"Les uns identifient le bien au plaisir ; d'autres, au contraire, l'assurent foncièrement mauvais ; les uns, sans doute par conviction intime, les autres, à la pensée qu'il vaut mieux, vu les conséquences pour notre vie, le rejeter, vaille que vaille, au nombre des vices : la foule n'est déjà que trop portée à s'asservir aux plaisirs, mieux vaut donc s'engager sur la voie opposée : puisse-t-elle ainsi atteindre un juste milieu.
Mais c'est bien mal raisonner.
Car en matière d'affections et d'actions les paroles ont moins de force persuasive que les actes, et lorsqu'elles sont en désaccord avec les données de la sensation, on les rejette, et, avec elles, la part de vérité qu'elles contiennent. Qu'un jour on surprenne le censeur des plaisirs à en rechercher un, on en conclura que tout plaisir mérite d'être poursuivi, car il est des distinctions que n'opère pas la foule. Il est donc préférable de toujours dire la vérité, en morale comme en science ; seules les paroles véridiques ont force oratoire ; conformes au réel, elles peuvent inciter ceux qui les entendent à y conformer leur vie."
Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre X, 1172 a 27-1172 b 7.
"La morale n'est point faite pour suivre les caprices de l'imagination, des passions, des intérêts de l’homme : elle doit être stable, elle doit être la même pour tous les individus de la race humaine, elle ne doit point varier d'un pays ou d'un temps à un autre ; la religion n'est point en droit de faire plier ses règles immuables sous les lois changeantes de ses dieux. Il n'y a qu'un moyen de donner à la morale cette solidité inébranlable ; nous l'avons indiqué dans plus d'un endroit de cet ouvrage ; il ne s'agit que de la fonder, sur nos devoirs, sur la nature de l'homme, sur les rapports subsistants entre des êtres intelligents, qui chacun de leur côté sont amoureux de leur bonheur, sont occupés à se conserver, qui vivent en société afin d'y parvenir plus sûrement. En un mot il faut donner pour base à la morale la nécessité des choses.
En pesant ces principes, puisés dans la nature, évidents par eux-mêmes, confirmés par des expériences constantes, approuvés par la raison, l'on aura une morale certaine et un système de conduite qui ne se démentira jamais. On n'aura pas besoin de recourir aux chimères théologiques pour régler sa conduite dans le monde visible. On sera en état de répondre à ceux qui prétendent que sans un dieu il ne peut y avoir de morale ; et que ce dieu, en vertu de sa puissance et de l'empire souverain qui lui appartient sur ses créatures, a seul droit de leur imposer des lois, et de les soumettre à des devoirs qui les obligent.
[…]
Quelle que soit la cause qui plaça l'homme dans le séjour qu'il habite, et qui lui donna ses facultés ; soit qu'on regarde l'espèce humaine comme l’ouvrage de la nature, soit qu'on suppose qu'elle doit son existence à un être intelligent distingué de la nature ; l'existence de l'homme, tel qu'il est, est un fait ; nous voyons en lui un être qui sent, qui pense, qui a de l'intelligence, qui s'aime lui-même, qui tend à se conserver, qui dans chaque instant de sa durée s'efforce de rendre son existence agréable, qui pour satisfaire plus aisément ses besoins et se procurer des plaisirs, vit en société avec des êtres semblables à lui, que sa conduite peut rendre favorables ou indisposer contre lui. C'est donc sur ces sentiments universels, inhérents à notre nature et qui subsisteront autant que la race des mortels, que l'on doit fonder la morale qui n'est que la science des devoirs de l'homme vivant en société."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 2e partie, Chapitre IX, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 550-552.
"Ce que je prétends, c'est que la Moralité proprement dite - la science de la conduite droite - a pour objet de déterminer comment et pourquoi certains modes de conduite sont nuisibles et certains autres bienfaisants. Ces résultats bons et mauvais ne peuvent être des conséquences accidentelles de la constitution des choses, mais doivent en être des conséquences nécessaires, et j'estime que l'affaire de la science morale est de déduire des lois de la vie et des conditions de l'existence quelles sortes d'actions tendent nécessairement à produire du bonheur et quelles autres à produire du malheur. Ceci fait, ces déductions seront reconnues comme lois de la conduite ; et il faudra s'y conformer indépendamment d'une estimation directe du bonheur ou de la souffrance. […]
Pour qu'on saisisse tout à fait ma pensée, il me paraît nécessaire d'ajouter qu'il y a eu, et qu'il y a encore, se développant dans la race, certaines intuitions morales fondamentales correspondant aux propositions fondamentales d'une science morale développée ; et que, quoique ces intuitions morales soient le résultat d'expériences d'utilité accumulées, graduellement organisées et héritées, elles sont devenues tout à fait indépendantes de l'expérience consciente. De même que l'intuition de l'espace, possédée par tout être vivant, vient, selon moi, d'expériences organisées et consolidées faites par les individus antérieurs qui ont légué à l'individu actuel leur organisation nerveuse lentement développée, comme, selon moi, cette intuition ne demandant qu'à être définie et complétée par l'expérience personnelle, est pratiquement devenue une forme de pensée en apparence tout à fait indépendante de l'expérience ; de même je crois que les expériences d'utilité, organisées et consolidées à travers toutes les générations passées de la race humaine, ont produit des modifications nerveuses correspondantes qui, par une transmission et une accumulation continues, sont devenues en nous certaines facultés d'intuition morale. Certaines émotions, qui n'ont pas de base apparente dans les expériences d'utilité faites par l'individu, correspondent ainsi à une conduite bonne ou mauvaise. J'estime aussi que, de même que l'intuition de l'espace correspond aux démonstrations exactes de la géométrie qui interprètent et vérifient ses conclusions sommaires, de même les intuitions morales correspondront aux démonstrations de la science morale, qui interprétera et vérifiera leurs conclusions sommaires."
Herbert Spencer, Une autobiographie, tr. fr. Varigny, Paris, Alcan, 1907, PUF, 1987, p. 304-306.
" […] toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s'orienter selon l'éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l'éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l'éthique de conviction est identique à l'absence de responsabilité et l'éthique de responsabilité à l'absence de conviction. Il n'en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l'attitude de celui qui agit selon les maximes de l'éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l'action il s'en remet à Dieu » -, et l'attitude de celui qui agit selon l'éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. »
Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l'éthique de conviction que son action n'aura d'autre effet que celui d'accroître les chances de la réaction, de retarder l'ascension de sa classe et de l'asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d'un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n'attribuera pas la responsabilité à l'agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l'homme (car, comme le disait justement Fichte , on n'a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l'homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu'il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. »
Le partisan de l'éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu'elle ne s'éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l'injustice sociale. [...]
Mais cette analyse n'épuise pas encore le sujet. Il n'existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d'une part les moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d'autre part la possibilité ou encore l'éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses."
Max Weber, Le savant et la politique, 1919, tr. J. Freund, coll. 10/18, pp. 206-207.
J. G. Fichte (1762-1814), philosophe allemand.
"La seule chose qui requiert une explication et en soit susceptible ce ne sont pas les normes, les principes et les valeurs elles-mêmes, mais plutôt les faits réels desquels ils ont été abstraits. Ces faits sont les actes par lesquels la conscience humaine formule des règles, approuve, évalue : ils sont donc des processus réels de la vie mentale. « La valeur », « le bien » sont de pures abstractions, mais le fait d'évaluer, de trouver bien quelque chose sont des événements psychiques réels et les actes singuliers de ce genre peuvent très bien être connus, c'est-à-dire ramenés les uns aux autres.
Et c'est justement là la tâche spécifique de l'éthique. C'est là que se trouvent ces faits singuliers qui suscitent l'étonnement philosophique et dont l'élucidation a de tout temps été le sens ultime de la recherche éthique. Le fait que l'homme approuve précisément certaines actions, qu'il tienne précisément certaines attitudes pour « bonnes » ne paraît pas du tout aller de soi au philosophe, mais l'étonne le plus souvent, d'où son « pourquoi ? ». Dans toute science de la réalité, on peut - ce qui n'a pas besoin d'être davantage justifié ici - considérer toute explication comme une explication causale ; ce « pourquoi » a par conséquent ici le sens d'une interrogation sur la cause de ces processus psychiques par lesquels l'homme effectue une évaluation morale, formule une exigence morale (et il suffit à nouveau ici d'observer que le fait de parler de la découverte de la « cause » n'est qu'une abréviation populaire pour désigner la formulation de la régularité complète du phénomène à connaître).
Autrement dit : la détermination du contenu des concepts de bien et de mal se fait par un principe moral et un système de normes et fournit une justification relative des règles morales inférieures par celles qui leur sont supérieures ; la connaissance du bien, en revanche, ne porte pas sur la norme, mais sur la cause, non pas sur la justification mais sur l'explication de l'évaluation morale. La théorie des normes demande : « Qu'est-ce qui est de fait tenu pour le principe directeur de l'action morale ? », la connaissance éthique demande quant à elle : « Pourquoi le tient-on pour le principe directeur de l'action ? »."
Moritz Schlick, Questions d'éthique, 1930, I, 10, Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, p. 31-32.
"En dehors des morales religieuses, l'Occident n'a connu sans doute que deux formes d'éthiques : l'ancienne (sous la forme du stoïcisme ou de l'épicurisme) s'articulait sur l'ordre du monde, et en en découvrant la loi, elle pouvait en déduire le principe d'une sagesse ou une conception de la cité : même la pensée politique du XVIIIe siècle appartient encore à cette forme générale ; la moderne en revanche ne formule aucune morale dans la mesure où tout impératif est logé à l'intérieur de la pensée et de son mouvement pour ressaisir l'impensé ; c'est la réflexion, c'est la prise de conscience, c'est l'élucidation du silencieux, la parole restituée à ce qui est muet, la venue au jour de cette part d'ombre qui retire l'homme à lui-même, c'est la réanimation de l'inerte, c'est tout cela qui constitue à soi seul le contenu et la forme de l'éthique. La pensée moderne n'a jamais pu, à dire vrai, proposer une morale : mais la raison n'en est pas qu'elle est pure spéculation ; tout au contraire, elle est d'entrée de jeu, et dans sa propre épaisseur, un certain mode d'action. Laissons parler ceux qui incitent la pensée à sortir de sa retraite et à formuler ses choix ; laissons faire ceux qui veulent, hors de toute promesse et en l'absence de vertu, constituer une morale. Pour la pensée moderne, il n'y a pas de morale possible ; car depuis le XIXe siècle la pensée est déjà « sortie » d'elle- même en son être propre, elle n'est plus théorie ; dès qu'elle pense, elle blesse ou réconcilie, elle rapproche ou éloigne, elle rompt, elle dissocie, elle noue ou renoue -, elle ne peut s'empêcher de libérer et d'asservir. Avant même de prescrire, d'esquisser un futur, de dire ce qu'il faut faire, avant même d'exhorter ou seulement d'alerter la pensée, au ras de son existence, dès sa forme la plus matinale, est en elle-même une action,– un acte périlleux. Sade, Nietzsche, Artaud et Bataille l'ont su pour tous ceux qui voulaient l'ignorer ; mais il est certain aussi que Hegel, Marx et Freud le savaient."
Michel Foucault, Les Mots et les Choses, 1966, Paris, Gallimard, p. 338.
"Pendant la majeure partie de ce siècle, la philosophie morale a été gênée par le supposé fossé absolu entre est et doit, et la croyance qui en découle que les faits de la vie ne peuvent par eux-mêmes produire un projet éthique pour nos actions futures. Pour cette raison, l'éthique a soutenu une existence surnaturelle largement séparée de la science. Ses représentants les plus respectables croient encore que l'on peut raisonner avec succès sur le bien [right] et le mal [wrong] sans une connaissance du cerveau, l'organe humain où toutes les décisions relatives au bien et au mal sont prises. Les prémisses éthiques sont traitées typiquement à la manière des propositions mathématiques : des directives supposées indépendantes de l'évolution humaine, avec revendication d'un idéal, d'une vérité éternelle.
Tandis que des gains substantiels ont été faits dans notre compréhension de la nature de la pensée morale et de l'action, il a été fait un usage insuffisant de notre connaissance du cerveau et de son évolution. Les croyances en des vérités morales extrasomatiques et en une barrière absolue entre être et devoir être sont fausses. Les prémisses morales se rapportent seulement à notre nature physique et sont le résultat d'une histoire génétique particulière [idiosyncratic] - une histoire qui est néanmoins assez puissante et générale à l"intérieure de l'espèce humaine pour former des codes qui fonctionnent. Le temps est venu de transformer la philosophie morale en science appliquée car, comme nous pressait à le faire le généticien Hermann J. Muller en 1959, 100 ans sans Darwin sont assez.
L'approche naturaliste de l'éthique, remontant à travers Darwin aux premiers penseurs préévolutionnistes, a gagné en force avec chaque avancée nouvelle en biologie et dans les sciences du cerveau. Sa version contemporaine peut être exprimée comme suit :
Tout ce qui est humain, y compris l'esprit et la culture, a une base matérielle et a trouvé son origine au cours de l'évolution de la constitution génétique humaine et son interaction avec l'environnement."
Michael Ruse et Edward O. Wilson, Moral philosophy as Applied Science, 1986, in Elliott Sober (ed.), Conceptual Issues in Evolutionary Biology, Cambridge, MIT Press, 2eéd. 1997, p. 421, trad. P-J. Haution.
Qui n'appartiendraient pas au corps.
Date de création : 18/11/2005 @ 20:59
Dernière modification : 13/02/2015 @ 12:38
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