"69. Pour tous les hommes, le bien et le vrai sont semblables ; l'agréable varie avec les individus.
70. Désirer avec excès, c'est agir en enfant, non en homme.
71. Des plaisirs intempestifs provoquent le dégoût.
72. Désirer violemment une chose, c'est rendre son âme aveugle pour le reste.
73. Le désir se justifie quand il poursuit sans excès ce qui est beau.
74. Refuse tout agrément qui ne comporte aucune utilité.
207. Il ne faut pas aspirer à tout plaisir, quel qu'il soit, mais à celui qui est lié au beau.
210. Le sort met à notre disposition une table bien garnie, la tempérance une table qui suffit à nos besoins.
211. La tempérance augmente la jouissance et accroît le plaisir.
230. Une vie sans fête est une longue route sans hôtellerie.
232. Parmi les plaisirs, les plus rare sont les plus vifs".
Démocrite, Fragments, in Les Penseurs grecs avant Socrate, tr. fr. Jean Voilquin, GF, 1964, p. 173 sq.
"Que la vertu marche la première, qu'elle porte l'étendard, nous garderons néanmoins le plaisir mais nous le dominerons et le réglementerons ; sur certains points il nous gagnera à force de prières, mais il ne nous contraindra pas. Au contraire, ceux qui ont abandonné le premier rang au plaisir, sont privés et du plaisir et de la vertu ; ils perdent cette dernière, et eux-mêmes ne possèdent point le plaisir, mais c'est le plaisir qui les possède, car s'il manque ce sont pour eux des tortures, et s'il abonde c'est l'étouffement ; ces hommes sont misérables quand les plaisirs les abandonnent, plus misérables encore quand les plaisirs les écrasent ; cela se passe comme pour les navigateurs surpris dans la mer des Syrtes, qui tantôt demeurent à sec, et tantôt sont roulés par des vagues impétueuses. Cette situation est le résultat d'un dérèglement exagéré et d'un amour qui s'aveugle, car si l'on recherche des choses mauvaises en les prenant pour des biens il est dangereux de les atteindre. De même que nous ne chassons pas les bêtes féroces sans peine ni péril et qu'une fois celles-ci capturées nous ne les gardons pas sans inquiétude, car souvent elles déchirent leurs maîtres, de même ceux qui possèdent de grands plaisirs tombent dans un grand malheur et les plaisirs qu'ils ont capturés les capturent à leur tour ; plus ceux-ci sont nombreux et grands, plus se trouve faible et dépendant cet esclave que la foule appelle un homme heureux."
Sénèque, De la Vie heureuse, 58 après J.C., chapitre XIV, tr. fr. Émile Bréhier.
"Gryllos, homme qui a été changé en porc par la magicienne Circé, défend la supériorité des animaux sur les hommes devant Ulysse.
La tempérance consiste en une certaine limitation et en certaines règles qu'on impose à ses désirs : on supprime ceux qui nous sont inspirés du dehors et ceux qui sont superflus ; les désirs vitaux, on les soumet aux impératifs de la modération et de l'opportunité. Bien entendu, on peut observer mille et mille espèces différentes de désirs [...]. Le désir de boire et de manger compte aussi parmi les désirs naturels et vitaux. Pour le désir sexuel, dont la nature a mis en nous les germes, il est concevable de s'en tenir éloigné sans inconvénient majeur : on l'a qualifié de naturel mais pas de vital. Quant à ces désirs qui ne sont ni vitaux ni naturels mais qui viennent en trombe de l'extérieur se déverser sur vous [les hommes] parce que vous êtes pleins d'illusions et que vous ne savez pas ce qui est vraiment beau, peu s'en faut qu'ils n'aient réussi à noyer tous les désirs conformes à la nature, telle une foule d'étrangers débarquée chez les citoyens autochtones et qui prend le dessus sur eux. Mais les âmes des animaux sont totalement inaccessibles et imperméables aux passions importées : leur vie s'écoule loin des vaines illusions, comme s'ils habitaient à cent lieues de la mer. Pour ce qui est de vivre dans le raffinement et dans le luxe, ils sont hors de la course ; mais ils veillent efficacement à observer la tempérance en imposant une meilleure discipline à leurs désirs, qui sont chez eux en nombre limité et ne sont point importés du dehors.
Pour moi aussi, il fut un temps où l'or me faisait béer d'admiration tout autant que toi ; j'y voyais un bien supérieur à tous les autres ; l'argent aussi m'attirait, et l'ivoire. Dans mon opinion, celui qui possédait le plus était le plus heureux des hommes, un mortel cher aux dieux – fût-il phrygien ou carien, ou plus lâche que Dolon, son destin fût-il plus atroce que celui de Priam[1]. Ainsi, perpétuel jouet d mes désirs, je ne recueillais aucun fruit, aucun plaisir de tout ce dont je disposais par ailleurs en suffisance et au-delà, m'en prenant à ma vie, considérant que le partage du sort m'avait refusé les plus grands des biens. Voilà pourquoi, je m'en souviens, le jour où je t'ai vu, en Crète, paré dans des atours de fête, je n'ai pas envié ta sagesse ni ta vertu : je n'avais d'yeux que pour la fine étoffe de ta tunique richement brodée, et le poil laineux de ton manteau teint de pourpre ; j'étais littéralement sous le charme et je te suivais partout, comme une femme. Maintenant que je suis débarrassé, purifié, de toutes ces illusions, je n'ai plus que mépris pour l'or et l'argent, et je passe à côté comme du premier caillou venu ; quant à tes manteaux fins, à tes riches tapis, par Zeus ! je ne sais rien de plus doux que de m'étendre, pour me reposer, dans un lit de boue bien molle et bien épaisse. Il n 'est pas de place, dans nos âmes, pour ces désirs d'importation qui sont les vôtres : presque toujours, notre vie se règle sur les désirs et les plaisirs qui lui sont nécessaires ; quant à ceux qui sont naturels – mais non vitaux – nous n'y recourons qu'avec mesure, de façon contrôlée."
Plutarque, Gryllos, in L'Intelligence des animaux, tr. fr. Myrto Gondicas, arléa, 1991, p. 112-114.
[1] Dolon : type du traître (cf. Iliade, chant XX). Le vieux Priam, roi de Troie, a tout perdu avec la défaite de Troie (ibid. XXI, v. 38 sq.). Ici, les régions d'Asie mineure (Phrygie, Carie) ont une connotation nettement péjorative : luxe et mollesse.
"Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde et généralement, de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content. Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains, étant malades, ou d'être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses..."
Descartes, Discours de la méthode, 1637, troisième partie, in Œuvres et Lettres, Pléiade, 1966, p. 142-143.
"On croit m'embarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe. Mon sentiment est qu'il n'en faut point du tout. Tout est source de mal au-delà du nécessaire physique. La nature ne donne que trop de besoins ; et c'est au moins une très haute imprudence de les multiplier sans nécessité, et de mettre ainsi son âme dans une plus grande dépendance. Ce n'est pas sans raison que Socrate, regardant l'étalage d'une boutique, se félicitait de n'avoir à faire de rien de tout cela. Il y a cent à parier contre un, que le premier qui porta des sabots était un homme punissable, à moins qu'il n'eût mal aux pieds."
Jean-Jacques Rousseau, Dernière réponse de Jean-Jacques Rousseau de Genève à M. Bordes, in Discours sur les sciences et les arts.
"L'homme est un être physique, soumis à la nature et par conséquent à la nécessité. Nés sans notre aveu, notre organisation ne dépend point de nous, nos idées nous viennent involontairement. Notre action est une suite de l'impulsion d'un motif quelconque.
J'ai soif, je vois une fontaine, il m'est impossible de ne pas avoir la volonté de boire. J'apprends que cette eau est empoisonnée, et je m'abstiens d'en boire. Dira-t-on que je suis libre ? La soif me déterminait nécessairement à boire. Le second motif me paraît plus fort que le premier, et je ne bois pas. Mais, dira-t-on, un imprudent boira. Alors la première impulsion se trouvera la plus forte. Dans l'un ou l'autre cas, ce sont deux actions également nécessaires. Celui qui boira est un insensé ; mais les actions des insensés sont aussi nécessaires que celles des autres.
On peut parvenir, il est vrai, à engager un débauché à changer de conduite. Cela signifie, non qu'il est libre, mais qu'on peut trouver des motifs assez puissants pour empêcher l'effet de ceux qui agissaient auparavant.
Le choix ne prouve point la liberté de l'homme ; son embarras ne finit que lorsque sa volonté est déterminée par des motifs suffisants, et il ne peut empêcher les motifs d'agir sur la volonté. Est-il maître de ne point désirer ce qui lui paraît désirable ? Non : mais il peut, dit-on, résister à son désir, s'il réfléchit sur les conséquences. Mais est-il maître d'y réfléchir ? Les actions des hommes ne sont jamais libres. Elles sont les suites nécessaires de leur tempérament, de leurs idées reçues, fortifiées par l'exemple, l'éducation et l'expérience. Le motif qui détermine l'homme est toujours au-dessus de son pouvoir.
Malgré leur système de liberté, les hommes n'ont établi leurs institutions que sur la nécessité. Si l'on ne supposait pas des motifs capables de déterminer leur volonté, à quoi servirait l'éducation, la législation, la morale, la religion même ? On veut donner par là des institutions aux volontés des hommes ; ce qui prouve qu'on est convaincu qu'elles agiront sur leur volonté. Ces institutions sont la nécessité montrée aux hommes.
La nécessité, qui règle tous les mouvements du monde physique, règle aussi tous ceux du monde moral, où tout est par conséquent soumis à la morale".
Paul-Henri Thiry Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, chap. IX, Georg Olms Verlag, 1966, p. 438-440.
"Lorsque tourmenté d'une soif ardente, je me figure en idée ou j'aperçois réellement une fontaine dont les eaux pures pourraient me désaltérer, suis-je maître de désirer ou de ne point désirer l'objet qui peut satisfaire un besoin si vif dans l'état où je suis ? On conviendra, sans doute, qu'il m'est impossible de ne point vouloir le satisfaire ; mais l'on me dira que si l'on m'annonce en ce moment que l'eau que je désire est empoisonnée, malgré ma soif je ne laisserai pas de m'en abstenir, et l'on en conclura faussement que je suis libre. En effet de même que la soif me déterminait nécessairement à boire avant que de savoir que cette eau fût empoisonnée, de même cette nouvelle découverte me détermine nécessairement à ne pas boire ; alors le désir de me conserver anéantit ou suspend l'impulsion primitive que la soif donnait à ma volonté ; ce second motif devient plus fort que le premier, la crainte de la mort l'emporte nécessairement sur la sensation pénible que la soif me faisait éprouver. Mais, direz-vous, si la soif est bien ardente, sans avoir égard au danger, un imprudent pourra risquer de boire cette eau ; dans ce cas la première impulsion reprendra le dessus et le fera agir nécessairement, vu qu'elle se trouvera plus forte que la seconde. Cependant dans l'un et l'autre cas, soit que l'on boive de cette eau soit qu'on n'en boive pas, ces deux actions seront également nécessaires, elles seront des effets du motif qui se trouvera le plus puissant et qui agira le plus fortement sur la volonté.
Cet exemple peut servir à expliquer tous les phénomènes de la volonté. La volonté, ou plutôt le cerveau, se trouve alors dans le même cas qu'une boule, qui, quoiqu'elle ait reçu une impulsion qui la poussait en droite ligne, est dérangée de sa direction dès qu'une force plus grande que la première l'oblige à en changer. Celui qui boit de l'eau qu'on lui dit empoisonnée nous parait un insensé, mais les actions des insensés sont aussi nécessaires que celles des gens les plus prudents. Les motifs qui déterminent le voluptueux et le débauché à risquer leur santé sont aussi puissants, et leurs actions sont aussi nécessaires que ceux qui déterminent l'homme sage à ménager la sienne. Mais, insisterez-vous, l'on peut parvenir à engager un débauché à changer de conduite ; cela signifie, non qu'il est libre, mais que l'on peut trouver des motifs assez puissants pour anéantir l'effet de ceux qui agissaient auparavant sur lui, et pour lors ces nouveaux motifs détermineront sa volonté, aussi nécessairement que les premiers, à la conduite nouvelle qu'il tiendra."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 280-281.
"Tout ce qui est vivant a des désirs. Ainsi nous sommes des êtres naturels, et le désir appartient au monde sensible en général. […] Les perceptions sont particulières, sensibles. Le désir l'est également, quel que soit son contenu. À ce niveau, l'homme est la même chose que l'animal, car il n'y a pas de conscience de soi dans le désir. Or l'homme se connaît soi-même et par là se distingue de l'animal. Il est pensant ; mais penser c'est connaître l'universel. [...]
Ce que l'homme est réellement, il doit l'être idéellement. Sachant le réel comme idéel, il cesse d'être un simple être naturel, livré à ses perceptions et désirs immédiats, à leur satisfaction et leur création. Il en est conscient et c'est pourquoi il refoule ses désirs et met la pensée, l'idéel, entre la poussée du désir et sa satisfaction. En revanche, chez l'animal les deux coïncident : l'animal ne rompt pas volontairement leur connexion ; elle ne peut être rompue que par la douleur ou la peur. Mais le désir humain existe indépendamment de sa satisfaction. Pouvant freiner ou laisser aller ses désirs, l'homme agit selon des fins et se détermine selon l'universel. Il doit déterminer quelle fin doit être imposée; il peut même poser comme fin l'universel lui-même. Ce qui le détermine, c'est la représentation de ce qu'il est et de ce qu'il veut. C'est là son indépendance : il sait ce qui le détermine. Ainsi il peut prendre comme fin le concept simple, par exemple sa liberté positive. Les représentations de l'animal ne sont pas idéelles, réelles : c'est pourquoi l'animal est privé d'indépendance interne. En tant que vivant, l'animal porte en lui la source de son mouvement. Mais nulle stimulation extérieure n'est opérante si elle n'existe déjà en lui : ce qui ne correspond pas à son être intime n'existe pas pour l'animal. L'animal se divise lui aussi en lui-même et par lui-même. Mais il ne peut s'interposer entre ses désirs et leur satisfaction ; il n'a pas de volonté et ne connaît pas de refoulement. Chez lui, la stimulation commence intérieurement et suppose un développement immanent. Mais l'homme est indépendant, non parce qu'il est doué d'auto-mouvement, mais parce qu'il est capable de freiner le mouvement et de briser par là son immédiateté et sa naturalité."
Hegel, La. Raison dans l'histoire, 1830, trad. K. Papaioannou, 10/18, Plon, 1965, p. 77-78.
"Parce que les êtres humains vivent en société – du moins est-ce ainsi que les choses nous apparaissent –, ils doivent se contrôler, réprimer la moindre manifestation de leurs impulsions, affects ou émotions. Mais, pour leur salut, ils doivent aussi apprendre à contrôler ces impulsions. Un individu qui en est incapable est dangereux non seulement pour les autres, mais également pour lui-même. L'incapacité à contrôler ces impulsions est au moins aussi douloureuse et mutilante que le besoin, acquis, de trop les contrôler.
Les contraintes que les êtres humains exercent sur leurs affects, sur leurs pulsions instinctuelles ont toutes été apprises. Autrement dit, la vie sociale des humains, leur vie les uns avec les autres ne serait guère agréable si les membres d'une société laissaient libre cours à leurs affects et à leurs pulsions. Cependant, les êtres humains sont faits si curieusement qu'il leur faut mobiliser et façonner les dispositions naturelles qui leur permettront d'acquérir ces contraintes ; c'est là une condition indispensable à la survie des groupes humains aussi bien qu'à la survie de chacun de leurs individus. Un individu qui ne parviendrait pas à acquérir par l'apprentissage des modèles d'autocontrôle, qui ne parviendrait pas à dominer ses plus élémentaires pulsions, resterait à la merci de leur manifestation soudaine. Un être humain incapable de contrôler un besoin animal surgi de l'intérieur, ou bien une excitation suscitée par des événements extérieurs, ne pourrait harmoniser ses désirs inassouvis avec les sources externes de leur assouvissement, il ne pourrait ajuster ses affects à la réalité d'une situation ; partant, il souffrirait de ces pulsions irrésistibles, nées au plus profond de son être mais dirigées vers des cibles extérieures. Étant incontrôlables et donc inajustables, ces pulsions, ou plutôt les individus pris dans leurs griffes, manqueraient leurs cibles, ou se tromperaient de cibles et demeureraient insatisfaits. En fait, cet individu ne dépasserait guère la petite enfance, et, si par hasard il survivait, il serait bien peu humain.
En d'autres termes, l'apprentissage de l'autocontrôle est un universel humain, la condition commune de l'humanité. Sans cet autocontrôle, les gens en tant qu'individus ne deviendraient pas humains et les sociétés se désintégreraient rapidement. Ce qui peut changer et ce qui a en fait changé au cours de la longue évolution qu'a connue l'humanité, ce sont les normes sociales de l'autocontrôle et la manière dont elles sont élaborées pour stimuler et façonner le potentiel naturel de l'individu à retarder, supprimer, transformer, bref, à contrôler de différentes façons ses pulsions élémentaires et autres impulsions et sentiments spontanés. Ce qui a changé, ce sont les instances de contrôle constituées au cours du processus de l'apprentissage individuel de l'enfant, connues aujourd'hui sous les noms de « raison », « conscience », « moi », « surmoi ». Leur structure et leur modèle, leurs frontières et, somme toute, leurs relations avec les pulsions libidinales et d'autres pulsions largement méconnues par les individus diffèrent nettement à chaque stade de l'évolution de l'humanité et, donc, de son processus de civilisation. En fait, ces changements constituent le cœur structurel de ce processus qui révèle comme des mouvements plus courts d'avancée de civilisation et de dé-civilisation."
Norbert Elias, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1986, Introduction, tr. fr Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994, p. 57-58.
"Les sciences sociales ont aujourd'hui souvent tendance à considérer que les pulsions et impulsions spontanées font partie de la nature humaine et que leur contrôle est une propriété humaine socialement acquise qui, en tant que telle, ne relève pas de la nature humaine. En fait, la maîtrise des impulsions est souvent tenue pour contraire à la nature humaine, pour « anormale ». Cependant, les contrôles ne pourraient être acquis par l'apprentissage et intégrés dans la structure humaine en tant que caractéristique permanente si la constitution naturelle des êtres humains ne comportait pas une disposition biologique à contrôler les impulsions, si les pulsions et impulsions élémentaires des hommes ne possédaient pas, de par leur nature, le potentiel nécessaire pour être contenues, déviées et transformées de diverses façons. En réalité, la disposition naturelle des êtres humains à contrôler leurs impulsions doit être comptée parmi les propriétés singulières des êtres humains, des propriétés directement associées à l'instinct de survie. Les êtres humains étant dénués de contrôle instinctif ou inné, toute vie en groupe – toute vie sociale telle que nous la connaissons – serait impossible s'ils ne possédaient pas de disposition naturelle pour apprendre à contrôler leurs impulsions, donc pour se civiliser. De même, un être humain ne pourrait survivre individuellement s'il ne possédait pas de disposition naturelle pour contrôler, retarder, transformer, bref pour façonner des impulsions spontanées, et ce de manière très variée, par des contre-impulsions qu'il a apprises. Personne ne pourrait acquérir les caractéristiques essentielles de l'être humain s'il demeurait, comme un nouveau-né, entièrement à la merci de besoins incontrôlables. […] La propension à l'apprentissage de contrôles sociaux fait partie intégrante de la constitution naturelle des êtres humains, laquelle à l'évidence associe l'apprentissage du contrôle des impulsions à une chronologie relativement stricte dans les premières années de la vie de l'individu."
Norbert Elias, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1986, Introduction, tr. fr Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994, p. 79-80.
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