"La continuité absolue du mouvement est incompréhensible pour l'esprit humain. L'homme ne parvient à comprendre les lois de n'importe quel mouvement que lorsqu'il l'a fractionné enunités arbitrairement choisies. Mais c'est précisément de ce fractionnement arbitraire du mouvement continu en unités discontinues que proviennent la plupart des erreurs humaines.
Selon le sophisme bien connu des Anciens, Achille ne rattrapera jamais la tortue qui est, devant lui, bien qu'Achille soit dix fois plus rapide que la tortue, car, tandis qu'Achille couvre la distance qui le sépare de la tortue, celle-ci en parcourt un dixième ; Achille franchit ce dixième, la tortue un centième, et ainsi de suite, à l'infini. Ce problème paraissait insoluble aux Anciens. L'absurdité de la solution (Achille ne rattrapera jamais la tortue) tenait uniquement à ce que le mouvement était divisé enunités discontinues, alors que le mouvement d'Achille et celui de la tortue étaient continus.
En adoptant des unités de mouvement de plus en plus petites, nous nous approchons de la solution, mais ne l'atteignons jamais. Ce n'est qu'en admettant une unité infiniment petite et sa progression ascendante jusqu'à un dixième et en faisant la somme de cette progression géométrique que nous obtiendrons la solution du problème. La nouvelle branche des mathématiques qui est parvenue à opérer avec les grandeurs infiniment petites fournit des réponses à des questions touchant le mouvement, plus compliquées encore et qui semblaient insolubles.
En introduisant dans l'examen des questions relatives au mouvement des grandeurs infinitésimales, ce qui rétablit la condition essentielle du mouvement (son absolue continuité), cette nouvelle branche des mathématiques corrige l'erreur inévitable que l'esprit humain ne peut s'empêcher de commettre, de substituer au mouvement continu des unités discontinues."
Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Tome troisième, Troisième partie, Chapitre premier, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, pp. 965-966.
"Considérons […] le mouvement dans l'espace. Je puis, tout le long de ce mouvement, me représenter des arrêts impossibles : c'est ce que j'appelle les positions du mobile ou les points par lesquels le mobile passe. Mais avec les positions, fussent-elles en nombre infini, je ne ferai pas du mouvement. Elles ne sont pas des parties du mouvement ; elles sont autant de vues prises sur lui ; elles ne sont, pourrait-on dire, que des suppositions d'arrêt. Jamais le mobile n'est réellement en aucun des points; tout au plus peut-on dire qu'il y passe. Mais le passage, qui est un mouvement, n'a rien de commun avec un arrêt, qui est immobilité. Un mouvement ne saurait se poser sur une immobilité, car il coïnciderait alors avec elle, ce qui serait contradictoire. Les points ne sont pas dans le mouvement, comme des parties, ni même sous le mouvement, comme des lieux du mobile. Ils sont simplement projetés par nous au-dessous du mouvement, comme autant de lieux où serait, s'il s'arrêtait, un mobile qui par hypothèse ne s'arrête pas. Ce ne sont donc pas, à proprement parler, des positions, mais des suppositions, des vues ou des points de vue de l'esprit."
Bergson, La pensée et le mouvant, Introduction à la métaphysique, 1903, PUF, 1998, p. 203.
"Si je lève la main de A en B, ce mouvement m'apparaît à la fois sous deux aspects. Senti du dedans, c'est un acte simple, indivisible. Aperçu du dehors, c'est le parcours d'une certaine courbe AB. Dans cette ligne je distinguerai autant de positions que je voudrai, et la ligne elle-même pourra être définie une certaine coordination, de ces positions entre elles. Mais les positions en nombre infini, et l'ordre qui relie les positions les unes aux autres, sont sortis automatiquement de l'acte indivisible par lequel ma main est allée de A en B. Le mécanisme consisterait ici à ne voir que les positions. Le finalisme tiendrait compte de leur ordre. Mais mécanisme et finalisme passeraient, l'un et l'autre, à côté du mouvement, qui est la réalité même. En un certain sens, le mouvement est plus que les positions et que leur ordre, car il suffit de se le donner, dans sa simplicité indivisible, pour que l'infinité des positions successives ainsi que leur ordre soient donnés du même coup, avec, en plus quelque chose qui n'est ni ordre ni position mais qui est l'essentiel : la mobilité. Mais, en un autre sens, le mouvement est moins que la série des positions avec l'ordre qui les relie ; car, pour disposer des points dans un certain ordre, il faut d'abord se représenter l'ordre et ensuite le réaliser avec des points, il faut un travail d'assemblage et il faut de l'intelligence, au lieu que le mouvement simple de la main ne contient rien de tout cela. Il n'est pas intelligent, au sens humain du mot, et ce n'est pas un assemblage, car il n'est pas fait d'éléments."
Bergson, L'évolution créatrice, 1907, P.U.F., 1998, pp. 91-92.
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