"Il y a une vérité dont la connaissance me semble fort utile : qui est que, bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont par conséquent les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu'on ne saurait subsister seul et qu'on est en effet l'une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l'une des parties de cette terre, l'une des parties de cet État, de cette société, de cette famille, à la quelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de la personne en particulier ; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de s'exposer à un grand mal pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n'aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver. Mais si on rapportait tout à soi-même, on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu’on croirait en retirer quelque petite commodité, et on n’aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu ; au lieu qu’en se considérant comme une partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et même on ne craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui, lorsque l’occasion s’en présente ; voire on voudrait perdre son âme, s’il se pouvait, pour sauver les autres. En sorte que cette considération est la source et l'origine de toutes les plus héroïques actions que fassent les hommes ; car, pour ceux qui s’exposent à la mort par vanité, parce qu’ils espèrent en être loués, ou par stupidité, parce qu’ils n’appréhendent pas le danger, je crois qu’ils sont plus à plaindre qu’à priser. Mais, lorsque quelqu’un s’y expose, parce qu’il croit que c’est de son devoir, ou bien lorsqu’il souffre quelque autre mal, afin qu’il en revienne du bien aux autres, encore qu’il ne considère peut-être pas avec réflexion qu’il fait cela parce qu’il doit plus au public, dont il est une partie, qu’à soi-même en son particulier, il le fait toutefois en vertu de cette considération, qui est confusément en sa pensée. "
René Descartes, Lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645.
"L'activité et la jouissance sociales n'existent nullement sous la seule forme d'une activité et d'une jouissance directement collectives, bien que l'une et l'autre (c'est-à-dire lorsqu'elles s'expriment et s'affirment directement en association réelle avec d'autres hommes) se manifestent partout où cette expression directe de la sociabilité est fondée sur le contenu essentiel de l'activité et correspond à la nature de la jouissance.
Mais même si mon activité est scientifique, etc., et que je ne puisse que rarement m'y livrer en communauté directe avec d'autres, je travaille socialement, car j'œuvre en tant qu'homme. Il n'y a pas que le matériel de mon activité – tel le langage dans lequel le penseur s'exprime – qui me soit donné comme produit social ; ma propre existence est activité sociale. C'est pourquoi, conscient d'agir en tant qu'être social, je ne fais rien de moi-même que je ne fasse pour la société. […]
Il faut avant tout éviter de fixer la « société » elle-même comme une abstraction face à l'individu. L'individu est l'être social. Sa vie – même si elle n'apparaît pas sous la forme directe d'une manifestation commune de l'existence, accomplie simultanément avec d'autres – est une manifestation et une affirmation de la vie sociale."
Karl Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, 1844, Avant-Propos, trad. Jean Malaquais et Claude Orsoni, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 149-150.
"Mais parce que la Société n'est composée que d'individus, il semble au sens commun que la vie sociale ne puisse avoir d'autre substrat que la conscience individuelle ; autrement, elle paraît rester en l'air et planer dans le vide.
Pourtant, ce qu'on juge si facilement inadmissible quand il s'agit des faits sociaux, est couramment admis des autres règnes de la nature. Toutes les fois que des éléments quelconques, en se combinant, dégagent, par le fait de leur combinaison, des phénomènes nouveaux, il faut bien concevoir que ces phénomènes sont situés, non dans les éléments, mais dans le tout formé par leur union. La cellule vivante ne contient rien que des particules minérales, comme la société ne contient rien en dehors des individus ; et pourtant il est, de toute évidence, impossible que les phénomènes caractéristiques de la vie résident dans des atomes d'hydrogène, d'oxygène, de carbone et d'azote. Car comment les mouvements vitaux pourraient-ils se produire au sein d'éléments non vivants ? Comment, d'ailleurs, les propriétés biologiques se répartiraient-elles entre ces éléments ? Elles ne sauraient se retrouver également chez tous puisqu'ils ne sont pas de même nature ; le carbone n'est pas l'azote et, par suite, ne peut revêtir les mêmes propriétés ni jouer le même rôle. Il n'est pas moins inadmissible que chaque aspect de la vie, chacun de ses caractères principaux s'incarne dans un groupe différent d'atomes. La vie ne saurait se décomposer ainsi ; elle est une et, par conséquent, elle ne peut avoir pour siège que la substance vivante dans sa totalité. Elle est dans le tout, non dans les parties. Ce ne sont pas les particules non-vivantes de la cellule qui se nourrissent, se reproduisent, en un mot, qui vivent ; c'est la cellule elle-même et elle seule. Et ce que nous disons de la vie pourrait se répéter de toutes les synthèses possibles. La dureté du bronze n'est ni dans le cuivre ni dans l'étain ni dans le plomb qui ont servi à le former et qui sont des corps mous ou flexibles ; elle est dans leur mélange. La fluidité de l'eau, ses propriétés alimentaires et autres ne sont pas dans les deux gaz dont elle est composée, mais dans la substance complexe qu'ils forment par leur association.
Appliquons ce principe à la sociologie. Si, comme on nous l'accorde, cette synthèse sui generis qui constitue toute société dégage des phénomènes nouveaux, différents de ceux qui se passent dans les consciences solitaires, il faut bien admettre que ces faits spécifiques résident dans la société même qui les produit, et non dans ses parties, c'est-à-dire dans ses membres. Ils sont donc, en ce sens, extérieurs aux consciences individuelles, considérées comme telles, de même que les caractères distinctifs de la vie sont extérieurs aux substances minérales qui composent l'être vivant. On ne peut les résorber dans les éléments sans se contredire, puisque, par définition, ils supposent autre chose que ce que contiennent ces éléments. Ainsi se trouve justifiée, par une raison nouvelle, la séparation que nous avons établie plus loin entre la psychologie proprement dite, ou science de l'individu mental, et la sociologie. Les faits sociaux ne diffèrent pas seulement en qualité des faits psychiques ; ils ont un autre substrat, ils n'évoluent pas dans le même milieu, ils ne dépendent pas des mêmes conditions. Ce n'est pas à dire qu'ils ne soient, eux aussi, psychiques en quelque manière puisqu'ils consistent tous en des façons de penser ou d'agir. Mais les états de la conscience collective sont d'une autre nature que les états de la conscience individuelle ; ce sont des représentations d'une autre sorte. La mentalité des groupes n'est pas celle des particuliers ; elle a ses lois propres. Les deux sciences sont donc aussi nettement distinctes que deux sciences peuvent l'être, quelques rapports qu'il puisse, par ailleurs, y avoir entre elles."
Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, 1895, Préface, PUF, Quadrige, 1987, p. XVI-XVIII.
"L'une des plus grandes polémiques de notre temps est la querelle entre ceux qui affirment que la société dans ses différentes manifestations, division du travail, système étatique ou quoi que ce soit d'autre, ne représente jamais qu'un « moyen » dont la « fin » serait le bien-être de chaque individu, et ceux qui affirment que l'individu est secondaire, que « le plus important », la véritable « fin » de la vie individuelle serait d'assurer la perpétuation de la collectivité sociale dont l'individu constitue l'une des parties. N'est-ce pas déjà prendre parti dans ce débat que commencer à chercher dans les relations telles que celles qui existent entre la pierre et la maison, entre les notes et la mélodie ou entre la partie et le tout, des illustrations et des références pour comprendre le rapport de l'individu avec la société ?
Nous sommes nous-mêmes constamment amenés aujourd'hui dans notre vie sociale à nous demander si et comment on pourrait trouver une forme de vie collective permettant une meilleure harmonie entre les besoins personnels et les inclinations de chaque individu d'un et côté et, de l'autre, la satisfaction de toutes les exigences qu'imposent à l'individu la coopération d'une multitude d'individus, l'entretien et le fonctionnement de la totalité sociale.
Il ne fait aucun doute que ce type d'organisation de la vie collective, donnant la possibilité de cette harmonie seulement à quelques rares privilégiés, mais à tous les membres du groupe social, serait l'ordre que nous souhaiterions voir s'instaurer si nos désirs avaient suffisamment pouvoir sur la réalité. Si l'on y réfléchit en toute sérénité, on s'aperçoit vite que les deux choses vont de pair : une coexistence sans frottements et sans heurts n'est possible que si tous les individus y trouvent suffisamment de satisfaction, et une vie individuelle satisfaisante n'est possible que si le cadre social dans lequel elle se déroule est exempt de tensions, de troubles et d'affrontements. La difficulté semble résider en ceci que tous les systèmes de vie collective nous avons sous les yeux pèchent par l'un ou l'autre côté.
Dans les édifices sociaux dont notre expérience nous rend familiers, il y a toujours, semble-t-il, pour la majorité des participants une contradiction profonde, voire un insurmontable abîme encre les besoins et les penchants personnels et les exigences de l'existence sociale. Et tout porte à penser que c'est là, dans ce hiatus de notre vie, qu'il faut chercher les raisons du hiatus correspondant de notre pensée. Manifestement le gouffre qui s'ouvre tantôt ici, tantôt là, dans l'univers de nos représentations, entre l'individu et la société, est lié à la contradiction entre les exigences sociales et les besoins individuels qui font partie des phénomènes propres à notre vie. Et les solutions qui s'offrent aujourd'hui à nous pour mettre fin aux difficultés existantes ne semblent jamais, à y regarder de plus près, que satisfaire encore une fois un côté au dépens de l'autre."
Norbert Elias, "La société des individus", 1939, in La Société des individus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 42-44.
"Les individus ne sont pas liés par un ciment. Que l'on songe seulement à la foule dans les rues d'une grande ville : la plupart des gens ne se connaissent pas. Ils n'ont presque rien à voir les uns avec les autres. Ils se pressent en désordre, chacun poursuivant ses propres objectifs et ses propres projets. Ils vont et viennent comme il leur plaît. Parties d'un tout ? Le terme n'est certainement pas employé ici à bon escient, en tout cas pas si son sens doit être uniquement déterminé par la vision des structures statiques ou fermées sur elles-mêmes dans l'espace, par des expériences telles que nous en offrent les édifices et les œuvres d'art ou bien encore les institutions.
Mais il y a indubitablement une autre face de la médaille : en dépit de toute la liberté de mouvement des individus, un ordre caché, qui n'est pas directement sensible, est manifestement en action dans cette foule qui se presse en désordre. Chaque individu pris isolément occupe une certaine place dans cette multitude. Il a une table où il mange, un lit où il dort, et même ceux qui n'ont pas à manger et qui sont sans abri sont en même temps un produit et un élément constitutif de l'ordre qui commande tout ce mouvement. Chacune des personnes qui passe ainsi dans la rue assume quelque part, à un moment ou à un autre, une fonction, une propriété ou un travail, une mission d'une quelconque nature pour les autres, ou bien elle a perdu une fonction, une propriété ou un travail. Il y a des vendeurs de grands magasins et des employés de banque, des femmes de ménage et des dames du monde, elles-mêmes sans profession ; il y a des hommes qui vivent des intérêts de leurs capitaux, des policiers, des balayeurs, des spéculateurs immobiliers réduits à la ruine, de petits voleurs à la tire et des filles sans autre fonction que le plaisir des hommes ; il y a des papetiers et des mécaniciens, des directeurs de grandes firmes d'industrie chimique et des chômeurs. Grâce à sa fonction, chacun de ces individus a, ou a eu, un revenu, plus ou moins élevé, dont il vit ou dont il a vécu ; et au moment même où il passe dans la rue, cette fonction et ce revenu passent, ouvertement ou incognito, avec lui. Il ne peut pas tout simplement s'en défaire au gré du jour. Il ne pourrait pas, même s'il le voulait, changer pour une autre fonction. Le papetier ne peut pas devenir du jour au lendemain mécanicien, le chômeur ne peut pas devenir directeur d'usine. Et en tout cas aucun d'entre eux, même s'il le voulait, ne pourrait devenir courtisan, chevalier ou brahmane, sauf dans l'illusion d'un bal masqué. Il est tenu de porter des vêtements d'une forme bien déterminée, il est lié à un certain rituel du rapport avec les autres et à des formes de comportement spécifiques, très différentes des formes de comportement dans un village chinois ou dans un quartier d'artisans en ville au début du Moyen Age.
L'ordre invisible, l'ordre de cette vie sociale que l'on ne perçoit pas directement avec ses sens, n'offre à l'individu qu'une gamme très restreinte de comportements et de fonctions possibles. Il se trouve placé dès sa naissance dans un système de fonctionnement de structures très précises ; il doit s'y soumettre, s'y conformer et, le cas échéant, en poursuivre lui-même l'élaboration. Même ses possibilités de choix entre les fonctions existantes sont relativement limitées ; elles dépendent dans une large mesure de la place où il est né et où il grandit dans ce réseau humain, de la fonction et de la situation de ses parents, de l'éducation qu'il reçoit en conséquence. Et tout cela aussi, tout ce passé, est directement présent en chacun des êtres qui vont et viennent dans la foule des rues de la grande ville. Il se peut certes qu'un individu ne connaisse personne d'autre dans cette foule, mais quelque part il a lui aussi des connaissances, des amis intimes et des ennemis, une famille, un cercle de relations auquel il appartient, ou bien, désormais seul, il n'a que des amis perdus ou défunts qui ne sont restés vivants que dans sa mémoire.
Chacun des êtres qui se croisent ainsi dans la rue, apparemment étrangers et sans relations les uns avec les autres, est, ainsi, lié par une foule de chaînes invisibles à d'autres êtres, que ce soient par des liens de travail ou de propriété, des liens instinctifs ou affectifs. Des fonctions de l'ordre le plus divers le rendent, ou l'ont rendu, dépendant des autres et rendent, ou ont rendu, les autres dépendants de lui. Il vit et a vécu depuis sa plus petite enfance dans un réseau de dépendances qu'il ne peut rompre ni modifier d'un coup de baguette magique, qu'il peut uniquement changer dans la mesure où la structure même de ce réseau le permet ; il vit dans un tissu de relations fluctuantes qui entre-temps se sont, au moins partiellement, imprégnées en lui et font sa marque personnelle."
Norbert Elias, "La société des individus", 1939, in La Société des individus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 48-50.
"Chaque individu pris individuellement naît au sein d'un groupe qui était là avant lui. Mieux encore : chaque individu est par nature fait de telle sorte qu'il a besoin des autres qui étaient là avant lui pour pouvoir grandir. L'une des conditions fondamentales de l'existence humaine est l'existence simultanée de plusieurs êtres humains en relation les uns avec les autres. Et si vraiment on a besoin, à titre symbolique, pour sa propre conscience de soi, d'un mythe des origines, il serait temps en tout cas de réviser les mythes traditionnels : au commencement, pourrait-on dire, étaient non pas un individu isolé, mais plusieurs individus qui vivaient ensemble, qui se causaient mutuellement du plaisir ou de la souffrance, comme nous, qui s'épanouissaient ou déclinaient les uns par et avec les autres - au commencement était une unité sociale, de plus ou moins grande taille. […]
Les différents individus peuvent être très différents les uns des autres par leur constitution naturelle à la naissance. Toutefois seule la société fait du petit enfant avec ses fonctions psychiques encore malléables et relativement indifférenciées un être distinct de tous les autres. C'est uniquement dans la relation avec les autres et par cette relation que la créature désemparée et sauvage qu'est l'être humain à sa naissance devient un être psychiquement adulte qui possède une personnalité individuelle et mérite le nom d'individu adulte. Coupé de ces relations, il devient au mieux une bête humaine à demi sauvage : il peut devenir physiquement adulte, mais il reste psychiquement semblable au petit enfant.
C'est seulement lorsqu'il grandit dans la société des hommes que le petit individu humain apprend le langage articulé. C'est seulement dans la société des autres, plus âgés, que se dégage en lui progressivement une certaine forme de vision à long terme et de régulation des instincts. Et la langue qu'il parlera, le schéma de régulation des instincts qu'il adoptera, le type de comportement adulte qui se développera en lui dépendent de l'histoire et de la structure de la communauté humaine au sein de laquelle il naît aussi bien que de sa propre histoire et de sa position au sein de cette communauté. […]
Même si en l'état actuel de la pensée cela peut paraître paradoxal au premier abord, individualité et dépendance par rapport à la société ne sont pas uniquement en opposition ; le découpage et la différenciation des fonctions psychiques d'un être, ce que nous exprimons par le terme « individualité », ne sont rendus possibles qu'à partir du moment où l'individu grandit au sein d'un groupe d'individus, dans une société."
Norbert Elias, "La société des individus", 1939, in La Société des individus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 57-59.
"Il sera difficile de comprendre l'homme dans sa totalité si on se le représente errant d'abord tout seul à travers le monde et n'ajustant sa conduite à celle des autres hommes que de manière secondaire. Tout homme en présuppose d'autres avant lui. Un enfant ne devient un être humain qu'en s'intégrant à un groupe, par exemple en apprenant une langue existante ou en assimilant les règles de contrôle des pulsions et des affects propres à une civilisation. Cela est requis non seulement en vue de la coexistence avec les autres, mais également pour les besoins de l'existence individuelle, pour l'accès statut d'individu humain et pour la survie.
La multiplicité des êtres humains se traduit par une forme d'ordre singulière. Ce que la vie commune des hommes comporte d'unique engendre des réalités particulières, spécifiquement sociales, qu'il est impossible d'expliquer ou de comprendre à partir de l'individu. La langue en est une bonne illustration. Quelle impression cela ferait-il de découvrir un beau matin, en se réveillant, que tous les autres hommes parlent une langue que l'on ne comprend pas soi-même ? Sous une forme paradigmatique, la langue incarne ce type de données sociales qui présupposent une multiplicité d'êtres humains organisés en société et qui, en même temps, ne cessent de se réindividualiser. Ces données se réimplantent en quelque sorte dans chaque nouveau membre d'un groupe, elles guident son comportement et sa sensibilité, constituent l'habitus social à partir duquel se développeront chez lui les traits distinctifs qui l'opposeront aux autres au sein du groupe. Le modèle linguistique commun admet des variations individuelles, jusqu'à un certain point. Mais lorsque l'individualisation va trop loin, la langue perd sa fonction de moyen de communication à l'intérieur d'un groupe."
Norbert Elias, Du temps, 1984, Introduction, tr. fr. Michèle Hulin, Fayard, p. 23-24.
"Avant l'arrivée des Européens, aussi loin qu'on remonte dans le temps, les chefs de tribus indiennes portaient individuellement l'empreinte sociale de guerriers et de chasseurs. Les femmes pratiquaient la cueillette et assuraient de nombreuses fonctions annexes en relation avec l'activité principale de guerre et de chasse. L'unité de survie dominante, correspondant au niveau supérieur de l'identité du nous, était la tribu. À ce stade très ancien du développement, la tribu jouait un rôle analogue à celui de l'État à un stade ultérieur. L'identification personnelle de l'individu à la tribu allait donc de soi et elle était absolument nécessaire. En d'autres termes, l'habitus social de l'individu, le caractère social ou la structure sociale de la personnalité de l'individu, se réglait sur la tribu comme unité supérieure du nous porteuse d'une signification.
Mais ensuite la réalité sociale changea. Au terme d'une longue série de guerres et d'autres formes de luttes de pouvoir, les descendants des immigrants européens devinrent les maîtres du pays. Ils y instaurèrent une organisation sociale au niveau d'intégration complexe et diversifié de l'État. Les Indiens constituèrent des îlots avec une forme d'organisation ancienne, préétatique, qui continuèrent d'exister comme des formations à demi fossiles dans la société américaine en voie de développement. Pratiquement toutes les conditions naturelles et sociales qui avaient déterminé leur structure sociale avaient disparu depuis longtemps. Mais dans l'habitus social des individus, dans la structure sociale de leur personnalité, la structure sociale disparue subsistait et elle était perpétuée par la pression de l'opinion publique à l'intérieur de la tribu et par les méthodes d'éducation qui la transmettaient toujours d'une génération à l'autre. Il en résulta une fossilisation de l'habitus social de ces individus à l'intérieur de leurs réserves."
Norbert Elias, Les Transformations de l'équilibre "nous-je", 1987, in La Société des individus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 275-276.
"Dans la forme que l'individu assume au cours de sa vie terrestre, il n'est, par nécessité, qu'une fraction, qu'une déformation, de l'image de l'homme dans sa totalité. Il est limité par le fait qu'il est homme ou femme ; puis, aux différentes époques de sa vie, il est limité encore parce qu'enfant, adolescent, adulte ou vieillard ; de plus, parce qu'il lui faut jouer un rôle dans la société, inévitablement il se spécialise en artisan, commerçant, employé ou en voleur, prêtre, directeur, épouse, religieuse ou prostituée ; il ne peut pas être tout. Et il s'ensuit que la totalité — la plénitude de l'homme — n'est pas dans l'individu pris séparément, mais dans le corps social envisagé comme un tout ; l'individu ne peut être autre chose qu'un organe. Du groupe auquel il appartient lui viennent ses techniques de vie, la langue dans laquelle il pense, les idées selon lesquelles il se développe ; du passé de son groupe social, il a hérité des gènes qui forment la structure de son corps. S'il prétend s'en retrancher, par ses actions, ses idées ou ses sentiments, il n'aboutit qu'à rompre le lien qui le relie aux sources mêmes de son existence.
Les cérémonies tribales de la naissance, de l'initiation, du mariage, des funérailles, de l'établissement social, etc., ont pour fonction d'élever au niveau des formes impersonnelles et classiques, les moments critiques et les actes importants de la vie de l'individu. Elles le révèlent à lui-même, non comme telle ou telle personne, mais comme guerrier, épouse, veuve, prêtre, chef, et, dans le même temps, est réanimé pour les autres membres de la communauté l'antique enseignement des étapes archétypes. Tous, selon leur rang et leur fonction, participent à la cérémonie. La société entière se montre à elle-même comme une unité vivante et impérissable. Les générations d'individus passent, telles les cellules anonymes d'un corps vivant ; mais la forme éternelle qui les soutient demeure. Par cette vision élargie qui embrasse le supra-individuel, chacun se découvre mis en valeur, enrichi, soutenu et grandi. Son rôle, si insignifiant qu'il soit, lui apparaît comme participant de la merveilleuse image idéalisée de l'homme — image qu'il contient en puissance mais qui, par nécessité, est, en lui, inhibée.
Les devoirs sociaux se chargent d'intégrer la leçon du cérémonial à la vie quotidienne habituelle, et l'individu s'en trouve raffermi. À l'inverse, l'indifférence, la révolte – ou l'exil – rompent ce lien vivifiant. Du point de vue du groupe social, l'individu qui s'en est séparé n'existe plus : il est perdu. Alors que l'homme, ou la femme, qui peut honnêtement affirmer avoir vécu son rôle — que ce soit celui de prêtre, de prostituée, de reine ou d'esclave — est quelque chose au plein sens du terme.
Le rôle des rites d'initiation et d'établissement est donc d'enseigner l'unité essentielle de l'individu et du groupe ; celui des fêtes saisonnières, de faire entrevoir un horizon plus large. De même que l'individu est un organe de la société, de même la tribu ou la cité — et l'humanité entière — ne représente qu'une phase de l'organisme grandiose du cosmos."
Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, 1949, tr. fr. H. Crès, J'ai lu, 2013, p. 509-510.
"Paradoxalement – mais c'est un enseignement irrécusable de l'histoire sociale -, il a fallu dés-individualiser les individus pour qu'ils deviennent des individus à par entière. C'est l'appartenance à des collectifs qui donnent des droits, droits du travail, droits des conventions collectives, droits de la protection sociale pour les travailleurs et leurs « ayant-droit ». Par exemple, le droit à la retraite consiste en une pension qui revient de droit au vieux travailleur et qui est censée lui permettre de continuer à se prendre en charge. Elle lui est personnellement attribuée et il est libre d'en disposer en tant qu'individu. Mais ce droit, qui lui appartient en propre, est la conséquence du fait qu'il a appartenu à un collectif de travailleurs, qu'il a cotisé un certain nombre d'années pour satisfaire aux règles collectives de son régime de retraite, etc. L individualité du travailleur est assurée dans la mesure où il est inscrit dans un système de protections collectives […] C'est pourquoi je parle de l'ambiguïté profonde des politiques qui posent comme exigence inconditionnelle la promotion de l'individu. Parler d'ambiguïté signifie que ces politiques peuvent avoir des aspects positifs, car l'intention de responsabiliser une personne que l'on aide est positive, ne serait-ce que parce qu'il n'est jamais bon d'être un pur assisté. Mais la généralisation de cette exigence repose sur une omission et même sur une occultation. Elle économise la nécessité de s'interroger sur les conditions (ou les supports) indispensables pour qu'un individu puisse se prendre en charge lui-même, « s'activer », « se mobiliser », etc. [... à savoir] si je peux m'exprimer un peu brutalement [qu']un individu ne tient pas debout tout seul, et [qu']à défaut de points d'appui assurés il risque la mort sociale."
Robert Castel, "Les ambiguïtés de la promotion de l'individu", in Refaire société, Seuil et La République des Idées, 2011, p. 18-24.
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