendu longtemps qu'elle faisait partie des objets neutres, et par conséquent non soumis à la morale : c'est la situation que nous venons de décrire et le théoricien qui la situait ainsi ne faisait qu'entériner l'indépendance de fait de la technique et du technicien. Mais ce stade est déjà dépassé : la puissance et l'autonomie de la technique sont si bien assurées que maintenant, elle se transforme à son tour en juge de la morale : une proposition morale ne sera considérée comme valable pour un temps que si elle peut entrer dans le système technique, si elle s'accorde avec lui. […]
Sauvy, grand pourfendeur d’idées reçues, clôt son livre sur la croissance, précisément par ce lieu commun : de toute façon, on n’arrête pas la technique. Il reconnaît donc que nous n’en sommes pas maître, mais bien que nous ne pouvons pas nous refuser à ce « progrès ». Autrement dit, la technique devient une valeur morale : ce qui la soutient est un bien, ce qui l’entrave est un mal. Et l’on finit par considérer comme normales les monstruosités présentées par Rorvik et Toffler pour le futur (par exemple, le fait de placer à la naissance quelques électrodes dans le cerveau du nouveau né pour accélérer son éducation, accroître ses capacités d’assimilation, de plaisir, etc.) et celles déjà maintenant pratiquées aux Etats Unis depuis au moins 1949…"
Jacques Ellul, Le système technicien, 1977, p. 161 et pp. 165-166.
"La conscience publique n'a pas encore assimilé le fait que toute technique est porteuse d'une idéologie, alors que, devant nos yeux, les nouvelles techniques ont transformé tous les aspects de la vie au cours des quatre-vingts dernières années. En 1905, il pouvait être excusable de ne pas être préparé aux changements culturels que l'automobile allait entraîner. Oui aurait pu soupçonner, alors, que l'automobile nous dirait comment mener nos vies sociales et sexuelles ? Nous amènerait à reconsidérer nos idées sur l'utilisation des forêts et des villes ? Créerait de nouvelles manières d'exprimer notre identité personnelle et notre standing social ?
Mais la partie est déjà bien avancée et il est inexcusable d'ignorer le score. Ne pas avoir conscience qu'une technique arrive équipée d'un programme de changement social, maintenir que la technique est neutre, penser que la technique est toujours l'amie de la culture est, à cette heure tardive, de la stupidité pure et simple. Nous en avons vu assez pour savoir que les changements techniques dans les modes de communication sont encore plus chargés d'idéologie que les changements dans les modes de transport. Introduisez l'alphabet dans une culture et vous changez ses habitudes cognitives, ses relations sociales, ses notions de communauté, d'histoire et de religion. Introduisez la presse à imprimer avec des caractères mobiles et vous faites de même. Introduisez la transmission d'images à la vitesse de la lumière et vous faites une révolution culturelle. Sans vote. Sans polémiques. Sans résistance ni guérilla. Voilà l'idéologie pure, sinon sereine. Voilà l'idéologie sans mots, d'autant plus forte qu'elle est silencieuse. La seule chose nécessaire pour que tout se passe de la sorte, c'est que la population soit convaincue du caractère inévitable du progrès"
Neil Postman, Se distraire à en mourir, 1985, tr. fr. Thérésa de Chérisey, Nova Éditions, 2010, p. 233-234.
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