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Texte à méditer :  Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal.  Ovide
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Hors des sentiers battus
Le contrôle social des désirs / pulsions
   "Ce qu'il faut égaliser, ce sont les apétits plutôt que les biens, et ce résultat ne peut être atteint que par une éducation dispensée par les lois. [...] D'autre part, les hommes ne commettent pas seulement des injustices pour subvenir aux nécessités vitales (de ces injustices qui, dans la pensée de Phaléas, trouvent leur remède dans l'égalisation des fortunes laquelle aura pour effet qu'on ne dépouillera plus son voisin pour se préserver soi-même du froid ou de la faim), mais encore pour se procurer des plaisirs et satisfaire leurs appétits : si, en effet, ils ressentent des appétits qui vont au-delà des nécessités vitales, ils pratiqueront l'injustice comme un moyen curatif pour les apaiser. Enfin, ils peuvent avoir en vue non seulement ce dernier motif, mais encore celui de jouir de plaisirs non accompagnés de souffrance. Quel remède y a-t-il à ces trois formes d'injustice Pour la première sorte, ce sera une fortune médiocre et du travail ; pour la deuxième, de la tempérance ; quant à la troisième, tout homme qui souhaite des plaisirs ne dépendant que de soi-même ne saurait chercher à les satisfaire en dehors de la philosophie, car les autres requièrent l'aide de nos semblables. Et étant donné que les plus grands crimes viennent de nos désirs pour des objets dépassant les nécessités vitales et non pour satisfaire ces dernières (par exemple, on ne devient pas tyran pour se préserver du froid, et c'est pourquoi aussi les plus grands honneurs sont décernés à celui qui tue non pas un voleur mais un tyran), il en résulte que les institutions politiques de Phaléas n'offrent de secours que contre les injustices de peu d'importance."

 

Aristote, Politique, II, 7.


 

  "L'homme n'est point cet être débonnaire, au coeur assoiffé d'amour, dont on dit qu'il se défend quand on l'attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d'agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n'est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L'homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous ces Enseignements de la vie et de l'histoire, de s'inscrire en faux contre cet adage ? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s'opposaient à ces manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d'action, l'agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l'homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. […]
  Cette tendance à l'agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l'existence chez autrui, constitue le principal facteur de perturbation dans nos rapports avec notre prochain. C'est elle qui impose à la civilisation tant d'efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L'intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en oeuvre pour limiter l'agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l'aide de réactions psychiques d'ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations d'amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d'aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n'est plus contraire à la nature humaine primitive."

 

Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930, tr. fr. Ch. et J. Odier, PUF, 1986, p. 64-66.


 

  "Dans le processus de la désublimation répressive, la sexualité s’étend à des domaines et des relations autrefois ta­bous. Cependant, au lieu que ces domaines et ces relations soient recréés à l’image du principe de plaisir, c’est la tendance opposée qui s’affirme : le principe de réalité étend son pouvoir sur la sexualité. […] L’illustration la plus parlante de ce fait est fournie par l’introduction méthodique d’éléments sexy dans les affaires, la politique, la publicité, la consommation, etc. Dans la mesure où la sexualité obtient une valeur marchande définie, ou dans la mesure où elle devient un signe de prestige, et du fait que l’on joue suivant les règles du jeu, elle se transforme en instrument de cohésion sociale. [La désublimation ré­pressive] présente un caractère particulièrement régressif : la séparation féroce et souvent méthodique entre la sphère intellectuelle et la sphère instinctuelle, entre le plaisir et la pensée. C’est une des formes les plus hideuses de l’aliénation qui soit imposée aux individus par leur société et reproduite spontanément par l’individu comme son propre besoin et sa propre satisfaction. Loin de justifier ce genre de séparation, le concept freudien de sublimation affirme que les facultés humaines dites supérieures peuvent participer à la réalisation du principe de plaisir. [Or] la lutte contre la liberté de pensée et de l’i­magination est devenue un instrument puissant du totalitarisme, qu’il soit démocratique ou autoritaire. La désublimation ré­pressive accompagne les tendances contemporaines à l’introduction du totalitarisme dans le travail et les loisirs quotidiens de l’homme, dans son labeur et dans son bonheur. Elle se manifeste sous les formes de la distraction, du relâchement, du grégarisme qui pratiquent la destruction de l’intimité, le mépris des formes, l’incapacité au silence, l’exhibition orgueilleuse de la grossièreté et de la brutalité".

 

Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, 1955, préface.


 

  "L'institution du mariage, avec sa condamnation du sexe pré et extraconjugal, est une autre conséquence du besoin humain de créer des structures sociales pour affronter les impératifs de la nature. Ici, l'aspect pertinent de la nature est la longue période de dépendance de l'enfant, rendue nécessaire non seulement pour son éducation, mais aussi pour sa simple survie. Alors que la plupart des animaux subviennent à leur alimentation et réussissent à se débrouiller tout seuls à tous les égards peu de temps après leur naissance, l'enfant humain en est incapable. La survie de l'espèce exige qu'un adulte procure à l'enfant un cadre protecteur jusqu'au moment où il atteint sa maturité physique. Pendant dix ou douze ans, au moins, l'enfant doit recevoir le vivre et le couvert et doit être protégé sur tous les plans tout en apprenant d'un adulte les techniques dont il aura besoin pour se suffire à lui-même et, le moment venu, pour subvenir aux besoins de ses propres enfants, comme d'autres l'ont fait pour lui. Les dispositions varient de culture à culture, mais leur nécessité est invariable ; la nature exige un certain type de structure familiale.
  Comme le mariage, sous une forme ou sous une autre, est l'institution la plus à même d'assurer la survie de l'espèce (dans presque toutes les sociétés), les enfants, pour survivre, ne devaient donc naître que de personnes mariées. Tant que les rapports sexuels aboutissaient à la grossesse et que l'enfant qui en naissait ne pouvait survivre que s'il existait une structure familiale, les activités sexuelles pré-conjugales devaient être prohibées, ou sérieusement limitées, pour protéger la progéniture ; et le sexe extra-conjugal, de la part des femmes, devait être mis hors la loi pour protéger la famille. Il en était ainsi dans le passé ; et même de nos jours, où on prône l'égalité sexuelle, le fait qu'une femme mariée porte un enfant conçu par un autre homme que son mari est beaucoup plus destructif pour l'intégrité de la famille que le fait qu'un homme marié ait un enfant avec une autre femme.
  Cette inégalité est plus historique que naturelle. Il y a eu, et il existe encore des sociétés où les naissances adultérines étaient traitées différemment. Au Moyen Âge, par exemple, il était fréquent que les seigneurs intègrent leurs bâtards dans leur famille, sans la compromettre pour autant. Mais il était impensable que la femme agisse de la même façon. Le fondement historique de cette différence était que, par tradition, l'héritage devait se transmettre de mâle en mâle. Tant que c'était le père, par convention ou autrement, qui assurait les moyens matériels d'existence, et tant qu'il refusait de les accorder à un enfant qui n'était pas de lui, cette inégalité (l'homme pouvait avoir des relations sexuelles adultérines et des enfants illégitimes alors que la femme ne le pouvait pas) était maintenue.
  Aujourd'hui où la femme est tout aussi capable que l'homme de subvenir aux besoins de sa progéniture (avec en outre les facilités que lui donnent les moyens d'éviter les grossesses), les activités sexuelles extra-conjugales sont à la portée des deux sexes, bien que l'ancienne tradition ait la vie dure.
  Tout cela n'a pas sa raison d'être dans une société qui assume la responsabilité d'élever tous les enfants qui naissent en son sein. Les rapports sexuels peuvent alors avoir lieu sans relation conjugale, puisque la survie de l'enfant est garantie de toute façon. Dans des pays comme la Suède, où l'Etat se charge de l'entretien et de l'éducation des enfants illégitimes, ceux-ci ne sont plus stigmatisés, Les enfants ne doivent plus être nécessairement procréés dans le cadre du mariage.
  Petit à petit, la morale s'est adaptée à l'idée que chaque individu est maître de son corps et qu'il est seul à pouvoir prendre des décisions en ce qui le concerne. Si cette idée devient précepte moral, tôt ou tard les inhibitions sociales contre le sexe pré-conjugal et extra-conjugal disparaîtront ; mais les inhibitions psychologiques, elles, auront tendance à persister.
 Notre attitude plus décontractée à l'égard des comportements inhabituels ou déviants est une autre conséquence du fait que nous organisons maintenant nos vies avec un contrôlé considérable sur la nature de notre corps. A partir du moment où est acceptée l'idée que chacun a le droit de disposer de son corps, la législation qui réprime les activités sexuelles pré-conjugales et adultérines, et des déviances telles que l'homosexualité, devient très difficilement applicable, de même que les lois organisant la prohibition sont restées lettre morte, faute de l'approbation morale de la plus grande partie du publie.
  Dès qu'une majorité substantielle de la population admet que le coït ne doit pas nécessairement être suivi d'une grossesse, et que celle-ci dépend d'un libre choix, la société n'est plus fondée à réglementer les comportements sexuels, quels qu'ils soient, mis à part les actes susceptibles de porter atteinte aux droits ou au bien-être d'un tiers. Nous aurons encore besoin des lois qui protègent les jeunes enfants et, en général, toutes les personnes qui sont incapables de prendre seules des décisions raisonnables ; mais les lois qui régissent tout comportement privé - y compris le comportement sexuel - quine nuit pas à autrui, sont en train de tomber en désuétude."
 
Bruno Bettelheim, "À propos de la révolution sexuelle", 1971, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 441-443.

 

  "Parce que les êtres humains vivent en société – du moins est-ce ainsi que les choses nous apparaissent –, ils doivent se contrôler, réprimer la moindre manifestation de leurs impulsions, affects ou émotions. Mais, pour leur salut, ils doivent aussi apprendre à contrôler ces impulsions. Un individu qui en est incapable est dangereux non seulement pour les autres, mais également pour lui-même. L'incapacité à contrôler ces impulsions est au moins aussi douloureuse et mutilante que le besoin, acquis, de trop les contrôler.
  Les contraintes que les êtres humains exercent sur leurs affects, sur leurs pulsions instinctuelles ont toutes été apprises. Autrement dit, la vie sociale des humains, leur vie les uns avec les autres ne serait guère agréable si les membres d'une société laissaient libre cours à leurs affects et à leurs pulsions. Cependant, les êtres humains sont faits si curieusement qu'il leur faut mobiliser et façonner les dispositions naturelles qui leur permettront d'acquérir ces contraintes ; c'est là une condition indispensable à la survie des groupes humains aussi bien qu'à la survie de chacun de leurs indivi­dus. Un individu qui ne parviendrait pas à acquérir par l'apprentissage des modèles d'autocontrôle, qui ne parvien­drait pas à dominer ses plus élémentaires pulsions, resterait à la merci de leur manifestation soudaine. Un être humain incapable de contrôler un besoin animal surgi de l'intérieur, ou bien une excitation suscitée par des événements exté­rieurs, ne pourrait harmoniser ses désirs inassouvis avec les sources externes de leur assouvissement, il ne pourrait ajuster ses affects à la réalité d'une situation ; partant, il souffrirait de ces pulsions irrésistibles, nées au plus profond de son être mais dirigées vers des cibles extérieures. Étant incontrôlables et donc inajustables, ces pulsions, ou plutôt les individus pris dans leurs griffes, manqueraient leurs cibles, ou se trompe­raient de cibles et demeureraient insatisfaits. En fait, cet individu ne dépasserait guère la petite enfance, et, si par hasard il survivait, il serait bien peu humain.

  En d'autres termes, l'apprentissage de l'autocontrôle est un universel humain, la condition commune de l'humanité. Sans cet autocontrôle, les gens en tant qu'individus ne deviendraient pas humains et les sociétés se désintégreraient rapidement. Ce qui peut changer et ce qui a en fait changé au cours de la longue évolution qu'a connue l'humanité, ce sont les normes sociales de l'autocontrôle et la manière dont elles sont élaborées pour stimuler et façonner le potentiel naturel de l'individu à retarder, supprimer, transformer, bref, à contrôler de différentes façons ses pulsions élémentaires et autres impulsions et sentiments spontanés. Ce qui a changé, ce sont les instances de contrôle constituées au cours du proc­essus de l'apprentissage individuel de l'enfant, connues aujourd'hui sous les noms de « raison », « conscience », « moi », « surmoi ». Leur structure et leur modèle, leurs fron­tières et, somme toute, leurs relations avec les pulsions libidinales et d'autres pulsions largement méconnues par les individus diffèrent nettement à chaque stade de l'évolution de l'humanité et, donc, de son processus de civilisation. En fait, ces changements constituent le cœur structurel de ce processus qui révèle comme des mouvements plus courts d'avancée de civilisation et de dé-civilisation."

 

Norbert Elias, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1986, Introduction, tr. fr Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994, p. 57-58.



  "Les sciences sociales ont aujourd'hui souvent tendance à considérer que les pulsions et impulsions spontanées font partie de la nature humaine et que leur contrôle est une pro­priété humaine socialement acquise qui, en tant que telle, ne relève pas de la nature humaine. En fait, la maîtrise des impulsions est souvent tenue pour contraire à la nature humaine, pour « anormale ». Cependant, les contrôles ne pourraient être acquis par l'apprentissage et intégrés dans la structure humaine en tant que caractéristique permanente si la constitution naturelle des êtres humains ne comportait pas une disposition biologique à contrôler les impulsions, si les pulsions et impulsions élémentaires des hommes ne possé­daient pas, de par leur nature, le potentiel nécessaire pour être contenues, déviées et transformées de diverses façons. En réalité, la disposition naturelle des êtres humains à contrôler leurs impulsions doit être comptée parmi les pro­priétés singulières des êtres humains, des propriétés directe­ment associées à l'instinct de survie. Les êtres humains étant dénués de contrôle instinctif ou inné, toute vie en groupe – toute vie sociale telle que nous la connaissons – serait impossible s'ils ne possédaient pas de disposition naturelle pour apprendre à contrôler leurs impulsions, donc pour se civiliser. De même, un être humain ne pourrait survivre individuellement s'il ne possédait pas de disposition natu­relle pour contrôler, retarder, transformer, bref pour façon­ner des impulsions spontanées, et ce de manière très variée, par des contre-impulsions qu'il a apprises. Personne ne pourrait acquérir les caractéristiques essentielles de l'être humain s'il demeurait, comme un nouveau-né, entièrement à la merci de besoins incontrôlables. […] La propension à l'apprentissage de contrôles sociaux fait partie intégrante de la constitution naturelle des êtres humains, laquelle à l'évidence associe l'apprentissage du contrôle des impulsions à une chronologie relativement stricte dans les premières années de la vie de l'individu."

 

Norbert Elias, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1986, Introduction, tr. fr Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994, p. 79-80.

 

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Date de création : 25/01/2010 @ 17:54
Dernière modification : 16/01/2024 @ 15:30
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