"Une très remarquable persistance des associations d'idées et d'actes est celle qui semble accorder un pouvoir occulte aux mots sur les choses.
Même à une époque aussi récente que celle de Pline le Naturaliste, on pouvait lire : « Au sujet des remèdes fournis par l'homme, il s'élève d'abord une grande question toujours pendante : les paroles et les charmes magiques ont-ils quelque puissance ? S'ils en ont, il conviendra de les rapporter à l'homme. Consultés en particulier, les gens les plus sages n'en croient rien ; et cependant, en masse, les actes de tous les instants impliquent, sans qu'on s'en aperçoive, la croyance à cette puissance. [Pline se montre ici excellent observateur, et décrit très bien une action non-logique.] Ainsi, on pense que sans une formule de prière, il serait inutile d'immoler des victimes, et que les dieux ne pourraient être convenablement consultés. De plus, il y a des paroles diverses, les unes d'impétration, les autres de dépulsion (Littré), d'autres de recommandation. Nous avons vu que des personnes revêtues de magistratures souveraines ont prononcé des formules déterminées : pour n'omettre ou ne transposer aucun mot, un homme prononce la formule qu'il lit sur le rituel, un autre est préposé pour suivre toutes les paroles, un autre est chargé de faire observer le silence, un musicien joue de la flûte pour qu'aucune autre parole ne soit entendue ; et ces deux faits remarquables sont consignés, à savoir : que toutes les fois qu'un sacrifice a été troublé par des imprécations, ou que la prière a été mal récitée, aussitôt le lobe du foie ou le cœur de la victime a disparu ou a été doublé, sans que la victime ait bougé. On conserve encore, comme un témoignage immense, la formule que les Décius, père et fils, prononcèrent en se dévouant. On a la prière récitée par la vestale Tuccia, lorsque, accusée d'inceste, elle porta de l'eau dans un crible, l'an de Rome 609. Un homme et une femme. Grecs d'origine ou de quelqu'une des autres nations avec qui nous étions alors en guerre, ont été enterrés vivants dans le marché aux bœufs ; et cela s'est vu même de notre temps. La prière usitée dans ce sacrifice, laquelle est récitée d'abord par le chef du collège des Quindécemvirs, arrachera certainement à celui qui la lira l'aveu de la puissance de ces formules, puissance confirmée par huit cent trente ans de succès. Aujourd'hui, nous croyons que nos vestales retiennent sur place, par une simple prière, les esclaves fugitifs qui ne sont point encore sortis de Rome. Si l'on admet cela, si l'on pense que les dieux exaucent quelques prières ou se laissent ébranler par ces formules, il faut concéder le tout. »[1]
Pline continue en invoquant la conscience, — non pas la raison ; c'est-à-dire qu'il met fort bien en lumière le caractère non-logique des actions. « (5,1) Pour confirmer ce qui vient d'être dit, je veux en appeler au sentiment intime de chacun. Pourquoi, en effet, nous souhaitons-nous réciproquement une heureuse année au premier jour de l'an? Pourquoi, dans les purifications publiques, choisit-on pour conduire les victimes des gens porteurs de noms heureux ?... Pourquoi croyons-nous que les nombres impairs ont pour toute chose plus de vertu, vertu qui se reconnaît dans les fièvres à l'observation des jours?... Attale (Philométor) assure que si en voyant un scorpion on dit deux, l'insecte s'arrête, et ne pique point. »
Ces actes, grâce auxquels les mots agissent sur les choses, appartiennent à ce genre d'opérations que le langage courant désigne d'une manière peu précise, par le terme d'opérations magiques. Un type extrême est celui de certaines paroles et de certains actes qui, par une vertu inconnue, ont le pouvoir de produire certains effets."
Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, 1916, tome I, § 182-183, édition française par Pierre Boven revue par l'auteur, Librairie Payot & Cie, 1965, p. 93-95.
[1] Pline, Histoire naturelle, XXVIII, 3, 1, (2), tr. fr. Littré.
"Les actes prescrits par la religion ou la magie doivent être accomplis « afin d'avoir [...] bonheur et longue vie sur la terre » (Deutéronome IV, 40) [...], les actes motivés par la religion ou la magie sont des actes, au moins relativement, rationnels, en particulier sous leur forme primitive : ils suivent les règles de l'expérience même s'ils ne sont pas nécessairement des actes selon des moyens et des fins. De même que le morceau de bois fait jaillir l'étincelle, la mimique de l'homme de l'art attirera la pluie du ciel. Les étincelles produites en frottant le morceau de bois sont des effets tout aussi « magiques » que la pluie produite par les manipulations du faiseur de pluie. Il ne faut donc pas rejeter hors du domaine des conduites finalistes de la vie quotidienne les façons de penser religieuses ou magiques, d'autant que les buts des actes magiques et religieux sont surtout économiques."
Max Weber, Économie et société, I, 1922, Paris, Plon, 1971, p. 436.
"Que l'on songe par exemple au rôle de la magie. En tant que forme de pensée et d'action, d'un côté, elle est utilisée par les hommes pour exercer fantasmatiquement une influence sur des phénomènes qu'ils n'ont guère de moyen d'influencer en réalité, par exemple la prospérité ou la ruine de leurs champs ou de leurs troupeaux, la foudre, la pluie, les épidémies et autres phénomènes naturels qui les touchent au plus profond de leur vie. Elle aide donc les hommes à adoucir par des pensées et des actes fantasmatiques le caractère intolérable d'une situation dans laquelle ils se trouvent livrés corps et âme comme de petits enfants à des forces mystérieuses et incontrôlables. Les formules et les pratiques magiques permettent de dissimuler et de bannir de la conscience l'angoisse de cette situation, l'insécurité totale et la vulnérabilité qu'elle implique, la perspective omniprésente de la souffrance et de la mort. Elles procurent à ceux qui les emploient le sentiment de pénétrer le sens des choses et d'accéder à un pouvoir sur leur déroulement. Et à partir du moment où, comme c'est généralement le cas, la croyance en l'efficacité de ces formules et de ces pratiques est partagée par tous les membres d'un certain groupe, elle prend une force difficile à ébranler. Mais d'un autre côté cette inféodation de la pensée et de l'action à des formes d'expérience fantasmatique, fortement chargées d'affectivité, à des formes d'expériences mythiques et magiques, fait qu'il est de plus en plus difficile voire totalement impossible pour les hommes de réduire la menace perpétuelle que font peser sur eux des phénomènes naturels incontrôlables en adoptant un mode de connaissance et d'action plus réaliste et de mieux maîtriser ces phénomènes."
Norbert Elias, "Conscience de soi et image de l'homme", Années 1940-1950, in La Société des individus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, pp. 121-122.
"Depuis les travaux de Cannon, on aperçoit plus clairement sur quels mécanismes psycho-physiologiques reposent les cas, attestés dans de nombreuses régions du monde, de mort par conjuration ou envoûtement. Un individu conscient d'être l'objet d'un maléfice est intimement persuadé, par les plus solennelles traditions de son groupe, qu'il est condamné ; parents et amis partagent cette certitude. Dès lors, la communauté se rétracte : on s'éloigne du maudit, on se conduit à son égard comme s'il était, non seulement déjà mort, mais source de danger pour tout son entourage ; à chaque occasion et par toutes ses conduites, le corps social suggère la mort à la malheureuse victime, qui ne prétend plus échapper à ce qu'elle considère comme son inéluctable destin. Bientôt, d'ailleurs, on célèbre pour elle les rites sacrés qui la conduiront au royaume des ombres. D'abord brutalement sevré de tous ses liens familiaux et sociaux, et exclu de toutes les fonctions et activités par quoi l'individu prenait conscience de lui-même, puis retrouvant ces forces si impérieuses à nouveau conjurées, l'envoûté cède à l'action combinée de l'intense terreur qu'il ressent, du retrait subit et total des multiples systèmes de référence fournis par la connivence du groupe, enfin à leur inversion décisive qui, de vivant, sujet de droits et d'obligations, le proclame mort, objet de craintes, de rites et d'interdits. L'intégrité physique ne résiste pas à la dissolution de la personnalité sociale."
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 1958, chapitre 9, Éditions Plon, p. 183-184.
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