"Au cours de l'une des soirées que nous passions ensemble à notre hôtel à Bruxelles à l'occasion du congrès Solvay, quelques uns des jeunes participants, parmi lesquels Wolfgang Pauli et moi-même, se retrouvaient dans le hall de l'hôtel. Quelqu'un avait posé la question : « Einstein parle toujours de Dieu, qu'est-ce que cela signifie ? On ne peut guère imaginer qu'un scientifique comme Einstein soit fortement attaché à une tradition religieuse. » « Einstein sans doute pas, mais peut-être Max Planck », répondit quelqu'un d'autre. « Planck a fait des remarques sur la relation entre religion et science, dans ces remarques, il a affirmé qu'il n'y a pas de contradiction entre les deux, qu'elles sont au contraire parfaitement compatibles ». [...]
« Je présume, dus-je dire, que pour Planck la religion et la science sont compatibles parce que, à son avis, elles se réfèrent à des domaines tout à fait différents de la réalité. La science traite du monde matériel objectif. Elle nous place devant une tâche qui consiste à faire des affirmations justes en ce qui concerne cette réalité objectivement et à comprendre les corrélations qu'elle comporte. La religion, au contraire, traite du monde des valeurs. Il y est question de ce qui doit être, de ce que nous devons faire, et non de ce qui est. Dans la science, il s'agit de ce qui est juste ou faux ; dans la religion, il s'agit de ce qui est bon ou mauvais, de ce qui a une valeur ou n'en a pas. La science est à la base de l'action utilitaire, la religion est la base de l'éthique. Le conflit qui se manifeste entre ces deux domaines depuis le XVIIe siècle ne paraît ainsi reposer que sur le malentendu que l'on crée si l'on veut interpréter les images et les paraboles de la religion comme des affirmations scientifiques, ce qui est évidemment absurde. Dans une telle conception - que je connais bien de par ma propre éducation familiale, - les deux domaines sont associés respectivement à la face objective et subjective du monde. La science représente en un certain sens la manière dont nous faisons face au côté objectif de la réalité, dont nous affrontons celui-ci. La croyance religieuse, par contre, est l'expression d'un choix subjectif par lequel nous décidons des valeurs qui orientent notre action dans la vie. Il est vrai qu'en règle générale nous faisons ce choix en accord avec la communauté à laquelle nous appartenons : famille, peuple, ou milieu culturel. En d'autres termes, ce choix est très fortement influencé par l'éducation et l'entourage. Mais en dernier ressort, il est tout de même subjectif, et n'est donc pas soumis au critère « juste ou faux ». [...] chez [Max Planck] les deux domaines - la face objective et la face subjective du monde - sont très nettement séparés, mais je dois avouer pour ma part que cette séparation ne me met pas à l'aise. Je doute que les sociétés humaines puissent vivre à la longue sur la base d'une telle séparation nettement tranchée entre le savoir et la croyance. » [...]
"Par principe, répondit Dirac, je n'ai rien à faire des mythes religieux, ne serait-ce que parce que les mythes des diverses religions se contredisent entre eux. Ce n'est qu'un pur hasard que je sois né en Europe et non en Asie, et ce n'est pas de ce hasard que peut dépendre ce qui est vrai, donc ce que je dois croire. Je ne peux en effet, croire que ce qui est vrai". [...]
"La discussion se poursuivit ainsi encore pendant un moment, et nous fûmes étonnés de noter que Wolfgang [Pauli] avait cessé d'y prendre part. Il écoutait seulement, avec parfois une expression de mécontentement, quelquefois aussi avec un sourire malicieux ; mais il ne disait rien. Finalement, quelqu'un lui demanda ce qu'il pensait. Il leva alors un regard presque étonné et dit : « Oui, notre ami Dirac a lui aussi sa religion. Et cette religion a pour premier commandement : « Dieu n'existe pas, et Dirac est son prophète ». » Nous éclatâmes tous de rire, y compris Dirac, et ceci termina notre discussion nocturne."
Werner Heisenberg, "Premières discussions sur la relation entre science et religion", 1927, in La Partie et le tout, 1969, tr. fr. Paul Kessler, Champs Flammarion, 1990, p. 118-119 et p. 123-124.
"La majorité des « sans-religion » se comportent encore religieusement, à leur insu. Il ne s'agit pas seulement de la masse des « superstitions » ou des « tabous » de l'homme moderne, qui ont tous une structure et une origine magico-religieuse. Mais l'homme moderne qui se sent et se prétend areligieux dispose encore de toute une mythologie camouflée et de nombreux ritualismes dégradés. Comme nous l'avons mentionné, les réjouissances qui accompagnent la Nouvelle Année ou l'installation dans une maison neuve présentent, laïcisée, la structure d'un rituel de renouvellement. On constate le même phénomène à l'occasion des fêtes et des réjouissances accompagnant le mariage ou la naissance d'un enfant, l'obtention d'un nouvel emploi, une promotion sociale, etc. [...]
En somme la majorité des hommes « sans-religion » partagent encore des pseudo-religions et des mythologies dégradées. Ce qui n'a rien pour nous étonner, du moment que l'homme profane est le descendant de l'homo religiosus et ne peut pas annuler sa propre histoire, c'est-à-dire les comportements de ses ancêtres religieux, qui l'ont constitué tel qu'il est aujourd'hui. D'autant plus qu'une grande partie de son existence est nourrie par des pulsions qui lui arrivent du tréfonds de son être, de cette zone qu'on a appelée l'inconscient. [...]
[...] dans la mesure où l'inconscient est le résultat des innombrables expériences existentielles, il ne peut pas ne pas ressembler aux divers univers religieux. Car la religion est la solution exemplaire de toute crise existentielle, non seulement parce qu'elle est indéfiniment répétable, mais aussi parce qu'elle est considérée d'origine transcendantale et, en conséquence, valorisée en tant que révélation reçue d'un autre monde, transhumain. La solution religieuse non seulement résout la crise, mais en même temps rend l'existence « ouverte » à des valeurs qui ne sont plus contingentes ni particulières, permettant ainsi à l'homme de dépasser les situations personnelles et, en fin de compte, d'accéder au monde de l'esprit.
[...] l'homme areligieux des sociétés modernes est encore nourri et aidé par l'activité de son inconscient, sans pour autant y accéder à une expérience et à une vision du monde proprement religieux. L'inconscient lui offre des solutions aux difficultés de sa propre existence, et dans ce sens il remplit le rôle de la religion, car, avant de rendre une existence créatrice de valeurs, la religion en assure l'intégrité. En un certain sens, on pourrait presque dire que, chez ceux des modernes qui se proclament areligieux, la religion et mythologie se sont « occultées » dans les ténèbres de leur inconscient - ce qui signifie aussi que les possibilités de réintégrer une expérience religieuse de la vie gisent, chez de tels êtres, très profondément en eux-mêmes."
Mircea Éliade, Le Sacré et le Profane, 1957, Gallimard, coll. « Folio essais », 1988, p. 173-180.
"L'homme religieux assume un mode d'existence spécifique dans le monde, et, malgré le nombre considérable des formes historico-religieuses, ce mode spécifique est toujours reconnaissable. Quel que soit le contexte historique dans lequel il est plongé, l'homo religiosus croit toujours qu'il existe une réalité absolue, le sacré, qui transcende ce monde-ci, mais qui s'y manifeste et, de ce fait, le sanctifie et le rend réel. Il croit que la vie a une origine sacrée et que l'existence humaine actualise toutes ses potentialités dans la mesure où elle est religieuse, c'est-à-dire : participe à la réalité. Les dieux ont créé l'homme et le Monde les Héros civilisateurs ont achevé la Création, et l'histoire de toutes ces œuvres divines et semi-divines est conservée dans les mythes. En réactualisant l'histoire sacrée, en imitant le comportement divin, l'homme s'installe et se maintient auprès des dieux, c'est-à-dire dans le réel et le significatif.
Il est facile de voir tout ce qui sépare ce mode d'être dans le monde de l'existence d'un homme areligieux. Il y a avant tout ce fait : l'homme areligieux refuse la transcendance, accepte la relativité de la « réalité », et il lui arrive même de douter du sens de l'existence. Les autres grandes cultures du passé ont connu, elles aussi, des hommes areligieux, et il n'est pas impossible qu'il en ait existé même à des niveaux archaïques de culture, bien que les documents ne les aient pas encore attestés. Mais c'est seulement dans les sociétés occidentales modernes que l'homme areligieux s'est pleinement épanoui. L'homme moderne areligieux assume une nouvelle situation existentielle : il se reconnaît uniquement sujet et agent de l'Histoire, et il refuse tout appel à la transcendance. Autrement dit, il n'accepte aucun modèle d'humanité en dehors de la condition humaine, telle qu'elle se laisse déchiffrer dans les diverses situations historiques. L'homme se fait lui-même, et il n'arrive à se faire complètement que dans la mesure où il se désacralise et désacralise le monde. Le sacré est l'obstacle par excellence devant sa liberté. Il ne deviendra lui-même qu'au moment où il sera radicalement démystifié. Il ne sera vraiment libre qu'au moment où il aura tué le dernier dieu.
Il ne nous appartient pas de discuter, ici, cette prise de position philosophique. Constatons seulement qu'en dernière instance l'homme moderne areligieux assume une existence tragique et que son choix existentiel n'est pas dépourvu de grandeur. Mais cet homme areligieux descend de l'homo religiosus et, qu'il le veuille ou non, il est aussi son œuvre, il s'est constitué à partir des situations assumées par ses ancêtres. En somme, il est le résultat d'un processus de désacralisation. Tout comme la « Nature » est le produit d'une sécularisation progressive du Cosmos oeuvre de Dieu, l'homme profane est le résultat d'une désacralisation de l'existence humaine. Mais cela implique que l'homme areligieux s'est constitué par opposition à son prédécesseur, en s'efforçant de se « vider » de toute religiosité et de toute signification transhumaine. Il se reconnaît lui-même dans la mesure où il se « délivre » et se « purifie » des « superstitions » de ses ancêtres. En d'autres termes, l'homme profane, qu'il le veuille ou non, conserve encore les traces du comportement de l'homme religieux, mais expurgées des significations religieuses. Quoi qu'il en fasse, il est un héritier. Il ne peut abolir définitivement son passé, puisqu'il en est lui-même le produit. Il se constitue par une série de négations et de refus, mais il continue encore à être hanté par les réalités qu'il a abjurées. Pour disposer d'un monde à lui, il a désacralisé le monde dans lequel vivaient ses ancêtres, mais, pour y arriver, il a été obligé de prendre le contrepied d'un comportement qui le précédait, et ce comportement il le sent toujours, sous une forme ou une autre, prêt à se réactualiser au plus profond de son être.
Ainsi que nous l'avons dit, l'homme areligieux à l'état pur est un phénomène plutôt rare, même dans la plus désacralisée des sociétés modernes. La majorité des « sans-religion » se comportent encore religieusement, à leur insu. Il ne s'agit pas seulement de la masse des « superstitions » ou des « tabous » de l'homme moderne, qui ont tous une structure et une origine magico-religieuse. Mais l'homme moderne qui se sent et se prétend areligieux dispose encore de toute une mythologie camouflée et de nombreux ritualismes dégradés. Comme nous l'avons mentionné, les réjouissances qui accompagnent la Nouvelle Année ou l'installation dans une maison neuve présentent, laïcisée, la structure d'un rituel de renouvellement. On constate le même phénomène à l'occasion des fêtes et des réjouissances accompagnant le mariage ou la naissance d'un enfant, l'obtention d'un nouvel emploi, une promotion sociale, etc. [...]
En somme la majorité des hommes « sans-religion » partagent encore des pseudo-religions et des mythologies dégradées. Ce qui n'a rien pour nous étonner, du moment que l'homme profane est le descendant de l'homo religiosus et ne peut pas annuler sa propre histoire, c'est-à-dire les comportements de ses ancêtres religieux, qui l'ont constitué tel qu'il est aujourd'hui. D'autant plus qu'une grande partie de son existence est nourrie par des pulsions qui lui arrivent du tréfonds de son être, de cette zone qu'on a appelée l'inconscient."
Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, 1957, Gallimard, coll. « Folio essais », 1988, p. 171-178.
Retour au menu sur la religion