"En général l'histoire ne commence qu'au point où finit la tradition, au moment où s'éteint ou se décompose la mémoire sociale. Tant qu'un souvenir subsiste, il est inutile fixer par écrit, ni même de le fixer purement et simplement. Aussi le besoin d'écrire l'histoire d'une période, d'une société, et même d'une personne ne s'éveille-t-il que lorsqu'elles sont déjà trop éloignées dans le passé pour qu'on ait la chance de trouver longtemps autour de soi beaucoup de témoins qui en conservent quelque souvenir. Quand la mémoire d'une suite d'événements n'a plus pour support un groupe [...] alors le seul moyen de sauver de tels souvenirs, c'est de les fixer par écrit en une narration suivie puisque, tandis que les paroles et les pensées se meurent, les écrits restent. Si la condition nécessaire, pour qu'il y ait mémoire, est que le sujet se souvient, individu ou groupe, ait le sentiment qu'il remonte à ses souvenirs d'un mouvement continu, comment l'histoire serait-elle une mémoire, puisqu'il y a solution de continuité entre la société qui lit cette histoire, et les groupes témoins ou acteurs, autrefois, des événements qui y sont rapportés ?"
Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, l950 (posthume), PUF, 1997, p.130-131.
"Et ainsi quelque chose nous incombe. Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n'en parlions pas ? Qui même y penserait ? Dans l'universelle amnistie morale depuis longtemps accordée aux assassins, les déportés, les fusillés, les massacrés n'ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d'y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement. Les morts dépendent entièrement de notre fidélité… Tel est le cas du passé en général : le passé a besoin qu'on l'aide, qu'on le rappelle aux oublieux, aux frivoles et aux indifférents, que nos célébrations le sauvent sans cesse du néant, ou du moins retardent le non-être auquel il est voué ; le passé a besoin qu'on se réunisse exprès pour le commémorer : car le passé a besoin de notre mémoire… Non, la lutte n'est pas égale entre la marée irrésistible de l'oubli qui, à la longue, submerge toutes choses, et les protestations désespérées, mais intermittentes de la mémoire ; en nous recommandant l'oubli, les professeurs de pardon nous conseillent donc ce qui n'a nul besoin d'être conseillé : les oublieux s'en chargeront d'eux-mêmes, ils ne demandent que cela. C'est le passé qui réclame notre pitié et notre gratitude : car le passé, lui, ne se défend pas tout seul comme se défendent le présent et l'avenir, et la jeunesse demande à le connaître, et elle soupçonne que nous lui cachons quelque chose ; et en effet nous ne savons pas toujours comment lui révéler ces terribles secrets dont nous sommes porteurs : les camps d'extermination, les pendaisons de Tulle, le massacre d'Oradour. En évoquant les jours de la colère, de la calamité et de la tribulation, nous protestons contre l'œuvre exterminatrice et contre l'oubli qui compléterait, scellerait cette œuvre à jamais ; nous protestons contre le lac obscur qui a englouti tant de vies précieuses. Mais on n'est pas quitte envers ces vies précieuses, envers ces résistants et ces massacrés, parce qu'on a célébré une fois l'an la Journée de la déportation, prononcé un discours, fleuri une tombe. Nous qui survivons par le plus miraculeux des hasards, nous ne sommes pas meilleurs qu'eux ; nous qui avons échappé au massacre, nous ne sommes tout de même pas plus à plaindre qu'eux ; notre nuit n'est tout de même pas plus noire que la leur ; notre existence n'est pas plus précieuse que la leur ; l'affreux calvaire de ces martyrs nous a été épargné ; leurs épreuves, nous et nos enfants ne les connaîtrons plus. Méritions-nous une telle chance ? Ce qui est arrivé est unique dans l'histoire et sans doute ne se reproduira jamais, car il n'en est pas d'autres exemples depuis que le monde est monde ; un jour viendra où on ne pourra même plus expliquer ce chapitre à jamais inexplicable dans les annales de la haine. On éprouverait quelque soulagement à banaliser ce cauchemar : une guerre comme toutes les autres, gagnée par l'un, perdue par l’autre, et accompagnée par les malheurs inévitables de la guerre - il n'y aurait, dans ces abstractions, rien que de très ordinaire, rien qui puisse déranger la quiétude d'une bonne conscience, ni troubler le sommeil de l'inconscience. Mais non, le sommeil ne revient pas. Nous y pensons le jour, nous en rêvons la nuit. Et puisqu'on ne peut cracher sur les touristes, ni leur jeter des pierres, il reste une seule ressource : se souvenir, se recueillir. Là où on ne peut rien « faire », on peut du moins ressentir, inépuisablement. C'est sans doute ce que les brillants avocats de la prescription appelleront notre ressentiment, notre impuissance à liquider le passé. Au fait, ce passé fut-il jamais pour eux un présent ? Le sentiment que nous éprouvons ne s'appelle pas rancune, mais horreur : horreur insurmontable de ce qui est arrivé, horreur des fanatiques qui ont perpétré cette chose, des amorphes qui l'ont acceptée, et des indifférents qui l'ont déjà oubliée. Le voilà notre « ressentiment ». Car le « ressentiment » peut être aussi le sentiment renouvelé et intensément vécu de la chose inexpiable ; il proteste contre une amnistie morale qui n'est qu'une honteuse amnésie ; il entretient la flamme sacrée de l'inquiétude et de la fidélité aux choses invisibles. L'oubli serait ici une grave insulte à ceux qui sont morts dans les camps, et dont la cendre est mêlée pour toujours à la terre ; ce serait un manque de sérieux et de dignité, une honteuse frivolité. Oui, le souvenir de ce qui est arrivé est en nous indélébile, indélébile comme le tatouage que les rescapés des camps portent encore sur le bras."
Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible. Pardonner ? Dans l'honneur et la dignité, 1971, Points Seuil, 1996, p. 59-62.
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Date de création : 02/02/2010 @ 17:11
Dernière modification : 23/05/2013 @ 10:39
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