"Les ready-mades sont des objets anonymes que le geste gratuit de l'artiste, par le seul fait qu'il les choisit, transforme en oeuvre d'art. Du même coup, ce geste détruit la notion d' « objet d'art ». La contradiction est l'essence de l'acte ; elle est l'équivalent plastique du jeu de mots ; l'un détruit la signification, l'autre l'idée de valeur. Les ready-mades ne sont pas anti-art, comme tant de créations modernes, ils sont artistiques. Ni art ni anti-art, mais quelque chose qui est entre les deux, indifférent, dans une zone vide. L'abondance des commentaires sur leur signification - dont certains auront sans doute fait rire Duchamp - révèle que leur intérêt est moins plastique que critique ou philosophique. Il serait stupide de discuter de leur beauté ou de leur laideur ; ils sont en effet au-delà de la beauté et de la laideur ; ce ne sont pas non plus des oeuvres mais des points d'interrogation ou de négation devant les oeuvres. Le ready-made n'introduit pas une valeur nouvelle : il est une arme contre ce que nous trouvons valable. Une critique active. Un coup de pied à l'oeuvre d'art assise sur son piédestal d'adjectifs. L'action critique se déroule en deux temps. Le premier est d'ordre hygiénique, c'est un nettoyage intellectuel. Le ready-made est une critique du goût ; le second est une attaque contre la notion d'oeuvre d'art."
Octavio Paz, Marcel Duchamp : l'apparence mise à nu, 1966, trad. Jacob, Gallimard, 1997.
"La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées pour répondre à la question « Qu'est-ce que l'art ? » Cette question, souvent confondue sans espoir avec la question de l'évaluation en art « Qu'est-ce que l'art de qualité? », s'aiguise dans le cas de l'art trouvé - la pierre ramassée sur la route et exposée au musée; elle s'aggrave encore avec la promotion de l'art dit environnemental et conceptuel . Le pare-chocs d'une automobile accidentée dans une galerie d'art est-il une oeuvre d'art ? Que dire de quelque chose qui ne serait pas même un objet, et ne serait pas montré dans une galerie ou un musée - par exemple, le creusement et le remplissage d'un trou dans Central Park comme le prescrit Oldenburg ? Si ce sont des couvres d'art, alors toutes les pierres des routes, tous les objets et événements, sont-ils des oeuvres d'art ? Sinon, qu'est-ce qui distingue ce qui est une oeuvre d'art de ce qui n'en est pas une ? Qu'un artiste l'appelle couvre d'art ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses n'emportent la conviction.
Je le remarquais au commencement de ce chapitre, une partie de l'embarras provient de ce qu'on pose une fausse question - on n'arrive pas à reconnaître qu'une chose puisse fonctionner comme oeuvre d'art en certains moments et non en d'autres. Pour les cas cruciaux, la véritable question n'est pas « Quels objets sont (de façon permanente) des couvres d'art ? » mais « Quand un objet fonctionne-t-il comme oeuvre d'art ? » - ou plus brièvement, comme dans mon titre, « Quand y a-t-il de l'art ? ».
Ma réponse : exactement de la même façon qu'un objet peut être un symbole - par exemple, un échantillon - à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une couvre d'art en certains moments et non en d'autres. À vrai dire, un objet devient précisément une oeuvre d'art parce que et pendant qu'il fonctionne d'une certaine façon comme symbole. Tant qu'elle est sur une route, la pierre n'est d'habitude pas une oeuvre d'art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d'art. Sur la route, elle n'accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée elle exemplifie certaines de ses propriétés - par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. Le creusement et remplissage d'un trou fonctionne comme oeuvre dans la mesure où notre attention est dirigée vers lui en tant que symbole exemplifiant. D'un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme oeuvre d'art si l'on s'en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s'abriter.
[... ] Peut-être est-ce exagérer le fait ou parler de façon elliptique que de dire qu'un objet est de l'art quand et seulement quand il fonctionne symboliquement. Le tableau de Rembrandt demeure une oeuvre d'art, comme il demeure un tableau, alors même qu'il fonctionne comme abri ; et la pierre de la route ne peut pas au sens strict devenir de l'art en fonctionnant comme art. De façon similaire, une chaise reste une chaise même si on ne s'assied jamais dessus, et une boîte d'emballage reste une boîte d'emballage même si on ne l'utilise jamais que pour s'asseoir dessus. Dire ce que fait l'art n'est pas dire ce qu'est l'art ; mais je suggère de dire que ce que fait l'art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef."
Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? » (1977), in Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, Éd. Jacqueline Chambon, coll. « Rayon art », 1992, p. 89-90 et 93.
Art dit environnemental ou Land art : art dont les créations, plus ou moins éphémères, modifient le milieu naturel.
Art conceptuel : mouvement apparu à la fin des années 1960, qui vise une dématérialisation de l'oeuvre d'art en considérant que son projet (rédigé) est plus important que sa réalisation.
[2] Central Park : grand parc public, situé au centre de Manhattan à New York.
[3] Claes Oldenburg : artiste américain d'origine suédoise (né en 1929).
"Le tournant esthétique moderne se définit entre autres par la prise en compte réflexive de la tension entre l'Objet de l'art et le Lieu qu'il occupe. Ce qui fait d'un objet une oeuvre d'art, ce n'est pas simplement ses propriétés matérielles mais le Lieu qu'il occupe, le Lieu (sacré) qu'est le Vide de la Chose. Cela revient à dire qu'une certaine innocence, avec l'art moderne, est perdue à jamais : nous ne pouvons plus faire comme si nous produisions des objets destinés à ne valoir, comme oeuvres d'art, qu'en raison de leurs propriétés intrinsèques - c'est-à-dire indépendamment du lieu qu'ils occupent. C'est pour cette raison que l'an après le tournant du XXe siècle est pour toujours scindé entre ces deux extrêmes, représentés dès son origine par Malevitch et Marcel Duchamp : d'un côté, le pur traçage formel de l'écart séparant l'Objet de son Lieu (le Carré noir) ; de l'autre, l'exposition d'un objet banal et quotidien, le ready-made (un vélo) élevé au rang d'oeuvre d'art, comme pour prouver que l'essence de l'art ne repose pas sur les qualités intrinsèques de l'oeuvre, mais uniquement sur le Lieu que cet objet occupe, de telle sorte que n'importe quoi, même de la merde, peut « être » une oeuvre d'art à condition de se trouver au bon endroit."
Slavoj Žižek, Fragile absolu. Pourquoi l'héritage chrétien vaut-il d'être défendu ?, 2000, tr. fr. François Théron, Champs essais, 2010, p. 52-53.