"Il reste maintenant à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu'il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclair. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il la fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de nature, et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. […]
[…] Ainsi la règle du beau n’apparaît que dans l’œuvre, et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre œuvre."
Alain, Système des beaux arts, 1920.
"Tout objet technique nécessite pour être fabriqué un savoir-faire. Celui-ci est d'abord étranger à l'apprenti, qui par la répétition des gestes l'intériorise sous la forme d'habitus. En apprenant à faire un mur, l'apprenti maçon intériorise ce qu'il mettra en oeuvre en tant qu'artisan. Dire qu'il connaît le métier veut dire qu'il peut monter un mur selon les règles de l'art. Devant l'oeuvre, en revanche, l'artiste n'est pas tout à fait dans la même situation. Qu'il le sache ou non, il ne produit pas un objet qu'il sait faire, mais justement ce qu'il ne sait pas faire, ce qui n'appartient pas à son habitus. Plus précisément, il apprend, pour une prochaine fois qui n'aura jamais lieu, à faire l'oeuvre qu'il n'a pas encore créée par les gestes qui lui donnent naissance. Il est en train d'apprendre à faire une oeuvre qu'il ne connaît pas autrement que par cet apprentissage. [...] Ce serait à peine métaphoriser que de dire que c'est l'oeuvre qui a l'initiative. Mais ce serait une métaphore. En réalité, chaque geste de l'artiste anticipe une oeuvre qui vient vers lui parce qu'il la suscite. C'est cette anticipation effectuée qui se donne à voir dans l'exposition, dans la manifestation de l'oeuvre. [...] C’est pourquoi la jouissance esthétique consiste à plonger dans la transparence de l'origine, puisque c'est exactement ce que montre l'œuvre : aucune autre raison d'être qu'elle-même, aucune autre justification que d'être soi. Coïncidant avec son origine, se rendant absolument transparente à elle-même, l'oeuvre figure la chair, l'auto-affection s'éprouvant dans la présentation du monde, C'est pourquoi l'oeuvre peut être figurative. C'est l'énigme (souvent commentée) de Cézanne : « l'homme absent, mais tout entier dans le paysage »."
Alain Cugno, L'Existence du mal, 2002, Seuil, p. 232-234.
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