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Texte à méditer :  Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue.  Socrate
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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
La distinction esprit-âme/corps-matière

  "- Mais ce point-là, ne l'avions-nous pas justement établi [...] quand nous disions : toutes les fois que l'âme a recours au corps pour examiner quelque chose, utilisant soit la vue, soit l'ouïe, soit n'importe quel autre sens (par « avoir recours au corps » j'entends - « utiliser les sens pour examiner quelque chose ») alors elle est traînée par le corps dans la direction de ce qui jamais ne reste même que soi, et la voilà en proie à l'errance, au trouble, au vertige, comme si elle était ivre, tout cela parce que c'est avec ce genre de choses qu'elle est en contact ?

  - Oui, absolument.

  - Quand, au contraire, c'est l'âme elle-même, et seulement par elle-même, qui conduit son examen, elle s'élance là-bas, vers ce qui est pur et qui est toujours, qui est immortel et toujours semblable à soi ? Et comme elle est apparentée à cette manière d'être, elle reste toujours en sa compagnie, chaque fois précisément que, se concentrant elle-même en elle-même, cela lui devient possible. C'en est fini alors de son errance : dans la proximité de ces êtres, elle reste toujours semblablement même qu'elle-même, puisqu'elle est à leur contact. Cet état de l'âme, c'est bien ce qu'on appelle la pensée ?

- C'est vraiment très beau, et très vrai, ce que tu dis, Socrate."

 

Platon, Phédon (IV siècle av. J.-C.), 79c-79d, trad. M. Dixsaut, Éd. Flammarion, GF, 1991, p. 242.


 

  "Considérons maintenant l'âme dans le corps, qu'elle existe d'ailleurs avant lui ou seulement en lui ; d'elle et du corps se forme le tout appelé animal. Si le corps est pour elle comme un instrument dont elle se sert, elle n'est pas contrainte d'accueillir en elle les affections du corps, pas plus que l'artisan ne ressent ce qu'éprouvent ses outils : mais peut-être faut-il qu'elle en ait la sensation, puisqu'il faut qu'elle connaisse, par la sensation, les affections extérieures du corps, pour se servir de lui comme d'un instrument : se servir des yeux, c'est voir. Or, elle peut être atteinte dans sa vision, et par conséquent, subir des peines, des souffrances, et tout ce qui arrive au corps ; elle éprouve aussi des désirs, quand elle cherche à soigner un organe malade.
  Mais comment ces passions viendront-elles du corps jusqu'à elle ? Un corps communique ses propriétés à un autre corps ; mais à l'âme ? Ce serait dire qu'un être pâtit de la passion d'un autre. Tant que l'âme est un principe qui se sert du corps, et le corps un instrument de l'âme, ils restent séparés l'un de l'autre ; et si l'on admet que l'âme est un principe qui se sert du corps, on la sépare. Mais avant qu'on ait atteint cette séparation par la pratique de la philosophie, qu'en était-il ? Ils sont mêlés : mais comment ? Ou bien c'est d'une des espèces de mélanges ; ou bien il y a entrelacement réciproque ; ou bien l'âme est comme la forme du corps, et n'est point séparée de lui ; ou bien elle est une forme qui touche le corps, comme le pilote touche son gouvernail ; ou bien une partie de l'âme est séparée du corps et se sert de lui, et une autre partie y est mélangée et passe elle-même au rang d'organe."

 

Plotin, Ennéades, I, 3, tr. fr. Émile Bréhier, Les Belles Lettres.


 

  "L'on dit que l'âme est dans le corps comme le pilote dans son navire. La comparaison est bonne pour expliquer que l'âme est séparable du corps, mais elle ne tire guère au clair le mode de sa présence qui fait l'objet de notre recherche. En tant que passager, elle est dans le corps par accident ; en tant que pilote, comment y est-elle ? Le pilote n'est pas dans tout le navire, comme l'âme est dans tout le corps. Faut-il dire que l'âme est dans le corps comme l'art est dans les instruments, par exemple comme l'art du pilote serait dans le gouvernail si le gouvernail était animé de telle sorte que l'art qui lui communique les mouvements voulus lui fût intérieur ? Il y a en réalité la différence que l'art est extérieur à l'instrument. Si nous concevons ainsi l'âme sur le modèle d'un pilote dont l'art pénétrerait son gouvernail de telle sorte qu'elle serait dans le corps comme dans son instrument naturel, vu qu'elle le meut de manière à lui faire exécuter ce qu'elle veut, aurons-nous dans ce cas fait un progrès vers la solution de notre recherche ? Une nouvelle difficulté surgit plutôt alors : comment l'âme est-elle dans son instrument ?"

 

Plotin, Énnéades, IV, III, l. 5-20, tr. fr. Émile Bréhier, Les Belles Lettres.


 

  "Mais pour ma part, je pense que la nature d'un esprit est aussi concevable et facile à définir que la nature de n'importe quelle autre chose. Car, en ce qui concerne l'essence même, ou la substance nue de n'importe quelle chose, il n'y a que quelqu'un qui est un novice complet en spéculation qui n'admet pas qu'elle est entièrement inconnaissable, mais quant aux propriétés essentielles et inséparables, elles sont aussi intelligibles et explicables dans un esprit que dans n'importe quel autre sujet. Ainsi, par exemple, je conçois que l'idée complète d'un esprit en général, ou du moins de tous les esprits finis, créés et subordonnés consiste dans les propriétés et les pouvoirs suivants : à savoir l'auto-pénétration, l'auto-motion, l'auto-contraction et dilatation, et l'indivisibilité ; ce sont celles que l'on estime être plus fondamentales ; j'ajoute celles qui ont rapport à d'autres (substances), et ce sont le pouvoir de pénétrer, mouvoir et modifier la matière. Ces propriétés et pouvoirs, réunis ensemble, constituent l'idée ou la notion de l'esprit, par lesquelles celui-ci est clairement distingué du corps, dont les parties ne peuvent pénétrer l'une l'autre, qui n'est pas auto-moteur, ne peut ni se contracter ni se dilater lui-même, et dont les parties sont divisibles et séparables les unes des autres ; mais les parties d'un esprit ne peuvent pas plus être séparées [l'une de l'autre] que l'on ne peut détacher du Soleil un rayon de lumière, en le coupant avec les ciseaux faits d'un cristal transparent. Ceci [ce qui précède] peut servir pour fixer la notion d'un esprit. Et de cette description il résulte clairement que l'esprit est une notion de plus de perfection que le corps, et qui est, par conséquent, plus apte à être un attribut de ce qui est absolument parfait que ne l'est un corps."

 

Henry More, An antidote against atheism, 1653, book I, cap. IV, § 3.


 

  "Je vais donc définir l'esprit en général de la manière suivante : une substance pénétrable et inséparable (indiscerpible). La convenance de cette définition sera mieux comprise et nous divisons la substance en général en genres premiers suivants : Corps et Esprit, et, ensuite, définissons le Corps : une substance impénétrable et sécable (discerpible). D'où, le genre opposé à celui-ci est convenablement défini : une substance pénétrable et inséparable (indiscerpible).
  J'en appelle maintenant à tout homme qui peut écarter tout préjugé et qui possède un usage libre de ses facultés [de nous dire] si chaque terme, dans la définition de l'esprit, n'est pas tout aussi intelligible et conforme à la raison que dans celle du corps. En effet, la notion précise de la substance, [notion] dans laquelle je conçois incluses l'extension et l'activité, qu'elle soit innée ou communiquée, est la même dans les deux. Car la matière elle-même, une fois mue, peut mouvoir une autre matière. Et il est tout aussi facile de comprendre ce qu'est [d'être] pénétrable qu'impénétrable, et ce qu'est [d'être] inséparable (indiscerpible) que séparable (discerpible) ; et pénétrabilité et indiscerpibilité étant [des propriétés] aussi immédiates de l'esprit que la pénétrabilité et la discerpibilité le sont du corps, il y a autant de raisons de les considérer comme les attributs de l'un comme de l'autre. Or, la substance, dans sa notion précise, ne comprenant pas non plus l'impénétrabilité que l'indiscerpibilité, le fait qu'un genre de substance maintient ses parties les unes en dehors des autres, de manière à les rendre impénétrables les unes pour les autres (comme, par exemple, la matière le fait pour les parties de la matière) pourrait tout aussi bien être un sujet d'étonnement que le fait que les parties d'une autre substance tiennent si fortement ensemble qu'elles ne sont aucunement discerpibles."

 

Henry More, The immortality of the soul, 1659, b. I, c. III, §§ 1 et 2, p. 21 sq.



  "III. COMMENT ON CONNAÎT LES CORPS

  Toutes les choses qui sont en ce monde, dont nous ayons quelque connaissance, sont des corps ou des esprits ; propriétés de corps, propriétés d'esprits. On ne peut douter que l'on ne vole les corps avec leurs propriétés par leurs idées ; parce que n'étant pas intelligibles par eux-mêmes, nous ne les pouvons voir que dans l'être, qui les renferme d'une manière intelligible. Ainsi c'est en Dieu, et par leurs idées, que nous voyons les corps avec leurs propriétés ; et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est très parfaite : je veux dire, que l'idée que nous avons de l'étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés, dont l'étendue est capable ; et que nous ne pouvons désirer d'avoir une idée plus distincte et plus féconde de l'étendue, des figures et des mouvements que celle que Dieu nous en donne.

  Comme les idées des choses qui sont en Dieu renferment toutes leurs propriétés, qui en voit les idées, en peut voir successivement toutes les propriétés : car lorsqu'on voit les choses comme elles sont en Dieu, on les voit toujours d'une manière très parfaite : et elle serait infiniment parfaite, si l'esprit qui les y voit était infini. Ce qui manque à la connaissance que nous avons de l'étendue, des figures, et des mouvements, n'est point un défaut de l'idée qui la représente, mais de notre esprit qui la considère.

  IV. COMMENT ON CONNAÎT SON ÂME

  Il n'en est pas de même de l'âme, nous ne la connaissons point par son idée - nous ne la voyons point en Dieu : nous ne la connaissons que par conscience ; et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite. Nous ne savons de notre âme, que ce que nous sentons se passer en nous. Si nous n'avions jamais senti de douleur, de chaleur, de lumière, etc. nous ne pourrions savoir si notre âme en serait capable, parce que nous ne la connaissons point par son idée. Mais si nous voyions en Dieu l'idée qui répond à notre âme, nous connaîtrions en même temps, ou nous pourrions connaître toutes les propriétés dont elle est capable: comme nous connaissons ou nous pouvons connaître toutes les propriétés dont l'étendue est capable parce que nous connaissons l'étendue par son idée.

  Il est vrai que nous connaissons assez par notre conscience, ou par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes, que notre âme est quelque chose de grand ; mais il se peut faire que ce que nous en connaissons ne soit presque rien de ce qu'elle est en elle-même. Si on ne connaissait de la matière que vingt ou trente figures dont elle aurait été modifiée, certainement on n'en connaîtrait presque rien, en comparaison de ce que l'on en peut connaître par l'idée qui la représente. Il ne suffit donc pas pour connaître parfaitement l'âme, de savoir ce que nous en savons par le seul sentiment intérieur ; puisque la conscience que nous avons de nous-mêmes ne nous montre peut-être que la moindre partie de notre être."

 

Nicolas Malebranche, De la Recherche de la vérité, 1674, Livre III, partie II, chap. 7, in OEuvres, 1, Éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 349-350.


 

   "Ainsi l'homme devint double ; il se regarda comme un tout composé par l'assemblage inconcevable de deux natures différentes, et qui n'avaient point d'analogie entre elles. Il distingua deux substances en lui-même ; l'une visiblement soumise aux influences des êtres grossiers et composés de matières grossières et inertes, fut nommée corps ; l'autre que l'on supposa simple, d'une essence plus pure, fut regardée comme agissante par elle-même et donnant le mouvement au corps avec lequel elle se trouvait miraculeusement unie ; celle-ci fut nommée âme, ou esprit et les fonctions de l'une furent nommées physiques, corporelles, matérielles, les fonctions de l'autre furent appelées spirituelles et intellectuelles ; l'homme considéré relativement aux premières fut appelé l'homme physique et quand on le considéra relativement aux dernières, il fut désigné sous le nom d'homme moral.
  Ces distinctions adoptées aujourd'hui par la plupart des philosophes, ne sont fondées que sur des suppositions gratuites. Les hommes ont toujours cru remédier à l'ignorance des choses en inventant des mots, auxquels ils ne purent jamais attacher un vrai sens. On s'imagina que l'on connaissait la matière, toutes ses propriétés, toutes ses facultés, ses ressources et ses différentes combinaisons, parce qu'on en avait entrevu quelques qualités superficielles ; l'on ne fit réellement qu'obscurcir les faibles idées que l'on avait pu s'en former en lui associant une substance beaucoup moins intelligible qu'elle-même.
  C'est ainsi que des spéculateurs en créant des mots et en multipliant les êtres, n'ont fait que se plonger dans des embarras plus grands que ceux qu'ils voulaient éviter, et mettre des obstacles aux progrès des connaissances : dès que les faits leur ont manqué ils ont eu recours à des conjectures, qui bientôt pour eux se sont changées en réalités, et leur imagination, que l'expérience ne guidait plus, s'est enfoncée sans retour dans le labyrinthe d' un monde idéal et intellectuel qu'elle seule avait enfanté, il fut presqu'impossible de l'en tirer pour la remettre dans le bon chemin dont il n'y a que l'expérience qui puisse donner le fil. Elle nous montrera que dans nous-mêmes, ainsi que dans tous les objets qui agissent sur nous, il n'y a jamais que de la matière douée de propriétés différentes, diversement modifiée, et qui agit en raison de ses propriétés. En un mot l'homme est un tout organisé composé de différentes matières ; de même que toutes les autres productions de la nature il suit des lois générales et connues ainsi que des lois ou des façons d'agir qui lui sont particulières et inconnues.
  Ainsi lorsqu'on demandera ce que c'est que l'homme, nous dirons que c'est un être matériel, organisé ou conformé de manière à sentir, à penser, à être modifié de certaines façons propres à lui seul, à son organisation, aux combinaisons particulières des matières qui se trouvent rassemblées en lui."

 

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre VI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 212-213.


 

  "Plus nous réfléchirons et plus nous demeurerons convaincus que l'âme, bien loin de devoir être distinguée du corps, n'est que ce corps lui-même envisagé relativement à quelques-unes de ses fonctions, ou à quelques façons d'être et d’agir dont il est susceptible tant qu'il jouit de la vie. Ainsi l'âme est l'homme considéré relativement à la faculté qu'il a de sentir, de penser et d'agir d'une façon résultante de sa nature propre, c'est-à-dire, de ses propriétés, de son organisation particulière et des modifications durables ou transitoires que sa machine éprouve de la part des êtres qui agissent sur elle.
 Ceux qui ont distingué l'âme du corps, ne semblent avoir fait que distinguer son cerveau de lui-même. En effet le cerveau est le centre commun où viennent aboutir et se confondre tous les nerfs répandus dans toutes les parties du corps humain : c'est à l’aide de cet organe intérieur que se font toutes les opérations que l'on attribue à l'âme ; ce sont des impressions, des changements, des mouvements communiqués aux nerfs qui modifient le cerveau ; en conséquence il réagit, et met en jeu les organes du corps, ou bien il agit sur lui-même et devient capable de produire au dedans de sa propre enceinte une grande variété de mouvements, que l'on a désignés sous le nom de facultés intellectuelles.
  D'où l'on voit que c'est de ce cerveau que quelques penseurs ont voulu faire une substance spirituelle. Il est évident que c'est l'ignorance qui a fait naître et accrédité ce système si peu naturel. C'est pour n'avoir point étudié l'homme que l'on a supposé dans lui un agent d'une nature différente de son corps : en examinant ce corps on trouvera que pour expliquer tous les phénomènes qu'il présente, il est très inutile de recourir à des hypothèses qui ne peuvent jamais que nous écarter du droit chemin."
 
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre VII, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 226.

 

  "L'âme et le corps, dans la philosophie scolastique (qui est toujours celle de l'Église romaine), sont des substances. La notion de « substance » dérive de la syntaxe, et la syntaxe dérive de la métaphysique plus ou moins inconsciente des races primitives, qui ont façonné la structure de notre langage. On distingue dans les phrases le sujet et l'attribut, et l'on pense que, si certains mots peuvent être soit sujets, soit attributs, il en existe d'autres qui ne peuvent être que sujets (sans qu'on sache trop ce que cela signifie) - ces mots (dont les noms propres sont le meilleur exemple) sont censés désigner des « substances ». Le terme populaire correspondant est « chose », ou « personne » quand il s'agit d'êtres humains. La notion métaphysique de substance n'est qu'une tentative pour préciser ce que le bon sens entend par une chose ou une personne.

  Prenons un exemple. Nous pouvons dire : « Socrate était sage », « Socrate était grec », « Socrate était le maître de Platon », et ainsi de suite ; dans tous ces énoncés, nous attribuons à Socrate des attributs divers. Le mot « Socrate » a exactement le même sens dans toutes ces phrases : l'individu Socrate est donc quelque chose de distinct de ses attributs, quelque chose à quoi les attributs sont dits « inhérer ». La connaissance naturelle nous permet seulement de connaître une chose par ses attributs ; si Socrate avait eu un frère jumeau ayant exactement les mêmes attributs, nous ne pourrions pas les distinguer."

 

Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 85-86.


 

    "Enfin, il faut bien dire que si la vieille distinction entre âme et corps s'est évaporée, c'est tout autant parce que la « matière » a perdu sa solidité que parce que l'« esprit » a perdu sa spiritualité. On pense encore parfois, et tout le monde pensait autrefois, que les données de la physique sont publiques, en ce sens qu'elles sont visibles pour tous, tandis que celles de la psychologie sont privées, étant obtenues par introspection. Mais il ne s'agit que d'une différence de degré. Deux personnes ne peuvent jamais percevoir exacte- ment le même objet en même temps, parce que la différence de leurs positions entraîne une différence dans ce qu'elles voient. Quand on examine attentivement les données de la physique, on constate qu'elles ont le même caractère privé que celles de la psychologie. Et le caractère quasi public qu'elles possèdent n'est pas entièrement impossible en psychologie.

    Les faits qui constituent le point de départ de ces deux sciences sont, en partie au moins, identiques. La tache de couleur que nous voyons est une donnée pour la physique et aussi pour la psychologie. La physique en tire une série de conclusions dans un certain cadre, la psychologie une autre série de conclusions dans un autre cadre. On pourrait dire, bien que ce soit une façon trop grossière d'exprimer les choses, que la physique s'occupe des relations de cause à effet en dehors du cerveau, et la psychologie des relations de cause à effet à l'intérieur du cerveau (à l'exclusion de celles que peut découvrir, par observation extérieure, le physiologiste qui examine le cerveau). Les données de la physique et celles de la psychologie sont des événements qui, en un sens, se produisent dans le cerveau. Ils ont un enchaînement de causes extérieures qui sont étudiées par la physique, et un enchaînement d'effets intérieurs (souvenirs, habitudes, etc.) qui sont étudiés par la psychologie. Mais il n'existe aucune preuve d'une différence fondamentale entre les éléments du monde physique et ceux du monde psychologique. Nous en savons moins à leur sujet qu'on ne le pensait autre- fois, mais nous en savons assez pour être à peu près sûrs que ni l'« âme » ni le « corps » n'ont de place dans la science moderne."


Bertrand Russell, Science et Religion, 1935, trad. P.-R. Mantoux, Éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, p. 98-100.


 

    "Nous pouvons envisager la distinction entre l'esprit et le corps comme étant celle de la disparité entre l'expérience d'un sujet observant un objet extérieur comme un chat, et un neurophysiologiste observant les mécanismes corporels par lesquels le sujet voit le chat. Ces deux expériences sont très différentes. Le sujet voit le chat, mais ne voit pas les mécanismes qu'il utilise en voyant le chat, tandis que, d'autre part, le neurophysiologiste voit le mécanisme utilisé par le sujet, mais ne partage pas la vue du chat par le sujet […] Voir un chat diffère donc nettement de la connaissance du mécanisme permettant de voir un chat. Il s'agit d'une connaissance de choses tout à fait différentes. La perception d'une chose extérieure est une connaissance directe de l'objet par le sujet [a from-to knowledge]. C'est une conscience subsidiaire [subsidiary awareness] de réponses corporelles suscitées par des stimuli externes, qui sont vus en insistant sur leur signification lorsque celle-ci est située au centre de notre attention. Le neurophysiologiste n'a pas d'expérience de cette intégration, il a une connaissance indirecte [an at-knowledge] avec, au centre de son attention, le corps et ses réponses corporelles. Ces deux expériences ont un contenu nettement différent, qui représente le noyau central du dualisme traditionnel esprit-corps. Le "dualisme" devient ainsi simplement un exemple de changement de sujet [subject matter] qui a lieu quand on déplace son attention de ce sur quoiportent les effets subsidiaires [subsidiaries] (c'est-à-dire les objets de la conscience), pour se concentrer sur les effets subsidiaires eux-mêmes (c'est-à-dire sur la conscience elle-même).

    Certains principes, - par exemple ceux de la physique -, s'appliquent dans des circonstances variées. Ces circonstances ne sont pas déterminées par les principes en question ; elles sont leurs conditions limites, et aucun principe ne peut déterminer ses propres conditions limites. Quand il existe un principe qui contrôle les conditions limites d'un autre principe, les deux opèrent conjointement. Dans cette relation, le premier peut être appelé le principe inférieur, et le second le principe supérieur.

    Les principes mentaux et les principes de la physiologie forment une paire de principes opérant conjointement. L'esprit [mind] dépend pour son fonctionnement de l'opération continue de principes physiologiques, mais il contrôle les conditions limites laissées indéterminées par la physiologie."

 

Michael Polanyi, "Logic and psychology", Amer. Psychologist, 23, 1968, pp. 39-40, tr. fr. P.-J. Haution.



   "Il est une doctrine concernant la nature et la localisation de l'esprit, à ce point prévalente parmi les hommes de science et le grand public qu'elle mérite d'être appelée « la doctrine reçue ». La plupart des philosophes, des psychologues et des théologiens souscrivent, avec quelques légères réserves, à ses principaux articles et tout en reconnaissant qu'elle présente certaines difficultés théoriques, prétendent volontiers que ces difficultés pourraient être surmontées sans que soit sérieusement modifiée l'économie générale de la théorie. […]
  Voici cette doctrine reçue qui remonte, en ordre principal, à Descartes. À l'exception discutable des idiots et des enfants en nourrice, tout être humain a, à la fois, un esprit et un corps ou, comme certains préfèrent le formuler, tout être humain est à la fois un esprit et un corps. L'esprit et le corps sont généralement attelés ensemble mais, après la mort corporelle, l'esprit préalablement associé à un corps peut continuer d'exister et de fonctionner.
  Les corps humains sont étendus dans l'espace et sujets aux lois de la mécanique qui gouvernent également tous les autres corps étendus dans l'espace. Des observateurs peuvent observer de l'extérieur les états et mouvements de ces corps. Ainsi, la vie corporelle d'un individu est une affaire publique, de même que la vie des animaux, des reptiles et celle des arbres, des cristaux et des planètes.
  Les esprits, en revanche, ne sont pas étendus dans l'espace et leurs opérations ne sont pas sujettes aux lois de la mécanique. Les opérations d'un esprit ne sont pas observables ; elles sont privées. Il n'y a que moi qui puisse prendre une connaissance directe des états et opérations de mon esprit. C'est pourquoi, chaque individu vit deux vies parallèles, celle de son corps et celle de son esprit. La première est publique, la seconde est privée. Les événements de la première histoire appartiennent au monde physique, ceux de la seconde appartiennent au monde mental.

  Certains penseurs ont contesté la théorie que l'être humain contrôle ou puisse contrôler directement l'ensemble ou, même, une partie des événements de son histoire privée. Selon la doctrine reçue, il y a, pour le moins, plusieurs événements dont il a une connaissance directe et indiscutable. Dans la conscience, la conscience de soi et lors de l'introspection, l'individu est directement et authentiquement informé des états et des opérations de son esprit. Il peut avoir des doutes plus ou moins graves sur des épisodes contemporains et adjacents du monde physique mais il ne peut en avoir à propos d'au moins une partie de ce qui, au moment même, occupe son esprit.
  On explique généralement la disparité des deux vies et des deux mondes en disant que les choses et événements qui appartiennent au monde physique, à l'inclusion du corps de celui qui parle sont extérieurs, tandis que les fonctionnements de son esprit sont intérieurs. Cette antithèse de l'intérieur et de l'extérieur est d'origine métaphorique et est censée être comprise comme telle. En effet, les esprits, qui ne sont pas dans l'espace, ne peuvent être décrits comme étant spatialement à l'intérieur de quelque chose d'autre ou comme comprenant des choses qui, spatialement, auraient lieu à l'intérieur d'eux-mêmes. Mais on note de fréquents relâchements de cette bonne intention et, parmi les théoriciens, il en est qui spéculent sur le point de savoir comment des stimuli dont les sources physiques sont à des mètres ou des kilomètres de la peau d'un sujet peuvent produire des réponses mentales à l'intérieur de son crâne, ou comment des décisions formées à l'intérieur de sa boîte crânienne peuvent être à l'origine de mouvements aux extrémités de ses membres.
  Mais, même lorsque l'opposition intérieur-extérieur est comprise comme une métaphore, le problème de savoir comment l'esprit et le corps s'influencent réciproquement reste, on le sait, chargé de difficultés théoriques. Ce que l'esprit veut, les jambes, les bras et la langue : exécutent ; ce qui affecte les oreilles et les yeux est en relation avec ce que l'esprit perçoit ; les grimaces et les sourires révèlent des états d'esprit et l'on espère que les châtiments corporels ont un effet moral bénéfique. Mais les liaisons et influences entre les épisodes de l'histoire privée et ceux de l'histoire publique restent mystérieuses puisque, par définition, elles ne peuvent appartenir à aucune des deux séries. […].
  Au fondement de cette interprétation partiellement métaphorique de la dichotomie des deux vies, il y a une hypothèse philosophique apparemment plus profonde et selon laquelle il faut distinguer entre deux genres différents d'existence ou de statut. Ce qui existe ou se produit peut avoir le statut d'existence physique ou celui d'existence mentale. Un peu de la même façon qu'une pièce de monnaie tombe sur le côté pile ou sur le côté face et que les créatures vivantes sont mâles ou femelles, on suppose que l'existence doive être soit mentale, soit physique. La caractéristique nécessaire de ce qui a une existence physique est d'avoir lieu dans l'espace et dans le temps ; la caractéristique nécessaire de ce qui a une existence mentale est de se produire dans le temps mais non dans l'espace. Ce qui a une existence physique est composé de matière ou est une fonction de la matière ; ce qui a une existence mentale est conscient ou est une fonction de la conscience.

  L'esprit et la matière sont donc deux pôles opposés et cette opposition est souvent exprimée de la façon suivante. Les objets matériels sont situés dans un champ, commun, connu sous le nom d' « espace » et ce qui arrive à un corps dans une partie de l'espace est lié mécaniquement à ce qui arrive à d'autres corps dans d'autres parties de l'espace. Les événements mentaux, en revanche, se produisent dans des champs isolés, connus sous le nom d' « esprits » et il n'y a pas, à l'exception, peut-être, de la télépathie, de relation causale directe entre ce qui se passe dans un esprit et ce qui se passe dans un autre. Ce n'est que par le truchement du monde physique public que l'esprit d'une personne peut exercer une influence sur l'esprit d'une autre. L'esprit est sa propre place et chacun de nous, dans sa vie intérieure, mène la vie d'un Robinson Crusoé fantomatique. Les êtres humains peuvent se voir, s'entendre, se battre au moyen de leurs corps mais ils sont irrémédiablement aveugles et sourds aux fonctionnements de leurs esprits respectifs sur lesquels ils ne peuvent d'ailleurs pas opérer. […]
  D'autre part, un individu n'a d'accès direct d'aucune sorte aux événements de la vie intérieure d'un autre individu. Au mieux, il ne peut faire que des inférences problématiques à partir de conduites corporelles, observées chez cet autre individu et conclure à des états d'esprit que, par analogie avec sa propre conduite, il suppose se manifester dans les conduites observées. L'accès direct au fonctionnement d'un esprit est le privilège de cet esprit lui-même et, à défaut de privilèges de ce genre, le fonctionnement d'un esprit est opaque à toute autre personne. En effet, aucune observation ne peut corroborer de prétendues inférences formées par certains observateurs qui, de mouvements corporels analogues aux leurs, concluent à des fonctionnements mentaux pareillement analogues aux leurs. Il n'est dès lors pas étonnant qu'un adhérent à cette doctrine reçue trouve difficile d'éluder la conséquence de ses prémisses, à savoir qu'il n'a pas de bonnes raisons de croire qu'il existe d'autres esprits que le sien. Même s'il préfère croire qu'aux autres corps humains sont unis des esprits ne différant guère du sien, il ne peut prétendre être à même de découvrir leurs caractéristiques individuelles ou les processus particuliers qu'ils subissent ou mettent en marche. Selon cette théorie, la solitude absolue est l'inéluctable destinée de l'âme car, seuls, les corps peuvent se rencontrer. […]
  Je parlerai souvent de la doctrine reçue que je viens de résumer comme du « dogme du fantôme dans la machine »."

 

Gilbert Ryle, La Notion d'esprit, 1949, Chapitre I, tr. fr. Suzanne Stern-Gillet, Petite Bibliothèque Payot, 2005, p. 75-78 et p. 80-81.



  "Je parlerai souvent de la doctrine reçue que je viens de résumer  comme  du  « dogme  du  fantôme  dans  la  machine ». L'injure est délibérée. J'espère montrer que cette théorie est complètement fausse, fausse en principe et non en détail car elle n'est pas seulement un assemblage d'erreurs particulières mais une seule grosse erreur d'un genre particulier, à savoir une erreur de catégorie. En effet, cette théorie représente les faits de la vie mentale comme s'ils appartenaient à un type logique ou à une catégorie (ou à une série de types logiques ou de catégories), alors qu'en fait ils appartiennent à une autre catégorie ou à un type logique différent. C'est la raison pour laquelle il s'agit d'un mythe de philosophe. Dans mes efforts pour faire éclater le mythe, on considérera sans doute que je nie des faits bien connus concernant la vie mentale des êtres humains et, si je m'en défends en alléguant que je ne veux que rectifier la logique des concepts de conduite mentale, on rejettera probablement cette excuse comme un simple subterfuge.
  Il me faut d'abord expliquer ce que j'entends par l'expression « erreur de catégorie » ; je le ferai en m'aidant d'une série d'exemples.

  Un étranger visite pour la première fois Oxford ou Cambridge ; on lui montre des collèges, des bibliothèques, des terrains de sport, des musées, des laboratoires et des bâtiments  administratifs.  Cet  étranger  demande  alors : « Mais, où est l'Université ? J'ai vu où vivent les membres des collèges, où travaille le Recteur, où les physiciens font leurs expériences et différents autres bâtiments, mais je n'ai pas encore vu l'Université dans laquelle résident et travaillent les  membres  de  votre  Université. »  Il  faudra alors lui expliquer que l'Université n'est pas une institution supplémentaire, une adjonction aux collèges, laboratoires et bureaux qu'il a pu voir. L'Université n'est que la façon dont tout ce qu'il a vu est organisé. Voir les divers bâtiments et comprendre leur coordination, c'est voir l'Université. L'erreur de cet étranger gît dans la croyance naïve qu'il est correct de parler de Christ Church Collège, de la Bodléienne, du musée Ashmolean et de l'Université, comme si cette dernière était un autre membre de la classe dont les institutions déjà mentionnées sont des membres. À tort, il logeait l'Université dans la même catégorie que celle à laquelle appartiennent les autres institutions. […]
  Le propos de ma critique est de montrer qu'une famille d'erreurs de catégories radicales se trouve à l'origine de la théorie de la double vie. La représentation de la personne humaine  comme  un  fantôme ou un esprit  mystérieuse- ment niché dans une machine dérive de cette théorie."

 

Gilbert Ryle, La Notion d'esprit, tr. de l'anglais par S. Stern-Gillet, Paris, Payot, 1978, p. 16, 2005, p. 81 et p. 85.



  "Attribuer aux hommes un grand degré de cohérence ne saurait être le fait de la simple charité : c'est inévitable si nous voulons être en position de leur reprocher de façon sensée (meaningfully) d'avoir commis une erreur et ou d'avoir un comportement dans une certaine mesure irrationnel. Une confusion globale, comme une erreur universelle, sont impensables, non parce que l'imagination s'y refuse, mais parce qu'un excès de confusion ne laisse plus rien à confondre et qu'une erreur massive efface cet arrière-plan de croyances vraies auquel on doit nécessairement se référer si l'on veut mettre en évidence une erreur. Bien mesurer dans quelles limites et en quel sens nous pouvons attribuer de façon intelligible aux autres hommes de grossières erreurs et des raisonnements erronés, c'est voir une fois encore qu'on ne peut séparer la question de savoir quelles sont les notions dont dispose une personne, et la question de savoir ce qu'elle fait de ces notions dans ses croyances, ses désirs et ses intentions. Si nous ne parvenons pas à découvrir un modèle (pattern) cohérent et plausible dans les attitudes et les actions des autres, nous renonçons purement et simplement à les traiter comme des personnes. […]
  Le caractère hétéronomique des énoncés généraux qui associent le mental et le physique est lié au rôle central que la traduction joue dans la description des attitudes propositionnelles et au caractère indéterminé de la traduction. Il n'y a pas de lois psychophysiques strictes en raison des engagements (commitments) distincts du mental et du physique. La réalité physique se caractérise par le fait que tout changement physique peut être expliqué par des lois qui le rattachent à d'autres changements et à des conditions décrites en termes physiques. Le mental se caractérise par le fait que l'attribution des phénomènes mentaux est nécessairement dépendante de l'arrière-plan de raisons, de  croyances  et  d'intentions  de  l'individu.  Il  ne  peut  y avoir de connexions étroites entre ces deux domaines si chacun d'entre eux veut rester fidèle à sa source particulière de preuves. […] Nous devons conclure, je pense, que l'absence  de corrélations nomologiques étroites entre  le mental et le physique est essentiel aussi longtemps que nous considérons l'homme comme un animal rationnel."

 

Donald Davidson, Actions and Events, 1980, tr. fr. J. Lacoste, Oxford-New York, Oxford University Press, 1986, p. 221.
 

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Date de création : 06/10/2007 @ 11:34
Dernière modification : 15/07/2024 @ 12:53
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