"Misère ! Qu'ai-je donc aimé en toi, ô mon larcin, crime nocturne de mes seize ans ? Tu n'étais pas beau, étant un larcin. As-tu même une existence réelle pour que je t'interpelle ? Ce qui était plus beau, c'étaient ces fruits que nous dérobâmes, car ils étaient votre oeuvre à vous, suprême Beauté, Créateur de toutes choses, Dieu bon, Dieu souverain Bien et mon Bien véritable ; certes, ils étaient beaux, ces fruits, mais ce n'était pas eux que convoitait mon coeur misérable. J'en avais de meilleurs en grand nombre ; je ne les ai donc cueillis que pour voler. Car aussitôt cueillis, je les jetai loin de moi, me nourrissant de ma seule iniquité, dont la saveur m'était délicieuse. S'il entra un peu de ces fruits dans ma bouche, c'est ma faute qui fit leur saveur.
Et maintenant, Seigneur mon Dieu, je cherche ce qui a pu ma charmer dans ce larcin. Il était sans beauté. Je ne parle pas de cette beauté qui réside dans la justice et la prudence ; ni de celle qui est dans l'esprit de l'homme, la mémoire, les sens, la vie végétative ; ni de celle qui brille au front des astres et pare leurs révolutions, ni de la beauté de la terre et de la mer, foisonnantes d'êtres vivants qui forment une suite continuelle de générations ; ni même de cette apparence de beauté dont s'ombragent les mensonges du vice [...].
C'est ainsi que l'âme se fait adultère, quand elle se détourne de vous et cherche hors de vous ce qu'elle ne trouve, pur et sans mélange, qu'en revenant à vous. Ils vous imitent tout de travers tous ceux qui s'éloignent de vous et s'élèvent contre vous. Mais même en vous imitant ainsi, ils font voir que vous êtes le Créateur de l'univers, et que, pour cette raison, il est impossible de se séparer tout à fait de vous.
Qu'ai-je donc aimé dans ce larcin, et en moi ai-je imité mon Seigneur, même d'une manière criminelle et fausse ? Me suis-je plu à transgresser votre loi par la ruse, ne pouvant le faire par la force ? Esclave, ai-je affecté une liberté mutilée en faisant impunément, par une ténébreuse contrefaçon de votre toute-puissance, ce qui m'était défendu ? Voilà « cet esclave qui fuit son maître et qui recherche l'ombre ». O corruption ! ô vie monstrueuse ! ô abîme de mort ! Ai-je pu prendre plaisir à ce qui n'était pas licite pour la seule raison que ce n'était pas licite ?"
Augustin, Les Confessions, Livre II, chapitre 6, trad. J. Trabucco, Garnier-Flammarion, 1978, p. 44-46.
"Dans la discussion sur ces questions, en particulier la controverse morale sur les crimes nazis, on oublie presque toujours que ce qui pose le vrai problème moral, ce n'est pas le comportement des nazis, mais la conduite de ceux qui se sont seulement « coordonnés » sans agir par conviction. Il n'est guère difficile de voir et même de comprendre comment quelqu'un peut décider de « devenir un monstre » et, étant donné les circonstances, de tenter d'inverser le décalogue, en commençant par le commandement : « Tu tueras », pour finir par le concept : « Tu mentiras ». Toute communauté recèle un grand nombre de criminels, comme on ne le sait que trop bien, et tandis que la plupart n'ont qu'une imagination plutôt limitée, on peut concéder que certains sont tout aussi doués que Hitler et ses acolytes. Ce que ces gens ont fait était horrible et la manière dont ils ont organisé l'Allemagne d'abord et l'Europe sous occupation nazie ensuite est d'un grand intérêt pour les sciences politiques et l'étude des formes de gouvernement; mais cela ne pose pas de problèmes moraux. La morale s'est effondrée pour devenir un simple ensemble de moeurs - d'us et coutumes, de conventions modifiables à volonté - non pas avec les criminels, mais avec les gens ordinaires qui, tant que les normes morales étaient admises socialement, n'ont jamais rêvé de douter de ce qu'on leur avait appris à croire. Et cette affaire, c'est-à-dire le problème qu'elle pose, n'est pas résolue si on admet, comme on le doit, que la doctrine nazie n'est pas restée celle du peuple allemand, que la morale criminelle de Hitler a de nouveau changé au moment où « l'histoire » a sonné sa défaite. On doit donc dire que nous avons assisté à l'effondrement total d'un ordre « moral » non pas une fois mais deux, et que ce soudain retour à la « normale », contrairement à ce qu'on suppose souvent avec complaisance, ne peut que renforcer nos doutes."
Hannah Arendt, Questions de philosophie morale, 1965-1966, in Responsabilité et jugement, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Payot, p. 98-99.
"Qu'est-ce à dire : un SCÉLÉRAT ? Comment cette notion doit-elle se comprendre ? En existe-t-il en ce bas monde ?
Il nous serait plus naturel de dire qu'il ne peut pas y en avoir, qu'il n'y en a pas. Certes, nous admettons que l'on dépeigne des scélérats dans les contes : à l'intention des enfants, pour la simplicité du tableau. Mais quand la grande littérature mondiale des siècles passés nous fabrique, les unes après les autres, des images de scélérats d'une épaisse noirceur - que ce soit Shakespeare, Schiller ou Dickens - cela nous paraît quelque peu ressortir au théâtre de foire, nous semble bien maladroit pour la sensibilité contemporaine. Et voyez surtout comment sont dépeints ces scélérats. Ils ont tout à fait conscience de leur scélératesse et de la noirceur de leur âme. C'est ainsi qu'ils raisonnent. Je ne peux vivre sans commettre le mal. Un, deux, trois, je m'en vais exciter mon père contre mon frère ! Un, deux, trois, je m'en vais me délecter des souffrances de ma victime! Iago dit tout de go que ses buts et motifs sont noirs, engendrés par la haine.
Non, il n'en est pas ainsi ! Pour faire le mal, l'homme doit auparavant le reconnaître comme un bien, ou comme un acte reconnu logique et compris comme tel. Telle est, par bonheur, la nature de l'homme qu'il lui faut chercher à JUSTIFIER ses actes.
Les justifications de Macbeth étaient faibles et le remords se mit à le ronger. Et puis le nom de Iago ne signifie-t-il pas « l'agneau » ? L'imagination et la force intérieure des scélérats de Shakespeare s'arrêtaient à une dizaine de cadavres. Parce qu'ils n'avaient pas d'idéologie.
L'idéologie ! C'est elle qui apporte la justification recherchée à la scélératesse, la longue fermeté nécessaire aux scélérats. C'est la théorie sociale qui aide le scélérat à blanchir ses actes à ses propres yeux et à ceux d'autrui, pour s'entendre adresser non pas des reproches ni des malédictions, mais des louanges et des témoignages de respect. C'est ainsi que les inquisiteurs s'appuyèrent sur le christianisme, les conquérants sur l'exaltation de la patrie, les colonisateurs sur la civilisation, les nazis sur la race, les Jacobins (d'hier et d'aujourd'hui) sur l'égalité, la fraternité et le bonheur des générations futures.
C'est l'IDÉOLOGIE qui a valu au XXe siècle d'expérimenter la scélératesse à l'échelle des millions. Une scélératesse impossible à réfuter, à contourner, à passer sous silence. Comment, dans ces conditions, aurions-nous l'audace de répéter avec insistance qu'il n'existe pas de scélérats ? Qui donc a alors supprimé ces millions d'hommes ? Sans scélérats, il n'y aurait pas eu d'Archipel."
Alexandre Soljénitsyne, L'archipel du Goulag, 1973, Chapitre 4, tr. fr. Jacqueline Lafond, José Johannet, René Marichal, Serge Oswald et Nikita Struve, Seuil, 1974, Tome 1, p. 131-132.
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