"La principale différence qui est entre les plaisirs du corps et ceux de l'esprit, consiste en ce que, le corps étant sujet à un changement perpétuel, et même sa conservation et son bien-être dépendant de ce changement, tous les plaisirs qui le regardent ne durent guère; car ils ne procèdent que de l'acquisition de quelque chose qui est utile au corps, au moment qu'on les reçoit; et sitôt qu'elle cesse de lui être utile, ils cessent aussi, au lieu que ceux de l'âme peuvent être immortels comme elle, pourvu qu'ils aient un fondement si solide que ni la connaissance de la vérité ni aucune fausse persuasion ne le détruisent.
Au reste, le vrai usage de notre raison pour la conduite de la vie ne consiste qu'à examiner et considérer sans passion la valeur de toutes les perfections, tant du corps que de l'esprit, qui peuvent être acquises par notre conduite, afin qu'étant ordinairement obligés de nous priver de quelques-unes, pour avoir les autres, nous choisissions toujours les meilleures. Et parce que celles du corps sont les moindres, on peut dire généralement que, sans elles, il y a moyen de se rendre heureux."
Descartes, Lettre à Elisabeth - Egmond, 1er septembre 1645.
"L'âme est poussée sans cesse vers le bien en général : elle désire de posséder tous les biens : elle ne veut jamais borner son amour ; il n'y a point de bien qui lui paraisse tel, qu'elle refuse d'aimer. Donc lorsqu'elle jouit actuellement d'un bien particulier, elle a encore du mouvement pour aller plus loin : elle désire encore autre chose par l'impression naturelle et invincible que Dieu met en elle ; et pour changer son amour ou pour le partager, il suffit de lui présenter un autre bien que celui dont elle jouit, et de lui en faire goûter la douceur. Or l'âme peut ordinairement chercher et découvrir de nouveaux biens : elle peut même s'en approcher et en jouir. Car enfin ses désirs sont causes naturelles ou occasionnelles de ses connaissances : les objets se découvrent à elle, et s'approchent d'elle à proportion qu'elle souhaite de les connaître. Un ambitieux, qui considère l'éclat d'une dignité, peut aussi penser à la servitude, à la contrainte, aux maux réels qui accompagnent les grandeurs humaines. Il peut tout compter, tout peser, tout comparer, si sa passion ne l'aveugle. Car j'avoue qu'il y a des moments, où les passions ôtent entièrement à l'esprit sa liberté, et qu'elles la diminuent toujours. Ainsi, comme une dignité, quelque grande qu'elle paraisse, ne passe point, dans l'esprit d'un homme raisonnable, pour le bien universel et infini, et que la volonté s'étend généralement à tous les biens ; tout homme libre et raisonnable peut en chercher et en trouver d'autres, puisqu'il peut en désirer ; car ce sont ses désirs qui les lui découvrent et les lui présentent. Il peut ensuite les examiner et les comparer avec celui dont il jouit. Mais parce qu'il ne peut rencontrer sur la terre que des biens particuliers, il peut et doit ici bas examiner et chercher sans cesse sans se reposer ; ou plutôt, afin qu'il ne prenne pas le change à tous moments, il doit négliger généralement tous les biens qui passent, et ne désirer que les biens immuables et éternels."
Nicolas Malebranche, Traité de la nature et de la grâce, 1675, Troisième discours, 7, Pléiade, tome II, Gallimard, 1992, p. 113.
"Il y a donc cette différence entre la morale et l'économie politique, que la première n'appelle utiles que les objets qui satisfont à des besoins avoués par la raison, tandis que la seconde accorde ce nom à tous les objets que l'homme peut désirer, soit dans l'intérêt de sa conservation, soit par un effet de ses passions et de ses caprices. Ainsi le pain est utile, parce qu'il sert à notre nourriture, et les viandes les plus recherchées sont utiles, parce qu'elles flattent notre sensualité. L'eau et le vin sont utiles, parce qu'ils servent à nous désaltérer, et les liqueurs les plus dangereuses sont utiles, parce qu'il y a des hommes qui ont du goût pour elles. La laine et le coton sont utiles, parce qu'on peut s'en faire des habits ; les perles et les diamants sont utiles, comme objets de parure. Les maisons sont utiles, parce qu'elles nous mettent à l'abri des intempéries de l'air ; les terres sont utiles, parce qu'on peut y semer des grains, planter des arbres, construire des maisons, etc. Ainsi encore, et dans un autre ordre d'idées, la musique et la poésie sont utiles, parce qu'elles nous réjouissent ; la médecine est utile, parce qu'elle guérit nos maux ou qu'elle les soulage ; l'éloquence d'un avocat est utile, parce qu'elle sert à défendre nos droits, quelquefois même notre vie ; le talent d'un administrateur est utile, parce qu'il contribue au succès des affaires publiques. En général, la science et le travail sont utiles, parce que les connaissances que nous possédons, et l'activité que nous sommes capables de déployer, nous servent, de mille manières, à soutenir et à embellir notre existence, en faisant tourner à notre avantage toutes les facultés de la nature et tous les objets qui nous environnent."
Auguste Walras, De la nature de la richesse et de l'origine de la valeur, 1831, Chapitre II.
"Il est tout à fait compatible avec le principe d'utilité de reconnaître le fait que certaines espèces de plaisirs sont plus désirables et plus précieuses que d'autres. Alors que, lorsqu'on évalue toutes les autres choses, on considère la qualité tout autant que la quantité, il serait absurde que, pour les plaisirs, l'estimation soit censée ne dépendre que de la seule quantité.
Si l'on me demande ce que j'entends par une différence de qualité entre des plaisirs, ou ce qui fait qu'un plaisir est plus précieux qu'un autre, en tant simplement que plaisir, mis à part le fait qu'il soit plus grand quantitativement, il n'y a qu'une réponse possible. Si, de deux plaisirs, il en est un auquel tous ceux, ou presque, qui ont expérimenté les deux accordent une nette préférence, sans qu'intervienne aucune obligation morale de le préférer, c'est ce plaisir-là qui est le plus désirable. Si l'un des deux est placé si haut au-dessus de l'autre par ceux qui ont l'expérience compétente des deux, au point qu'ils le préfèrent même en sachant qu'il est obtenu au prix d'un plus grand désagrément, et qu'ils n'y renonceraient en échange d'aucune quantité de l'autre plaisir, aussi grande que ce dont leur nature est capable, nous sommes justifiés d'attribuer à la satisfaction ainsi préférée une supériorité en qualité qui l'emporte tellement sur la quantité que celle-ci, en comparaison, ne compte guère.
Or, c'est un fait incontestable que ceux qui connaissent également bien l'un et l'autre modes de vie, et sont également capables de les apprécier et d'en tirer une satisfaction, accordent une préférence très marquée à celui qui fait appel à leurs facultés nobles. Peu de créatures humaines consentiraient à être changées en l'un quelconque des animaux inférieurs en échange de la promesse de la quantité maximale des plaisirs de la bête; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun être instruit à être un ignorant, aucune personne capable de sentiment et de conscience à être égoïste et vile, même si on les persuadait que l'imbécile, l'ignorant ou la canaille sont plus contents chacun de son lot respectif qu'eux ne le sont du leur. Ils ne voudraient pas renoncer à ce qu'ils possèdent de plus que ces gens-là en échange de la satisfaction la plus complète de tous les désirs qu'ils ont en commun avec eux. [...] Il vaut mieux être un être humain insatisfait qu'un pourceau satisfait, Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait".
John Stuart Mill, L'utilitarisme, 1861, trad. Catherine Audard, PUF, coll. Quadrige, 1998, p. 31-37.
"On peut objecter que bien des gens qui sont capables de goûter les plaisirs supérieurs (intellectuels esthétiques et éthiques) leur préfèrent à l'occasion, sous l'influence de la tentation, les plaisirs inférieurs.(du corps ou des plaisirs de la domination narcissiques) Mais ce choix n'est nullement incompatible avec l'affirmation catégorique de la supériorité intrinsèque des plaisirs supérieurs. Souvent les hommes, par faiblesse de caractère, font élection du bien le plus proche, quoiqu'ils sachent qu'il est le moins précieux; et cela, aussi bien lorsqu'il faut choisir entre deux plaisirs du corps qu'entre un plaisir du corps et un plaisir de l'esprit. Ils recherchent les plaisirs faciles des sens au détriment de leur santé, quoiqu'ils se rendent parfaitement compte que la santé est un bien plus grand. On peut dire encore qu'il ne manque pas de gens qui sont, en débutant dans la vie, animés d'un enthousiasme juvénile pour tout ce qui est noble, et qui tombent, lorsqu'ils prennent de l'âge, dans l'indifférence et l'égoïsme. Mais je ne crois pas que ceux qui subissent cette transformation très commune choisissent volontairement les plaisirs d'espèce inférieure plutôt que les plaisirs supérieurs. Je crois qu'avant de s'adonner exclusivement aux uns, ils étaient déjà devenus incapables de goûter les autres. L'aptitude à éprouver les sentiments nobles est, chez la plupart des hommes, une plante très fragile qui meurt facilement, non seulement sous l'action de forces ennemies, mais aussi par simple manque d'aliments; et, chez la plupart des jeunes gens, elle périt rapidement si les occupations que leur situation leur a imposées et la société dans laquelle elle les a jetés, ne favorisent pas le maintien en activité de cette faculté supérieure. Les hommes perdent leurs aspirations supérieures comme ils perdent leurs goûts intellectuels, parce qu'ils n'ont pas le temps ou l'occasion de les satisfaire; et ils s'adonnent aux plaisirs inférieurs, non parce qu'ils les préfèrent délibérément, mais parce que ces plaisirs sont les seuls qui leur soient accessibles, ou les seuls dont ils soient capables de jouir un peu plus longtemps. On peut se demander si un homme encore capable de goûter également les deux espèces de plaisirs a jamais préféré sciemment et de sang-froid les plaisirs inférieurs; encore que bien des gens, à tout âge, se soient épuisés dans un vain effort pour combiner les uns et les autres."
John Stuart Mill, L'utilitarisme, 1861, tr.fr. George Tannesse, Flammarion, Champs classiques, 1988, p. 54-55.
"Qu'est-ce qu'un plus grand plaisir, sinon un plaisir préféré ? Et que peut être notre préférence sinon une certaine disposition de nos organes, qui fait que, les deux plaisirs se présentant simultanément à notre esprit, notre corps incline vers l'un d'eux ? Analysez cette inclination elle-même, et vous y trouverez mille petits mouvements qui commencent, qui se dessinent dans les organes intéressés et même dans le reste du corps, comme si l'organisme allait au-devant du plaisir représenté. Quand on définit l'inclination un mouvement, on ne fait pas une métaphore. En présence de plusieurs plaisirs conçus par l'intelligence, notre corps s'oriente vers l'un d'eux spontanément, comme par une action réflexe. Il dépend de nous de l'arrêter, mais l'attrait du plaisir n'est point autre chose que ce mouvement commencé, et l'acuité même du plaisir, pendant qu'on le goûte, n'est que l'inertie de l'organisme qui s'y noie, refusant toute autre sensation. Sans cette force d'inertie, dont nous prenons conscience par la résistance que nous opposons à ce qui pourrait nous distraire, le plaisir serait encore un état, mais non plus une grandeur. Dans le monde moral, comme dans le monde physique, l'attraction sert à expliquer le mouvement plutôt qu'à le produire."
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, PUF, 2011, p. 28-29.
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