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Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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Hors des sentiers battus
Le cinéma

    "Lorsque j'ai commencé le cinéma, il fallait avant tout connaître très bien son métier et posséder la technique du cinéma sur le bout des doigts. Au début, on ne savait pas comment faire un fondu enchaîné [1] en laboratoire. Il fallait le faire à la caméra, cela signifiait qu'il fallait avoir une idée absolument nette du moment où les scènes finiraient pour faire ces fondus à la prise de vues à un moment qui ne pouvait plus être changé. Aujourd'hui, la technique est telle que, pratiquement, un metteur en scène perdrait son temps, sur le plateau, s'il se préoccupait de questions techniques. Ce metteur en scène devient un auteur extrêmement semblable à un auteur de théâtre ou à un auteur littéraire.

    La tapisserie de la Reine Mathilde [2], à Bayeux, est plus belle que les tapisseries des Gobelins [3], modernes. Pourquoi ? Parce que la Reine Mathilde était obligée de se dire : « Ah ! je n'ai pas de rouge, je vais mettre du brun, je n'ai pas de bleu, je vais mettre une couleur ressemblant au bleu. » Obligée d'avoir des contrastes crus, des oppositions violentes, elle se voyait contrainte à lutter constamment contre l'imperfection, et cela l'aidait à être une grande artiste. La plus grande facilité de la technique fait que l'art est plus rare, et que l'artiste n'a plus la facilité de la difficulté de la technique, mais qu'en même temps il est plus limité par cette difficulté de la technique et qu'il peut appliquer son invention à des formes différentes. Aujourd'hui, en réalité, si je conçois une histoire pour le cinéma, cette histoire est aussi bonne pour la scène, ou pour un livre, ou pour la télévision ; l'invention devient une spécialité, alors qu'autrefois la spécialité matérielle était la spécialité. Et je crois que cela fait un très grand changement.

    [...] les gens qui ont fait les premiers films américains ou suédois, ou allemands, ces premiers films qui étaient si beaux, ces gens-là n'étaient pas tous de grands artistes, il y en avait même beaucoup qui étaient très inférieurs. Et cependant, tous les produits étaient beaux. Pourquoi ? Parce que la technique était difficile, c'est tout. En France, après la première période, qui est grandiose, après Méliès, Max Linder [4] on a des films qui ne valent rien. Pourquoi ? Parce que nous étions des intellectuels, parce que nous voulions faire des films d'art, parce que nous voulions filmer des chefs-d'oeuvre. En réalité, à partir du moment où on peut se permettre d'être un intellectuel, de cesser d'être un manuel, on tombe dans un danger très grand. Si nous nous tournons, Roberto et moi-même, vers la télévision, c'est que la télévision est dans un état technique un peu primitif qui redonnera peut-être aux auteurs cet esprit du cinéma à ses débuts alors que toutes les réalisations étaient bonnes."

 

Jean Renoir, « Entretien avec Roberto Rossellini », 1958, dans Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, Flammarion, coll. « Champs Contre-Champs», 1988, p. 163-165.

 


[1] Fondu enchaîné : dans un film, disparition progressive d'une image tandis qu'apparaît la suivante, en surimpression, qui permet de passer d'une scène à une autre.

[2] Fresque brodée en laines de couleur, de 50 cm de haut sur 70 cm de long, datant du XIe siècle, comprenant une cinquantaine de scènes de la conquête de l'Angleterre par Guillaume de Normandie, et traditionnellement attribuée, à tort, à Mathilde, épouse du conquérant.

[3] Les Gobelins : manufacture royale de tapisserie fondée à Paris au XVIIe siècle, toujours en activité aujourd'hui.

[4] George Méliès (1861-1938) et Max Linder sont des pionniers du cinéma, célèbres l'un pour la poésie imaginative de ses trucages, l'autre pour le rythme de ses comédies (dont il était réalisateur et acteur).


 

    "Le privilège de la réalité cinématographique n'est pas d'être autre que la réalité tout court, mais de s'y confondre tout en bénéficiant d'une sorte d'ex-territorialité. Toujours la même chose mais située ailleurs, en un site qu'on ne saurait atteindre ni d'où on ne saurait être atteint soi-même : la même réalité, ou si l'on veut la réalité même, miraculeusement tenue à distance. Cette mise à distance de la réalité est la source principale du plaisir offert par le cinéma, lequel consiste ainsi essentiellement en une jouissance par procuration de ce qui apparaît sur l'écran, soit une participation sans aucun engagement personnel à ce qui s'y montre de plaisant ou d'horrible. Car bonheur et malheur sont ici également désirables, et pour la même raison, dès lors qu'on est assuré qu'ils ne sont pas présentement notre affaire : il est aussi plaisant de voir d'un peu loin le bonheur dont on est privé que de voir, toujours d'un peu loin, le malheur auquel on échappe. Et le cinéma excelle à satisfaire ces deux appétits apparemment contradictoires, quoique, en fait, complémentaires. Il nous offre, à volonté, tout ce dont la réalité nous prive alors qu'elle l'accorde à d'autres et pourrait éventuellement l'accorder à nous-mêmes : buffet dressé par le meilleur traiteur, maison à la décoration soignée et à la tenue impeccable, femme incomparablement belle et séduisante. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'au sortir de la projection d'un film on se mette en quête d'une bonne table ou d'une bonne amie, afin de s'accorder à soi- même, et sur-le-champ, une infime partie des plaisirs qui ont défilé sur l'écran : comme ces convives excités par un spectacle lubrique qui prennent précipitamment congé de leur hôte, à la fin du Banquet de Xénophon, pour rejoindre au plus vite leurs épouses respectives. Mais le cinéma nous offre aussi tout ce que la réalité nous épargne alors qu'elle l'inflige à d'autres et pourrait éventuellement l'infliger à nous-mêmes : une condamnation à la prison ferme, un grave accident de voiture, un tueur qui guette dans l'ombre. On dit volontiers que le spectateur a ici plus de peur que de mal, comme il avait dans le cas précédent plus de rêve que de réalité, puisqu'il s'en tirera à bon compte et ne peut l'ignorer : aucune balle de pistolet, si chargé que puisse être celui-ci et bien dirigé depuis l'écran vers le public, n'a jamais blessé personne dans la salle. [...] À la fois trop éloignée pour être prise en charge et trop proche pour être négligée, la réalité cinématographique se situe en un lieu indécis, aux confins de l'imaginaire et du réel, tel que personne ne saurait le tenir, ni pour absolument présent ni pour absolument absent."

 

Clément Rosset, Propos sur le cinéma, Éd. des PUF, 2001, p. 77-79.

 

 

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Date de création : 07/10/2007 @ 19:07
Dernière modification : 19/08/2024 @ 12:56
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