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Hors des sentiers battus
La communication et l'échange entre cultures

 "En même temps qu'une promotion de l'humanité, le phénomène d'universalisation constitue une sorte de subtile destruction, non seulement des cultures traditionnelles, ce qui ne serait peut-être pas un mal irréparable, mais de ce que j'appellerai provisoirement, avant de m'en expliquer plus longuement, le noyau créateur des grandes civilisations, des grandes cultures, ce noyau à partir duquel nous interprétons la vie et que j'appelle par anticipation le noyau éthique et mythique de l'humanité. Le conflit naît de là ; nous sentons bien que cette unique civilisation mondiale exerce en même temps une sorte d'action d'usure ou d'érosion aux dépens du fonds culturel qui a fait les grandes civilisations du passé. Cette menace se traduit, entre autres effets inquiétants, par la diffusion sous nos yeux d'une civilisation de pacotille qui est la contrepartie dérisoire de ce que j'appelais tout à l'heure la culture élémentaire. C'est partout, à travers le monde, le même mauvais film, les mêmes machines à sous, les mêmes horreurs en plastique ou en aluminium, la même torsion du langage par la propagande, etc. ; tout se passe comme si l'humanité, en accédant en masse à une première culture de consommation, était aussi arrêtée en masse à un niveau de sous-culture. Nous arrivons ainsi au problème crucial pour les peuples qui sortent du sous-développement. Pour entrer dans la voie de la modernisation, faut-il jeter par-dessus bord le vieux passé culturel qui a été la raison d'être d'un peuple ? C'est souvent sous la forme d'un dilemme et même d'un cercle vicieux que le problème se pose ; en effet la lutte contre les puissances coloniales et les luttes de libération n'ont pu être menées qu'en revendiquant une personnalité propre ; car cette lutte n'était pas seulement motivée par l'exploitation économique mais plus profondément par la substitution de personnalité que l'ère coloniale avait provoquée. I1 fallait donc d'abord retrouver cette personnalité profonde, la réenraciner dans un passé afin de nourrir de sève la revendication nationale. D'où le paradoxe : il faut d'une part se réenraciner dans son passé, se refaire une âme nationale et dresser cette revendication spirituelle et culturelle face à la personnalité du colonisateur. Mais il faut en même temps, pour entrer dans la civilisation moderne, entrer dans la rationalité scientifique, technique, politique qui exige bien souvent l'abandon pur et simple de tout un passé culturel. C'est un fait : toute culture ne peut supporter et absorber le choc de la civilisation mondiale. Voilà le paradoxe : comment se moderniser, et retourner aux sources ? Comment réveiller une vieille culture endormie et entrer dans la civilisation universelle ?

 Mais, comme je l'annonçais en commençant, ce même paradoxe est affronté par les nations industrialisées qui ont réalisé depuis longtemps leur indépendance politique autour d'un pouvoir politique ancien. En effet, la rencontre des autres traditions culturelles est une épreuve grave et en un sens absolument neuve pour la culture européenne. Le fait que la civilisation universelle ait procédé pendant longtemps du foyer européen a entretenu l'illusion que la culture européenne était, de fait et de droit, une culture universelle. L'avance prise sur les autres civilisations semblait fournir la vérification expérimentale de ce postulat ; bien plus, la rencontre des autres traditions culturelles était elle-même le fruit de cette avance et plus généralement le fruit de la science occidentale elle-même. N'est-ce pas l'Europe qui a inventé, sous leur forme scientifique expresse, l'histoire, la géographie, l'ethnographie, la sociologie ? Mais cette rencontre des autres traditions culturelles a été pour notre culture une épreuve aussi considérable dont nous n'avons pas encore tiré toutes les conséquences."
 
Paul Ricoeur, "Civilisation et cultures nationales", in Histoire et vérité, 1955, Le Seuil, Points essais, 2001, p. 328-330.


  "Les aires culturelles. - Une civilisation, c'est tout d'abord un espace, une « aire culturelle », disent les anthropologues, un logement. À l'intérieur du logement, plus ou moins vaste mais jamais très étroit, imaginez une masse très diverse de « biens », de traits culturels, aussi bien la forme, le matériau des maisons, leur toit, que tel art de la flèche empannée [1], qu'un dialecte ou un groupe de dialectes, que des goûts culinaires, une technique particulière, une façon de croire, une façon d'aimer, ou bien encore la boussole, le papier, la presse de l'imprimeur. C'est le groupement régulier, la fréquence de certains traits, l'ubiquité de ceux-ci dans une aire précise, qui sont les premiers signes d'une cohérence culturelle. Si à cette cohérence dans l'espace s'ajoute une permanence dans le temps, j'appelle civilisation ou culture l'ensemble, le « total » du répertoire. Ce « total » est la « forme » de la civilisation ainsi reconnue.
  Bien entendu, l'aire culturelle relève de la géographie, beaucoup plus que ne le pensent les anthropologues. Cette aire, en outre, aura son centre, son « noyau », ses frontières, ses marges. Et c'est à la marge que l'on trouve, le plus souvent, les traits, phénomènes ou tensions les plus caractéristiques. Parfois, ces frontières et l'aire qu'elles enserrent seront immenses. […] L'intéressant, c'est qu'une aire groupe toujours plusieurs sociétés ou groupes sociaux. D'où la nécessité, je le répète, d'être attentif, si possible, à la plus petite unité culturelle. Combien, ici ou là, exige-t-elle d'espace, d'hommes, de groupes sociaux différents, quel est son minimum vital ?

  Les emprunts. - Tous ces biens culturels, micro-éléments de la civilisation, ne cessent de voyager (par là ils se distinguent des phénomènes sociaux ordinaires) - tour à tour, simultanément, les civilisations les exportent ou les empruntent. Celles-ci sont gloutonnes, celles-là prodigues. Et cette vaste circulation ne s'interrompt jamais. Certains éléments culturels sont même contagieux, ainsi la science moderne, ainsi la technique moderne, bien que toutes les civilisations ne soient pas pareillement ouvertes à des échanges de cet ordre [...].

  Les refus. - Mais tous les échanges ne vont pas de soi, il y a, en effet, des refus d'emprunter, soit une forme de penser, ou de croire, ou de vivre, soit un simple instrument de travail. Certains de ces refus s'accompagnent même d'une conscience, d'une lucidité aiguë, si d'autres sont aveugles, comme déterminés par des seuils ou des verrous qui interdisent les passages… Chaque fois, bien entendu, ces refus, et d'autant plus qu'ils sont conscients, répétés, affirmés prennent une valeur singulière. Toute civilisation, en pareil cas, aboutit à son choix décisif ; par ce choix, elle s'affirme, se révèle."

 

 

Fernand Braudel, Écrits sur l'histoire, 1969, Flammarion, Champs, 1977, p. 292-294.


[1] Garnie de plumes.

 

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Date de création : 18/01/2010 @ 16:51
Dernière modification : 14/03/2023 @ 10:16
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